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La fin des alliances ?

La dissolution annoncée et voulue de l’ordre international mérite qu’on en analyse le cheminement et qu’on en mesure les effets, notamment pour la France. Il semble qu’il y ait là une opportunité historique pour notre pays de renouer avec son destin d’indépendance nationale et d’influence mondiale.

L’ordre westphalien

Après d’effroyables guerres de religion qui ont dévasté l’Europe pendant près d’un siècle, les Traité de Westphalie de 1648 ont non seulement clos la guerre de Trente ans qui avait ravagé l’Allemagne mais défini, selon la Convention d’Augsbourg – cujus regio, ejus religio – la suprématie du pouvoir temporel et la souveraineté des Etats. En principe, l’Eglise n’avait plus à se mêler de géopolitique, ce qu’elle n’avait cessé de faire auparavant, qu’il s’agît des Croisades contre les « Infidèles » ou du partage du nouveau monde entre Espagnols et Portugais (Traité de Tordesillas – 1494). Désormais, les « souverains » étaient enfin libres de ne se préoccuper que des intérêts de leurs Etats respectifs, pour l’essentiel d’élargir leur pré carré ou leur influence au détriment de leurs voisins. L’histoire fut celle, européenne d’abord de la construction des nations, mondiale ensuite de la constitution des empires. Ce jeu à somme nulle des cinq puissances européennes nécessitait périodiquement des alliances qui n’étaient alors que des coalitions de circonstance. Avec le risque qu’elles faisaient peser sur la liberté d’action des Etats en les entraînant, volens nolens, dans des engrenages non maîtrisables ; risque ultime dont nous avons deux exemples, d’abord avec l’empire napoléonien, ensuite au début du XXe siècle où la Triple-Entente (France, Angleterre, Russie) s’opposait à la Triplice (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie), lançant, sans raison majeure autre que des querelles de chancelleries, l’Europe puis le monde dans la première des guerres mondiales. Lorsqu’on constate le désastre que furent ces guerres consanguines pour tous les pays européens, on peut mesurer à quel point l’esprit westphalien a été détourné et combien les intérêts des Etats ont été spoliés par le « somnambulisme » de leurs dirigeants.
Les traités de 1945 n’ont remédié qu’en apparence à cette détérioration de l’ordre européen. S’ils ont effectivement conduit d’une part à désarmer la coupable Europe, d’autre part à réunir tous les Etats, à égalité formelle, au sein des Nations unies, ils ont de fait imposé l’ordre « occidental » contre l’ambition universelle du communisme et contribué à renouer avec les alliances idéologiques d’antan. En stigmatisant l’empire du « mal », ils ont divisé le monde et organisé des « camps » hostiles. En plaçant l’ordre international sous la tutelle du Conseil de Sécurité des Nations unies dont le leadership était assuré de fait par les deux superpuissances, les Etats-Unis et l’Union soviétique, ils ont de fait décrit les contours politiques et géographiques de la « guerre froide ».

Les nouvelles guerres de religion

Que fut la guerre froide sinon une réédition des guerres de religion entre deux factions issues du même moule – l’héritage de la pensée européenne du XVIIIe siècle. Sous la fiction d’un ordre international « démocratique » où tous les Etats siègent à égalité à l’Assemblée générale des Nations unies, ceux-ci constituaient en réalité des clientèles pour les deux Grands qui organisaient le monde en deux camps, le Tiers monde n’étant qu’une parodie du deuxième : le camp dit occidental et de fait américain, celui des démocraties libérales et leurs obligés ; le camp communiste, celui des dictatures du prolétariat rangées en bon ordre derrière l’Union soviétique, à l’exception notable de la Chine de Mao.
Guerre idéologique d’abord entre le libéralisme et le socialisme, guerre économique ensuite (peut-être surtout) entre le capitalisme et le communisme. Lorsque le Général de Gaulle prêchait à l’époque : « les Etats n’ont que des intérêts », sa parole, fondée historiquement et en droit, tombait à plat tant le monde était sous emprise idéologique, aucun Etat ne pouvant se prévaloir de quelque indépendance. Y compris la France, prise dans l’étau de ses alliances nouées au cours des guerres et resserrées par les influences culturelles, financières et technologiques du grand allié américain. Les Etats ne devraient avoir que des intérêts mais ils retombent régulièrement sous l’emprise des idéologies. Trois siècles à peine après avoir réussi à éteindre l’incendie des querelles religieuses, nous sommes revenus au point de départ en ravivant des luttes idéologiques qui sont autant de guerres de religion. L’époque y est d’ailleurs si propice que ces dernières se sont rallumées en terre d’islam, entre sunnites et chiites, avec les complexités supplémentaires qu’apportent l’Etat d’Israël et le pétrole et les complicités plus ou moins volontaires des acteurs extérieurs.
La chute du mur de Berlin voici trente ans suivie de l’effondrement soviétique ont donné à certains l’illusion que la lutte entre les deux camps avait trouvé son armistice avec la disparition nominale du champion communiste et la propagation inéluctable de la mondialisation occidentale. On sait aujourd’hui à quel point nous ont trompés les hérauts de cette fable et le coût que nous payons d’y avoir cru, les fictions des « dividendes de la paix », de la guerre « pour rire » (zéro mort !) et autres billevesées. En réalité, la « victoire » du camp occidental ne signifiait que l’imposition de l’hégémonie américaine ; celle-ci pouvait se justifier par son efficacité économique et technologique, mais elle se fondait surtout sur sa supposée « supériorité » politique et morale, et c’est en ce sens qu’elle présentait toutes les caractéristiques d’une idéologie.
Affaibli et se disant humilié, le camp « anti-occidental » n’en demeure pas moins ancré dans ses certitudes et, surtout, dans sa détestation de la prétention universaliste du système libéral et, en particulier, des démocraties « impériales ». Le traité d’amitié russo-chinois est fondé d’abord sur cette prévention commune aux deux puissances d’obédience léniniste. Et nombre de pays d’Afrique et d’Amérique partagent cette vision d’un monde très largement manipulé par le système capitaliste occidental.
Car, sous la forme de l’Alliance atlantique et de son bras armé otanien, l’Occident constitue toujours un « camp », se distinguant voire s’opposant à tous ceux qui voudraient ignorer sa vision du monde et son organisation politique, ou qui prétendraient résister à son emprise financière et économique. Sous l’égide américaine, l’empreinte idéologique de l’Occident demeure prépondérante et enferme nos Etats dans une logique de vassalisation. Dans ces conditions, avec la valse à deux temps des Américains, le réveil des émergents et l’ascension vertigineuse de la Chine, la plupart des pays du monde se trouvent dans une situation d’incertitude pré-chaotique.

L’autonomie des Etats-nations

Cette situation est intenable à terme, non seulement pare qu’elle crée des risques sérieux d’affrontement mais aussi parce qu’elle conduit, par calcul ou par nécessité, certains membres de cette Alliance à la trahir ou à la défigurer. Le leader lui-même est le premier à donner des coups répétés contre le système et contre ses alliés : les Etats-Unis, et pas seulement depuis le Président actuel, ont tendance à saboter les fondements de l’Alliance en l’utilisant dans leur intérêt exclusif. Le ver est dans le fruit et certains Etats, pris dans leurs propres contradictions, n’hésitent pas à trahir comme la Turquie, membre éminent de l’OTAN, qui passe à l’ennemi en pleine bataille de Syrie.
Rares sont ceux qui l’avouent, mais l’Alliance atlantique et l’OTAN sont en fin de vie… La réalité est cruelle : si le retour au nationalisme puis au protectionnisme des Etats dominants est aussi manifeste, c’est bien que ceux-ci ne trouvent plus dans leur camp supposé les raisons et surtout les intérêts qui prévalaient à l’origine. Par exemple, l’Amérique finance une défense de l’Europe sans objet mais à laquelle de nombreux Européens continuent de s’accrocher. La question de la sécurité a longtemps masqué les intérêts des Etats ; aujourd’hui, où cette affaire se révèle problématique, le cynisme américain se dévoile dans toutes ses dimensions, au point de remettre en cause la solidarité atlantique exprimée dans l’Article 5 du Traité de Washington (1949).
Dans ces conditions, il serait à la fois prudent et « stratégique » de prendre ses distances et de renouer, sinon avec un splendide isolement que l’interdépendance actuelle ne permet plus, du moins avec une large autonomie. Comme le pensait le Général de Gaulle et comme le fit Jacques Chirac en son temps, le plus grand danger pour la France, puissance atypique et marginale, serait de se laisser entraîner dans des querelles voire des conflits qui ne seraient pas les siens, c’est-à-dire qui ne mettraient pas en cause ses intérêts vitaux. Cela suppose bien sûr que ceux-ci soient clairement définis, ce qui n’est pas le cas depuis la fin de la guerre froide où nos dirigeants n’ont eu ni le courage ni la perspicacité de remettre les données stratégiques sur le métier de l’analyse. Cette conjoncture est propice à une telle introspection stratégique et il ne faudrait pas en manquer l’occasion.
Affaibli par les crises économiques, par les rivalités régionales et par la « révolte des classes moyennes »1, l’Etat-nation doit d’abord retrouver une part d’autonomie. Le multilatéralisme dont se réclament nombre de puissances est une fiction ; il se cantonne souvent dans le G20, le groupe des vingt grandes économies mondiales, ou pire dans des bilatéralismes additionnés comme le pratique systématiquement la Chine. Entre un mondialisme utopique ou voué à une hégémonie et une parcellisation impraticable des deux cents Etats de la planète, les unions régionales paraissent constituer le seul cadre référent où les divers Etats peuvent bénéficier à la fois des libertés liées à l’indépendance et d’un espace juridique et économique en phase avec la mondialisation.
La France, exemplaire de ces ambivalences, ne peut affirmer la puissance qu’elle revendique légitimement que si elle est adossée à un ensemble qui valorise ses forces et subvient à ses faiblesses. L’Union européenne lui est ainsi nécessaire voire vitale. Et c’est dans ce cadre rassurant, s’il le devient, qu’elle peut reprendre les rênes de son destin. L’Occident, tant décrié par tous les déclinistes depuis Orwell, n’est plus « la » civilisation et ne détient pas « la » vérité ; il est une composante majeure de l’humanité et il le restera dans la mesure où il saura dialoguer avec les autres civilisations, dont l’asiatique, c’est-à-dire la chinoise, et leur laisser ou leur faire la place qui leur est due. Pour ce dialogue, la France est prédestinée. Mais cela suppose, non pas sa neutralité, mais qu’elle se démarque d’une alliance et de valeurs exclusives. Dans l’histoire, seul François Ier a osé se démarquer du camp catholique et européen pour se rapprocher de Soliman le Magnifique, l’oriental musulman, et faire pièce à un Empereur Charles Quint hégémonique. Il fut aussi le monarque de la Renaissance, période unique d’ouverture et de tolérance intellectuelle.

Eric de La Maisonneuve

1 Sujet du prochain ACTUEL 55.