Le thème de la « défense de l’Europe » est rebattu dans de nombreux livres et articles surtout depuis deux ans que la guerre en Ukraine fait peser sur notre continent une menace lourde, globale, inquiétante. La sorte de folie qui s’est emparée de la Russie nous donne la preuve que, non seulement la guerre est inscrite dans le destin de l’humanité mais que, à ce moment de notre histoire, bien des Etats et non des moindres se sont désinhibés et affranchis des codes auxquels ils avaient consenti, de plus ou moins bon gré, dans l’ordre du droit international : l’intangibilité des frontières, la souveraineté territoriale, le bon voisinage, le droit de libre circulation sont ouvertement contestés et bafoués en de multiples endroits. C’est un contexte résolument nouveau pour une Europe d’abord coupée en deux et prise dans l’étau de la guerre froide sous la férule américaine puis, depuis trente ans, réunifiée géographiquement mais toujours morcelée politiquement, en proie aux effets aussi bien heureux que maléfiques de la mondialisation. Epicentre économique mondial et croisement des grands courants commerciaux, l’Europe dans sa version la plus récente d’une Union européenne à 27 Etats membres se trouve en première ligne pour affronter les tempêtes qui agitent le monde chaotique du XXIe siècle. Mais son absence d’unité politique, d’ordre interne d’abord avec les désaccords persistants des grands pays européens, alimentée ensuite en permanence par l’entrisme américain, cette discorde interdit de fait depuis ses origines toute vision commune et la stratégie qui en découlerait. Ainsi, l’Europe dans son ensemble, soit une trentaine de pays, n’a-t-elle pas encore réussi à adopter une posture de « sûreté » et à la traduire par une réelle politique globale qui assurerait aussi bien sa défense que, de façon plus large, sa sécurité. La discorde plutôt que la désunion empêche la mise sur pied d’un système européen de sécurité ; elle concourt à consolider la suppléance de l’OTAN en la matière et, à travers elle, la mainmise de fait des Etats-Unis sur la souveraineté des Européens. Pourtant, depuis plus de soixante-dix ans, les tentatives n’ont pas manqué pour organiser un tel système ; mais, ne parvenant jamais à réduire les orientations politiques divergentes des deux nations essentielles – la France et l’Allemagne -, elles échouèrent toutes à faire progresser un projet viable de sécurité collective.
Qu’est-ce que l’Europe ?
Avant de résumer ce que fut ce long serpent de mer de la défense européenne, il convient évidemment de s’interroger sur l’Europe. Cette agglomération d’une trentaine d’Etats allant du cap Nord à la Méditerranée et des îles britanniques aux confins de la steppe russe, qui n’a été qu’en partie unifiée sous l’empire romain, mérite-t-elle d’autres attributs que ceux d’une entité géographique, celle de l’extrémité occidentale du vaste continent eurasiatique ? Pendant le premier demi-siècle des années 1900, cette Europe s’est ruinée dans deux guerres civiles mondialisées ; elles ont conduit, pour la deuxième partie du XXe siècle, à son partage en deux zones d’influence sous la férule des Etats-Unis à l’ouest et sous le joug soviétique sur les « démocraties populaires » à l’est. Une unification européenne sans précédent historique s’est progressivement constituée depuis la fin de la guerre froide, mais les rivalités historiques entre les principales nations et les cicatrices du rideau de fer ne sont pas totalement effacées pour autant. Par ailleurs, la Russie héritière de l’Union soviétique et l’Amérique leader occidental demeurent partie prenante de l’agenda européen et pèsent de toute leur puissance sur une Union qui s’est fondée sur des critères essentiellement économiques et juridiques. L’Europe n’existe donc pas encore au strict sens politique car les traités qui l’organisent ne le permettent pas et qu’outre certains Etats méfiants, une partie non négligeable de l’opinion européenne demeure nationaliste et donc souverainiste.
Si l’Europe politique n’a pas de réalité aujourd’hui et ce, probablement, pour un certain temps que confirmeront sans doute les élections de juin 2024, en revanche il existe bien, depuis plus de deux mille ans, une civilisation européenne que l’on confond souvent avec ce que serait « l’Occident »1. Cette civilisation, héritée pour ses bases de la démocratie athénienne et de la république romaine, a su conjuguer ces apports philosophiques, politiques et artistiques avec ceux de la religion chrétienne, de la révolution scientifique et de l’esprit des Lumières pour imprégner en profondeur les peuples européens. S’il y a bien une civilisation occidentale, c’est celle de Rome et de l’Europe moderne par rapport à celle de Constantinople et des multiples Orient ; dans ces conditions, la situation américaine est celle d’un Extrême-Occident aussi bien sur le plan géographique que sur celui des idées. L’amalgame dont se prévalent de nos jours les anti-occidentaux relève plus d’une opposition formelle à un impérialisme dont ils ne sauraient être eux-mêmes exonérés. L’Union européenne, constituée de 27 Etats démocratiques et libéraux, se distingue ainsi des empires continentaux et maritimes dont la mainmise sur les relations internationales se fait de plus en plus pesante. Cette Europe inaboutie, longtemps encore laboratoire de politiques publiques humanistes, paraît bien isolée dans ce marigot mondial où s’activent de nombreux crocodiles.
Une sécurité problématique
Les multiples avatars de la sécurité européenne depuis 1945 reflètent d’abord le poids américain dans le camp dit occidental face à l’Union soviétique, ensuite la mésentente persistante entre l’ancien empire germanique déshonoré et la république française épuisée par ses dissensions internes. A peine ébauché en 1948 à Bruxelles pour assurer sa défense et sa sécurité, le Traité de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) fut supplanté et élargi l’année suivante par le Traité de Washington qui créait l’OTAN. Sa relance en 1954 avec le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) fut torpillé par la majorité souverainiste française. Puis la France, forte de son indépendance nucléaire et donc de son autonomie stratégique, se permit le luxe de sortir de l’organisation militaire atlantique de 1966 à 2009. Elle y revint contre toute attente, semble-t-il pour favoriser de l’intérieur la progression de la PESD – Politique Européenne de Sécurité et de Défense – amorcée à Maastricht en 1992 sous forme de PESC et renforcée en 1999 à Cologne sous couvert d’humanitaire et de protection de la paix (mission de Petersberg) pour laquelle une force d’intervention de 60 000 hommes était prévue. Depuis le Traité de Lisbonne qui vit naître l’actuelle PSDC – Politique de Sécurité et de Défense Commune –, et malgré l’accord franco-britannique de Lancaster House en 2010 qui en sape les fondements, la défense européenne progressait à petits pas, techniques pour l’essentiel, masquant en fait derrière des discours lénifiants, d’abord l’absence de perception politique des besoins réels de sécurité, ensuite la faiblesse des budgets consacrés à la défense. Depuis l’adoption à Bruxelles en 2003 d’une « stratégie européenne de sécurité » et la création l’année suivante d’une Agence européenne de Défense, puis la litanie des Conseils européens visant à renforcer et à améliorer cet embryon de système protecteur via un « plan d’action européen pour la Défense », une « capacité militaire de planification et conduite (MPCC) », une « coopération structurée permanente », une « boussole stratégique » en 2022, etc., il fallut attendre l’électrochoc de février 2022 en Ukraine pour obliger les Européens à sortir de leur torpeur.
Depuis cette date, l’inquiétude ne cesse de monter dans l’Union, non seulement en raison de la menace forte et constante que fait peser Vladimir Poutine sur ses marches occidentales de la Baltique à la mer Noire, mais aussi à cause des échéances électorales américaines de novembre 2024 dont l’issue pourrait mettre en péril le Traité d’alliance qui garantit la sécurité de l’Europe. Ainsi prise en étau, l’Europe fait flèche du bois dont elle dispose, à savoir pas grand-chose à court terme, celui de nouvelles atteintes à la souveraineté et à l’intégrité de l’Ukraine. En effet, en ce mois de mai 2024, malgré des pertes considérables et un savoir-faire opératif incertain, les forces russes continuent d’entamer la résistance ukrainienne et font peser un risque avéré de déstabilisation sur l’immense front de 1200 kms qui court de la frontière biélorusse aux rives de la mer Noire. Avec des poches stratégiques aussi profondes, tant sur les plans démographique, énergétique qu’industriel, le temps joue en faveur d’une Russie qui a repris toutes les caractéristiques d’un pays impérialiste, totalitaire et révisionniste. Il paraît donc évident pour les Européens les plus lucides, ou les plus concernés comme les pays Baltes, la Pologne, la Moldavie, qu’il faut désormais signifier aussi clairement que fortement au Président Poutine où se situent les limites de son pouvoir de nuisance. L’Europe doit se mettre en ordre de bataille.
Une architecture de Défense
Que l’OTAN perdure dans sa configuration actuelle ou qu’elle soit amputée de tout ou partie de ses moyens américains, l’essentiel, au-delà des déclarations péremptoires des uns et des autres, favorables ou pas à un transfert de capacités, consiste à articuler, aussi bien dans l’espace que dans le temps, les phases d’une défense active de l’Europe.
Le point fondamental s’appuie sur la « dissuasion », qu’elle soit conventionnelle ou nucléaire, qu’elle relève de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, de l’article 51 de la charte des Nations unies ou de l’article 42-7 du traité européen. Au cas, envisageable, où l’engagement américain fasse défaut, l’Europe doit pouvoir compter sur celui de la France et du Royaume-Uni ; si la dissuasion stricte couvre leurs territoires, elle s’étend nécessairement à leurs approches terrestres et maritimes. A eux de faire valoir, plus ou moins discrètement, leur appréciation de la situation le moment venu. Toute stratégie comporte une part d’incertitude (et non pas d’ambiguïté) dont il faut savoir faire un usage raisonnable et raisonné.
Cette dissuasion s’exercera d’autant mieux qu’auront été mis en place d’indispensables pares-feux. Le premier, pour répondre à la stratégie de saturation qu’on observe aujourd’hui en Ukraine, consisterait à créer un « dôme de fer » anti-aérien européen, multicouches et coordonné, qui permettrait de hausser significativement le seuil nucléaire et de maintenir une certaine proportionnalité des ripostes. C’est sur ce point capital que devrait porter l’effort de nos industries d’armement plutôt qu’une lutte d’influence entre les acteurs principaux.
Et elle s’exercera d’autant mieux qu’elle sera crédible sur le terrain. On ne projette pas des forces sur un théâtre d’opérations sans avoir organisé au préalable le réseau logistique qui les alimenteront et les soutiendront. Qu’il soit otanien, européen voire même local, ce réseau constitué de voies de communication, de dépôts logistiques et de bases avancées est indispensable pour que les forces, dans le cadre d’une planification de leur intervention, puissent se porter dans les délais convenables sur leurs objectifs prévus. Il faut savoir qu’une force de 20 000 hommes, avec ses milliers de véhicules, aura besoin d’un soutien à longue distance (entre 1 000 et 1 500 kilomètres) en effectifs, munitions, pièces de rechange, carburant, vivres et santé – qu’on peut évaluer à 3 ou 4 000 tonnes/jour – dont une grande partie devrait être disponible sur ce réseau mais dont une autre dépendra des flux logistiques alimentés à partir du territoire national.
Avant d’envisager de projeter des forces armées dans un conflit majeur, il conviendra donc de s’assurer qu’on ne les envoie pas à la légère dans une sorte d’aventure militaire, en articulant ces trois points fondamentaux que sont la mise en œuvre effective de la dissuasion, la permanence d’un système de défense anti-aérienne global et l’existence d’un réseau logistique permettant l’acheminement et l’alimentation de ces forces. Si l’Alliance atlantique et l’Union européenne semblent bien être les pièces maîtresses d’une telle architecture, il n’empêche que, dans la pratique, c’est sur des accords bi et multilatéraux qu’on pourra parvenir rapidement à son échafaudage. Si l’on est conscient d’une menace réelle sur la partie orientale du continent européen, il devient urgent de s’intéresser à la défense de l’Europe, que les pays concernés soient membres ou non de l’Union comme de l’Alliance. Ce n’est plus un sujet politique, cela devient une affaire éminemment stratégique.
Eric de La Maisonneuve
1 Sur ce sujet et la montée des nouveaux empires, voir Jean-François Colosimo, Occident, Ennemi mondial N°1, Albin Michel, 2024.