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Empires vs Etats-Nations

Ainsi les électeurs américains ont-ils choisi de confier toutes les clefs du pouvoir non pas à un chef d’Etat tel qu’on le conçoit dans la plupart des Etats-Nations mais à un personnage qui se prend et ressemble à une sorte d’« imperator ». Dans la qualification de « République impériale » dont on pouvait affubler leur pays, ils ont fait pencher la balance et sorti les Etats-Unis de leur dualité en se rangeant sans ambiguïté du côté impérial ; certes, un empire aussi maritime que continental, aussi disparate sur le plan ethnique qu’idéologique, mais un empire financier, technologique, militaire sans rival sérieux. Ce faisant et sans probablement en avoir conscience, ils ont accéléré la redistribution des cartes mondiales : là où, jusqu’à présent, l’Amérique était alliée des Etats-Nations et rivale des Empires, elle risque d’inverser les rôles en devenant partenaire des deux grands Empires et rivale des Etats-Nations concentrés pour l’essentiel en Europe. En effet, dans la lutte séculaire entre Empires et Etats-Nations, la conception du pouvoir et la vision de l’Amérique de Donald Trump le conduiront sans doute à se comporter au moins comme un monarque parmi ses collègues autocrates Poutine et Xi dans le marigot que fréquentent ces grands sauriens. Le nombre et le poids des Etats-Nations mus plus par « le droit » que par « l’intérêt » vont se réduire fortement car Trump va faire des émules et encourager les apprentis dictateurs et populistes du monde entier. L’Europe, déjà malade d’une anémie démocratique, risque de se trouver bien seule pour préserver la survie de l’Etat-Nation.

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L’histoire des systèmes politiques a été longtemps dominée par deux régimes extrêmes, l’Empire et la Cité, celle-ci s’étendant parfois à celui-là, à l’exemple de Rome. Si la Cité se caractérisait par son homogénéité procurée par une géographie physique et humaine réduite, et aussi par la cohésion entre ses habitants nécessitée par leur sécurité et leur économie, l’Empire avait une définition inverse : sans limites géographiques naturelles, amalgamant des peuples hétérogènes, associant des coutumes voire des religions diverses, il était à géométrie variable et fluctuait, voire disparaissait, selon les aléas de l’histoire. Pour ces raisons, mais en apparence seulement, il justifiait l’adage édicté par l’historien Jean-Baptiste Duroselle : Tout empire périra

La Cité et l’Empire ont accaparé la scène mondiale jusqu’à la naissance d’un nouveau régime, celui de l’Etat-Nation souverain, dont la France fut à la fois un symbole et le précurseur. Même s’il emprunte aux deux modèles, il se rapproche plus d’une Cité agrandie ou multipliée, notamment par ses frontières comparables à des enceintes fortifiées, que d’un Empire en réduction. Le principe en a été acté lors des Traités de Westphalie en 1648 où, pour solder la guerre de Trente ans et mettre un terme à l’incohérence du Saint-Empire romain germanique, les Etats parties prenantes ont consenti de formaliser leurs « avantages mutuels », esquissant les premiers traits d’un « droit international ».

Un ordre européen s’est ainsi ébauché qui a trouvé sa consécration au Congrès de Vienne en 1815. Les nations européennes se sont alors constituées tout au long du XIXe siècle, exportant leur modèle, notamment en Amérique. Néanmoins les Empires, qu’ils fussent continentaux, à l’instar de la Chine, de la Russie, de la Perse, de l’empire Ottoman, de l’Autriche-Hongrie et de la Prusse, ou maritimes à l’exemple de l’empire Britannique puis de la France, représentaient encore l’armature du système politique mondial.

Le démantèlement des empires

Le XXe siècle consacra l’effondrement et le démantèlement des empires en trois étapes majeures, associées d’abord aux deux conflits mondiaux, ensuite à la vague de décolonisation. Outre les cas des empires chinois et russe qui, empêtrés dans leur gigantisme, s’effondrèrent d’eux-mêmes à l’orée du siècle, les autres empires furent démantelés à l’occasion des Traités de Versailles (Reich), Sèvres (empire Ottoman) et Trianon (empire Austro-hongrois). Après la deuxième guerre mondiale, les empires prédateurs allemand et japonais furent à nouveau démantelés et occupés. Mais, paradoxalement, cette victoire était acquise plus par les forces conjuguées de deux empires maritimes – Etats-Unis et Grande-Bretagne, alliés à deux autres empires déguisés qu’étaient la Chine nationaliste et la Russie soviétique, que par la conjugaison de nations dites « libres ». La France, nation phare des démocraties et vainqueur de 1918, avait été balayée entretemps dans la tourmente. Et ce n’est que par la volonté des Etats-Unis, à la fois puissance impériale et démocratie exemplaire, que la cinquantaine d’Etats qui constituaient le monde de 1945, se rassemblèrent en Nations unies sous l’égide d’une charte commune garantissant à la fois leur souveraineté, leur solidarité et leur sécurité ; les cinq vainqueurs de la guerre, par ailleurs tous « Etats impériaux », en assuraient le « Conseil permanent » sur ce dernier point décisif.

La troisième vague de déstructuration du monde ancien eut lieu à l’occasion du démantèlement des empires coloniaux et l’accession à l’indépendance de dizaines de colonies, pour la plupart anglaises, françaises et portugaises. Ainsi, dès les années 1960, une foule d’Etats se pressèrent aux Nations unies pour en tripler les effectifs, jusqu’à atteindre les 194 membres que cette organisation compte aujourd’hui. La totalité d’entre eux se présentèrent alors comme des Etats-Nations aux frontières reconnues et garanties, dotés des arguments et des emblèmes de la souveraineté.

Mais la jeunesse inexpérimentée de ces nouvelles nations en même temps qu’une grande fragilité économique devaient les rendre vulnérables aux influences des « grandes puissances », notamment des deux champions du « monde libre » et du camp soviétique. Un grand nombre de ces Etats devinrent des enjeux de la guerre froide et furent instrumentalisés par leurs mentors pour en devenir tributaires. On sait ce qu’il en fut du Tiers monde, relooké de nos jours dans un improbable Sud global.

Avec la fin de la guerre froide, qui correspondait à l’effondrement de l’empire soviétique, nonobstant une République Populaire de Chine qui cachait mal ses accointances avec l’ancien empire jaune, et comme le célébra Francis Fukuyama avec son ouvrage sur La Fin de l’histoire, il sembla bien à nos contemporains que le modèle d’Etat-Nation avait fini par avoir raison du système impérial dominant et que sa version libérale et démocratique l’emportait sur tout autre régime.

Les effets de la mondialisation

Un tel éclatement du monde en deux centaines d’Etats ne pouvait qu’entraîner en retour un mouvement centripète de mondialisation économique, financière et culturelle. Livré à ses seules forces, y compris dans l’Union européenne, chaque Etat se trouvait dans l’incapacité de maîtriser les ressorts de la modernité ; il devait faire appel aux capitaux, aux technologies, aux productions de ses voisins et partenaires, renforçant ainsi les circuits financiers et commerciaux qui irriguent le monde et dont l’essentiel est d’obédience américaine. Cette mondialisation américaine rebattit la plupart des cartes, donnant à la taille des acteurs un avantage décisif en termes de coût et de production. C’est ainsi que la Chine devint l’atelier du monde et la Russie le puits de pétrole et de gaz de l’Europe. Ce colossal transfert de richesses du monde dit occidental vers les deux grands empires continentaux leur rendit en deux décennies par le biais économique les ambitions politiques qu’ils avaient affirmées, sous couvert d’idéologie, au long du XXe siècle.

La mondialisation, lancée sous égide américaine après 1990, se trouva ainsi donner des arguments majeurs à deux vieux empires vieillissants et empêtrés dans des idéologies archaïques, en même temps qu’elle déshabillait une poignée d’Etats-Nations dominants de leur suprématie, ceux-là mêmes qui s’étaient endormis sur l’assurance de la supériorité de leur modèle politique comme de la pérennité de l’ordre international. Elle déstabilisait plus précisément son pays d’origine, les Etats-Unis, habitué à sa suprématie et démuni face à l’agressivité commerciale des Chinois et à la contestation stratégique des Russes, sans compter leurs émules iranien et nord-coréen. Malgré les demi-mesures prises par deux présidents démocrates, Obama et Biden, toutes insuffisantes au moins sur le plan mondial, c’est l’Amérique de Trump qui l’emporte désormais pour faire valoir son slogan impérial « Make America Great Again » et redorer l’aigle américain, quitte à mettre entre parenthèses et l’Etat de droit et les alliances traditionnelles.

Le déclin des Etats-Nations

Si la mondialisation eut les effets de redistribution évoqués ci-dessus, elle démontra aussi la vulnérabilité du système mondial, établi en 1945 par la super-puissance américaine dont on sait qu’elle est duale, aussi bien Empire qu’Etat-Nation. A ce titre, garante du droit international et démocratie revendiquée, l’Amérique s’est voulue la championne du « monde libre ». Mais en tant qu’Empire financier, commercial et technologique (ie les GAFAM), elle a imposé son système au monde et en particulier à ses grands concurrents impériaux. Le conflit est alors devenu inéluctable, d’une part entre modèles politiques inconciliables, d’autre part entre empires rivaux. Sur ce dernier point, l’avance que possède l’Amérique sur ses poursuivants est suffisamment considérable pour que sa suprématie ne puisse être remise en question avant longtemps. En revanche, l’opposition entre les systèmes impériaux et les Etats-Nations parait à ce point radicale que la lutte pour la survie de ces derniers, désormais engagée, doive occuper le haut de l’actualité pendant les prochaines années.

En effet, si les Empires ont bénéficié de la mondialisation pour accéder à nouveau aux premiers rangs, ils sont conscients que celle-ci a véhiculé, sur le plan idéologique, les germes contagieux d’une liberté politique qui les oblige à réagir. Le principe démocratique, en les menaçant d’implosion, paraît bien être l’agent destructeur le plus redoutable pour ces autocraties ; les révolutions de couleur qui ont éclaté de 2000 à 2012 aux marges des empires eurasiatiques en furent la démonstration. Forts de leur résurgence économique et assoiffés de surface, les Etats impériaux ont voulu retrouver leur splendeur d’antan, et, pour ce faire, consolider, voire étendre dans les cas chinois et iranien, leur emprise régionale, en tout cas interdire par tous les moyens l’émancipation de certains de leurs espaces stratégiques. Ils l’ont fait à la seule manière que pratiquent les empires, par la force comme la Russie en Ukraine, en Géorgie et en Tchétchénie, comme la Chine au Tibet, au Xinjiang et à Hong Kong, comme l’Iran en Irak, en Syrie, au Liban et en Israël, comme la Turquie à Chypre et au Kurdistan.

Mais la force a, de nos jours, d’autres cordes à son arc, celles de La Guerre hors limites ou de la « doctrine Guerassimov », qui sont celles de la « guerre globale », affranchies de toute règle morale ou juridique. Ainsi de l’emploi de la force armée, élargie aux terroristes, mercenaires et autres repris de justice. Ainsi de l’usage novateur des moyens politiques et informationnels que les plus récentes technologies mettent à la disposition des protagonistes. Ainsi du recours au protectionnisme et à la guerre commerciale qui pourraient ruiner l’économie-monde.

Outre ces menaces extérieures, les Etats-Nations se sont d’eux-mêmes mis dans une situation désavantageuse. Parmi eux, les anciens empires coloniaux sont en butte au ressentiment de leurs anciennes colonies et au wokisme de leurs repentis. Parmi eux également, les démocraties très affaiblies par leurs discordes et leurs problématiques internes comme par leurs réticences à l’emploi de la force, par ailleurs réduite à la portion congrue. Rien de plus aisé alors pour des « services » sans scrupules que de déstabiliser ces Etats-Nations en jouant toutes les gammes d’un cheval de Troie moderne.

L’impasse impériale

En cette décennie 2020, il est manifeste que les Empires ont pris la main sur le monde contemporain. Sans complexes, ils agissent dans tout le spectre de la conflictualité, avec cynisme et brutalité. Et ils marquent des points sur tous les fronts, en agissant sur la « peur nucléaire », en anéantissant toute opposition politique intérieure, en divisant leurs adversaires, en inondant les réseaux de fake news, etc. Mais s’ils font ainsi flèche de tout bois, c’est aussi sans doute qu’ils sont à bout d’arguments recevables. Leur soft power est d’une telle indigence qu’il n’agit pas comme attrait mais comme repoussoir pour les peuples concernés ; leur régime politique dictatorial sinon totalitaire ne laisse aucun espace de liberté à leurs assujettis ; leur système économique n’est pas organisé pour le bien-être du peuple mais pour la richesse de quelques oligarques et la puissance du Parti-Etat. Rien de tout cela ne permet d’avoir le concours des populations et d’espérer construire dans la durée. Il paraît donc probable qu’à terme assez proche, ces systèmes impériaux, ultimes bégaiements de l’histoire, soient condamnés à l’échec et à la disparition. Après tout, il n’y a pas de fatalité : l’empire Ottoman a été transformé en République turque par Atatürk ; la République de Weimar a succédé au IIe Reich ; l’empire chinois millénaire a trouvé un relai immédiat avec la République de Sun Yat Sen ; l’empire tsariste puis soviétique s’est essayé lui aussi à la démocratie. Et les Etats-Unis prennent un risque considérable en se mettant dans le camp des empires ; s’ils gagnent leur pari, leurs institutions les ramèneront rapidement dans le camp des Etats-Nations ; s’ils échouent à faire plier leurs rivaux, ils entreront dans la voie du déclin et des affrontements internes, risquant d’entraîner dans leur repli ceux des Etats-Nations qui auront perpétué leur alliance.

La condition du retour des Empires au respect des Etats-Nations, donc du droit international, appartient pourtant à ces derniers. Malgré leur fragilité, à eux d’être exemplaires et d’aider ceux-là à dépasser le stade impérial en faisant la démonstration de leur « vertu », de la supériorité du droit sur la force, de la non-ingérence dans les affaires intérieures, de la priorité d’agir pour leur peuple, avec leurs partenaires et non contre leurs rivaux. A eux, face à une situation devenue périlleuse pour leur survie en tant qu’Etats-Nations, de faire preuve de résilience et, partout où cela est possible et nécessaire, de résistance. La formule « gagnant-gagnant » est un slogan de propagande et une illusion ; tel qu’on peut l’observer en cette fin d’année 2024, et s’il poursuit dans l’engrenage actuel, notre monde ne connaîtra que des perdants1.

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Le système impérial, même s’il parvient à amalgamer une quarantaine d’Etats (sur près de 200) dans des organisations concurrentes de celles qui régissent l’ordre international, n’est guère représentatif d’un monde qui se veut alternatif. Qu’a-t-il en effet à proposer qui soit plus juste, plus efficace, plus unitaire que ce qui existe aujourd’hui ? Dans l’incertitude et le désordre qui prévalent aujourd’hui et au moment où les Empires imposent leur projet d’un monde qu’ils veulent se partager, les Etats-Nations n’ont d’autre choix, pour survivre en tant que tels, que de se regrouper et se mettre en ordre de marche. L’Union européenne reste, à ce stade, le seul laboratoire qui tente de présenter un front commun fondé sur des principes juridiques et des valeurs humanistes. Mais sans pouvoir politique cohérent, l’Europe stratégique est une chimère, sa « puissance » inexistante et illusoire. Or, les pays qui la composent, notamment la France et l’Allemagne, sont non seulement en désaccord flagrant sur l’avenir de l’Union mais en outre embourbés dans des impasses politiques internes. Dans ces conditions, une révision profonde des Traités européens serait nécessaire pour refonder la légitimité du système d’Etat-Nation démocratique et libéral et pour se donner les moyens de cohabiter de façon pacifique sinon harmonieuse avec les tenants du système impérial. En réalité, ce qui se joue aujourd’hui, c’est moins l’avenir des Empires que la survie des Etats-Nations.

Eric de La Maisonneuve

1 Sur ce sujet, parmi une littérature abondante, on pourra se référer à l’inventaire que livre Nicolas Baverez dans Démocraties contre Empires autoritaires, Editions de l’Observatoire, 2023.