Notre génération est en train de perdre le pari qu’Albert Camus avait proposé à la sienne : empêcher que le monde se défasse… Nous avons collectivement vécu ces trente dernières années comme Les Somnambules que décrit Christopher Clark en amont de la Grande Guerre : avec désinvolture et irresponsabilité. Autant il paraît vain de s’acharner à réécrire l’histoire, voire à la manipuler, autant il n’est pas inutile d’insister sur ce qui, politiquement et stratégiquement, peut déclencher la bascule du désordre, puis du chaos, enfin du déclin. Il s’agit pour l’essentiel de l’interférence croissante et, à notre époque, décisive, qui se crée entre les mouvements du monde – les influences externes – et la cohésion des sociétés – la stabilité interne. Ces deux paramètres, que différencie le niveau de mobilité, demeurent compatibles et mutuellement positifs tant que la porosité des sociétés parvient à filtrer et contenir les mouvements du monde. En général, il est fructueux que les fluctuations du monde influent sur le cours des sociétés, mais seulement dans les limites que les équilibres internes de celles-ci peuvent supporter, d’où vient leur tentation du protectionnisme. Lorsque les sociétés sont immobiles, conservatrices ou convaincues d’avoir trouvé leur modèle de référence, elles résistent plutôt bien dans les premiers temps aux bourrasques venues du large, parce qu’elles donnent l’apparence de la solidité. Mais si elles ne parviennent pas à échafauder des parades ou à atténuer leurs vulnérabilités, elles finissent par s’épuiser et par succomber aux assauts du vent. C’est ainsi que disparurent des civilisations endogènes et des empires disparates. C’est ainsi que la diversité offensive du monde ronge l’uniformité des nations, inlassablement, comme la force de l’océan érode les falaises côtières. C’est ainsi que, secoué par les déséquilibres, le monde se défait autant par la dispersion de la communauté des nations que par l’éclatement intime des sociétés démocratiques rongées par leurs propres divisions.
Abonnés