Depuis une quinzaine d’années, nous avons plus subi les avatars de la désintégration de l’ordre bipolaire que nous n’avons ressenti les prémisses d’une recomposition du monde sur des données nouvelles et pérennes. Cette désintégration semble en effet toujours à l’œuvre lorsqu’on mesure, face au vide stratégique qu’elle produit, les progrès accomplis par la violence anarchique dont le terrorisme est la manifestation la plus inquiétante. Mais le désordre de la planète a bien d’autres composantes ; d’abord l’improbable « imperium » américain dans un monde « rempli » de quelques 6,4 milliards d’habitants et de plus de deux cents nations, dont la complexité et la multitude sont mal représentées par une communauté internationale archaïque ; ensuite, après la pseudo victoire du libéralisme sur le socialisme, la déshérence – sinon la désespérance – idéologique et la simplification des problèmes de l’humanité en termes exclusivement comptables ; enfin, le déclin annoncé de l’Etat-nation, fondé sur le principe de souveraineté et sur le jus ad bellum, modèle dépassé et contesté pour l’organisation démocratique des sociétés, mais modèle actuellement sans alternative. Du double point de vue de l’organisation du monde et des sociétés, de leurs idéaux et des buts à poursuivre, la période post-guerre froide ne semble pas achevée. Le monde de ce début de XXIe siècle est toujours à la recherche de formules de remplacement qui lui donneraient un nouvel et nécessaire équilibre.
Un certain nombre d’indices apparus ces derniers temps permettent toutefois, sur le plan géopolitique, d’oser tracer quelques esquisses de ce à quoi pourrait ressembler le monde dans une vingtaine d’années ; cette gestation se manifeste surtout à travers l’évolution des principaux acteurs.
La singularité américaine
A commencer par les Etats-Unis, puissance dominante du XXe siècle, mais dont on observe, malgré sa mondialisation encore intense, notamment au Moyen Orient, qu’elle aurait tendance à retrouver sa singularité américaine ; les récentes élections présidentielles ont révélé, en même temps que de sérieuses disparités internes, les fortes spécificités qui démarquent radicalement les Etats-Unis de tous les autres continents, ensembles régionaux et nations. Cette singularité qui faisait de l’Amérique la matrice du monde exerce de moins en moins sa fascination et se trouve même contestée par des populations dont elle ignore ou feint d’ignorer les réalités. Les différences d’appréciation, pour ne pas dire les divergences, qui se sont manifestées à l’occasion de la crise irakienne avec les principaux Etats européens, sont le signe d’un éloignement qui ne fera sans doute que s’accentuer dans le futur. Certes, l’énorme puissance politique, économique, militaire et culturelle des Etats-Unis dominera encore longtemps la scène mondiale, mais sans parvenir de façon aussi systématique que dans un passé récent à mobiliser dans son orbite le « camp des démocraties » ou le « monde occidental » ; ni sans provoquer des débats, des réticences, des oppositions de ses alliés et partenaires quant à une vision du monde jugée souvent trop manichéenne et simplificatrice. Une certaine prétention – si elle fut jamais avérée – à l’empire du monde ne résistera pas aux tensions internes et aux contestations externes que provoquera à coup sûr cette nouvelle singularité américaine.
L’émergence chinoise
On s’en apercevra dans les toutes prochaines années, à mesure de la montée en puissance de la Chine, lorsque ce géant émergent aura commencé de consolider son assise économique et financière, et renforcé d’autant son influence politique et culturelle : au rythme qu’elle soutient actuellement (9 % de croissance annuelle), la Chine sera en 2020 le deuxième acteur mondial, jouant sinon à égalité du moins dans la même cour que les Etats-Unis. Pays en voie de développement il y a encore quelques années, la Chine a acquis au tournant du siècle la plupart des caractéristiques d’une grande puissance émergente. Ce changement d’état ne transforme pas seulement la Chine elle-même, il bouleverse les données du monde ; en Chine et à sa périphérie immédiate où un tel bond en avant, aussi bien managé soit-il par les dirigeants chinois, outre ses bienfaits évidents pour la population, crée nécessairement un climat de turbulences sociales et économiques ; en Asie où la montée économique chinoise entame la suprématie japonaise et modifie largement les rapports de forces dans la zone, comme on a pu le mesurer lors de la dernière réunion de l’ASEAN, obligeant tous les autres acteurs à composition ; dans le monde enfin où ce nouvel éléphant économique fait une entrée fracassante et tend à prendre la place politique qui correspond à sa corpulence, comme l’a montré le récent voyage du Président Hu Jintao en Amérique latine.
On peut aussi se poser la question des évolutions politiques et du modèle de développement que la Chine sera amenée à adopter et comment elle parviendra – ou non – à préserver sa spécificité, ou mieux à inventer son propre modèle, dans une telle course en avant vers la modernité occidentale. La place de la Chine dans le commerce mondial, son rôle comme « usine du monde », son poids financier – investissements et créances – comme ses efforts de R&D, appuyés sur une main d’œuvre abondante, intelligente et travailleuse, en font – sauf accident – un acteur inévitable et majeur du monde futur, et donc le complément mais aussi sans doute le concurrent direct des Etats-Unis dans les prochaines décennies.
Le risque n’est pas négligeable en effet, dans un si vaste redéploiement à l’échelle mondiale de deux géants politiques et économiques également sensibles à la défense de leurs intérêts, que des frictions aient lieu dans des zones critiques, en particulier en Asie où la Chine, sûre de sa légitimité historique et de sa grandeur retrouvée, pourrait être tentée d’agir avec moins de prudence que ne l’enseigne sa légendaire sagesse. Le dragon et l’aigle pourraient alors se heurter.
Quoi qu’il advienne, il paraît difficile, voire irréalisable, que, dans des circonstances aussi tendues soient-elles, les deux champions parviennent – comme pendant la guerre froide – à rassembler deux camps d’égale importance et mobilisant l’essentiel des Etats du monde. Les Etats-Unis, pour leur part, ne paraissent plus en situation de retrouver autour d’eux l’unité de ce qui fut le « camp occidental », les « autres » Etats américains et beaucoup de pays européens, asiatiques ou africains étant tentés de se distancier, se refusant à prendre parti ou désirant en tout cas conserver leur liberté d’appréciation et d’action. Quant à la Chine, elle n’aura pas avant longtemps les reins assez solides pour réussir à convaincre et entraîner derrière elle la masse certes imposante mais désordonnée de ce qui fut le tiers monde. Enfin, trop d’acteurs seconds mais incontournables, comme la Russie, l’Inde ou le Brésil, ne trouvant aucun avantage à s’engager d’un côté ou de l’autre, chercheront leur seul intérêt dans l’affaiblissement des deux grands et donc dans la poursuite d’un morcellement désordonné du monde.
Le rôle de l’Europe
Pour éviter ce face à face prévisible et aventureux entre la Chine et les Etats-Unis et le chaos mondial qui s’ensuivrait, il faudrait qu’émerge – au moins – un troisième acteur de même niveau, qui serve à la fois de médiateur entre les deux grands et d’alternative pour les Etats de deuxième ou troisième rang. Il semble que seule l’Europe ait vocation à jouer ce rôle, à condition toutefois qu’elle en ait l’envergure géographique et démographique, le poids économique et la volonté politique. Il semble surtout que l’Europe, telle qu’elle se dessine aujourd’hui, n’ait d’autre sens (ni d’autre chance) que de jouer ce rôle si elle veut bien toutefois s’en donner les moyens. Pour exister en tant que troisième pilier du monde futur, à parité avec les deux grands, l’Europe devrait d’abord densifier sa propre construction et poursuivre son élargissement aux limites de ses intérêts stratégiques, afin de prendre véritablement une « dimension mondiale », aussi bien dans l’ordre géographique que démographique, économique ou culturel ; dans ces conditions, il lui faut sans doute une assise territoriale plus large, d’une part en tendant une main orientale vers la Russie, d’autre part en s’étendant sur le pourtour méditerranéen, jusqu’à jouxter la zone de crise majeure du Moyen Orient où elle pourrait alors faire valoir sa conception de la sécurité tout en y préservant ses intérêts. C’est dans cet esprit qu’il faut resituer les débats en cours sur le destin de l’Ukraine et sur l’avenir de la Turquie, l’une et l’autre pouvant apporter des atouts décisifs pour la constitution de cette éventuelle future « grande Europe ».
Cette dernière n’a également de chances de jouer le rôle de troisième pilier du monde que si elle reste fidèle à son histoire et si elle retrouve sa capacité « d’inventer » et de proposer des structures politiques et une organisation sociale innovantes et adaptées aux exigences du monde de demain ; l’originalité de sa propre construction peut en faire l’inspiratrice de modèles démocratiques alternatifs dont l’humanité a le plus grand besoin. L’Europe doit pouvoir enfin jouer le rôle de médiateur – sinon d’arbitre – entre deux « empires » dont les visions du monde ne doivent pas être exclusives ; les peuples, en particulier ceux d’Afrique, qui souhaitent n’être embrigadés ni dans un camp ni dans un autre, et trouver par eux-mêmes la voie du développement, ont le droit à l’autonomie et à ce que celle-ci leur soit en quelque sorte garantie dans un « troisième monde » effectif et respecté, au contraire de ce que fut un tiers monde marginal.
Cette perspective de constituer l’Europe en troisième pilier du monde de demain relancerait le projet européen sur des bases autrement ambitieuses que celles d’une zone de sécurité et de libre échange à laquelle risquent de nous limiter nos désaccords internes ; elle obligerait à dépasser l’étroitesse des débats actuels qui, pour être fondés s’agissant de certaines réticences au principe de l’admission de la Turquie, n’envisagent toutefois pas avec suffisamment de réalisme les enjeux du monde des années 2020. C’est en regardant une carte du monde et en observant la place qu’y occupent d’un côté l’extrême Orient et d’un autre l’extrême Occident qu’on se rend compte de l’intérêt, – mieux de la nécessité -, d’y inscrire une vaste Europe intermédiaire et médiatrice.