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Erreurs ou échecs stratégiques ? (suite et fin)

Les mêmes, qui n’avaient pas de mots assez durs pour fustiger les erreurs des soi-disant stratèges de l’OTAN au Kosovo, ne marchandent pas leur satisfaction avec la « victoire » de cette organisation onze semaines plus tard. Erreurs stratégiques ou excès médiatiques ? Les unes comme les autres ne contribuent pas à clarifier la situation déjà embrouillée des Balkans.

Sur ces fameuses erreurs stratégiques, il conviendrait d’être à la fois plus objectif et plus logique. D’abord on a sans doute pris – par méconnaissance de l’organisation – l’OTAN pour ce qu ‘elle n’était pas ; vaste machinerie bureaucratique, elle est tout sauf un état-major opérationnel. C’est plutôt un forum diplomatico-militaire dans lequel la cuisine multilatérale prend le pas sur les principes stratégiques ; on n’a jamais compris à cet égard la fascination que pouvait exercer une telle pétaudière sur bien des officiers français. Rétrospectivement, on a froid dans le dos lorsqu’on considère les responsabilités de cette organisation face au bloc soviétique ; on mesure alors d’autant mieux la réalité et l’efficacité de la dissuasion nucléaire.

Les critiques ont porté ensuite de façon quasi unanime sur l’absence de planification et le refus d’envisager une attaque du Kosovo par voie terrestre. En fin de compte la sagesse a prévalu ; outre ce qu’on vient d’évoquer concernant le caractère in-opérationnel de l’OTAN, deux autres raisons expliquent cette « retenue ». La première réside dans le caractère désormais aléatoire de toute opération de guerre du « fort au faible » ; le risque de contournement de la force par d’autres moyens ou par des modes dégradés de l’affrontement rend prudents les responsables militaires qui sont incapables de garantir au pouvoir politique ce qu’on appelait « la victoire » sur le terrain. Quel que soit le rapport des forces, un échec est toujours à craindre comme le montrent trop d’expériences récentes. La deuxième raison se situe dans la structure même (organisation, mission, moyens…) des armées des « grandes puissances » ; leur capacité comme leur légitimité à intervenir dans des conflits internes sont éminemment discutables.

Les critiques ont enfin porté sur le mode d’action qu’était le bombardement aérien par frappes sélectives ; en réalité, si l’action de force s’imposait (ce qui ne paraît pas évident) et si l’intervention terrestre était impraticable comme nous venons de le voir, il n’y avait guère d’autre choix que celui-là. Mais un mode d’action n’est pas une panacée et l’arme aérienne, malgré les progrès techniques, reste soumise à des contraintes d’emploi (météo, altitude, désignation d’objectifs, dégâts collatéraux…) qui en limitent l’efficacité, surtout si prévalent de fortes réticences quant aux risques pris par les pilotes. Ces frappes aériennes ne pouvaient avoir d’effets décisifs sur le système politico-militaire yougoslave qu’à deux conditions : disposer du temps et d’une large liberté d’action. La lassitude des opinions publiques après onze semaines de bombardement en direct, et leur sensibilité à des bavures même très limitées (0,04%) ont donné des prétextes suffisants aux Européens et aux Russes pour bloquer la machine de guerre et empêcher l’OTAN, c’est-à-dire les Américains, d’aller au bout de la logique de capitulation.

A tout prendre, on ne peut considérer qu’il y a eu erreur, mais plutôt « désaccord stratégique » tant la distance est grande entre des buts de guerre désormais virtuels et une logique qui reste celle d’un corps expéditionnaire. Si nous sommes condamnés à aller défendre les droits des autres hommes, alors il nous faut éviter de décalquer des modes d’action empruntés à une époque révolue.

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Un tel décalage est mortel en stratégie et il conduit à l’échec politique. Il semble bien que ce soit le cas dans le conflit yougoslave, dont les effets ne sauraient être limités au seul Kosovo. L’échec concerne d’abord les objectifs ; aucun des supposés buts de guerre n’a été atteint. Qu’il s’agisse de l’armée serbe qui n’a été ni vaincue ni décimée (les pertes annoncées par le Pentagone –122 chars, 210 blindés, 400pièces d’artillerie- paraissent exagérées). Qu’il s’agisse du système post-communiste yougoslave qui a pour l’instant résisté à la tourmente. Qu’il s’agisse enfin du Président Milosevic qui demeure au pouvoir… Devant tant d’impuissance, Clausewitz doit se retourner dans sa tombe !

Quant aux objectifs qui relèvent de la morale, ils ont été clairement bafoués ; non seulement l’épuration ethnique n’a pu être empêchée, mais elle a été accélérée et amplifiée par l’intervention de l’OTAN. On découvre aujourd’hui avec dégoût la dimension des crimes perpétrés au Kosovo ces derniers mois. Un million de réfugiés, des dizaines de milliers d’assassinats, de viols, de tortures, un pays ravagé et incendié, rien de tout cela ne peut donner aux alliés la bonne conscience du travail accompli. Si l’on voulait effectivement protéger le Kosovo de la folie meurtrière, l’échec est complet et dramatique.

Le troisième échec est celui de l’après-guerre. D’une part rien n’a manifestement été préparé pour séparer les communautés et interdire les vengeances, pour jeter les bases d’une administration et d’une police nouvelles, pour endiguer ou organiser le retour massif et précipité des réfugiés ; bref l’improvisation et la pagaille. D’autre part les pays environnants sont profondément déstabilisés et affaiblis, que ce soit l’Albanie, le Monténégro ou la Macédoine ; et les Alliés, Européens ou Américains, sont englués dans le marécage balkanique pour une période dont personne ne peut prévoir la durée.

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On devrait tenter de tirer quelques enseignements de cette aventure malencontreuse au lieu de se féliciter sans raisons d’une situation aussi difficile. Le premier concerne la puissance militaire ; quelle que soit leur avance technologique, il semble bien que les démocraties soient empêtrées dans leur puissance et que celle-ci soit pour longtemps incapable de contribuer aux nécessaires solutions d’apaisement dans les conflits internes des sociétés.

Le second enseignement a trait aux rapports toujours délicats entre la guerre et la morale ; on sait depuis longtemps qu’elles ne font pas bon ménage, l’une ayant par nécessité peu de scrupules à s’affranchir de l’autre. Il est alors paradoxal de vouloir faire prévaloir la morale par la guerre, surtout lorsque celle-ci est contrainte par le contexte à s’affranchir des règles éthiques : bombardements contre épuration ethnique, un prêté pour un rendu…

Enfin, dernier enseignement, on serait en droit de s’interroger sur le rôle et la mission de ces coûteuses armées européennes, employées à toutes sortes de besognes humanitaires et policières, et dont l’efficacité opérationnelle ne paraît plus être la qualité première. Si les démocraties ne sont pas capables de définir clairement les fonctions que doivent remplir leurs armées et leurs soldats dans les conflits contemporains, ce qu’on appelle la défense européenne restera un mythe. S’il s’agit de copier la lourde machinerie de l’OTAN, autant s’abstenir et rester à l’extérieur d’un système aussi archaïque ; s’il s’agit en revanche de constituer un instrument de sécurité collectif, ce n’est pas avec du vieux qu’on fera du neuf…