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Le niveau zéro de la stratégie

Nous nous accordons à dire que les temps actuels sont troublés et difficiles ; le présent est « compliqué » selon le mot à la mode et l’avenir, loin d’être radieux, paraît bien incertain. Une fois cette banalité affichée, nous n’avons guère avancé pour alimenter le débat et tenter de sortir du brouillard. Lorsque tout est confus, comme c’est le cas, il faut sérier les questions et hiérarchiser les problèmes. Pour ce faire, deux instruments sont indispensables : une horloge et une boussole. Il faut en effet et avant tout nous situer dans l’espace et dans le temps. La première confusion, celle des temps, largement alimentée par le poids et l’instantanéité de l’information, nous oblige en quelque sorte à faire un arrêt sur image et à nous intéresser à ce que j’appellerai un présent exhaustif. La deuxième confusion qui concerne l’espace, c’est-à-dire le terrain d’action, provoquée, elle, par le rétrécissement de la planète et l’émiettement des territoires, rend inutilisables nos cartes d’état-major et affole nos boussoles. Pour une raison qui paraît évidente : comment déterminer où se situent nos objectifs – quelle peut être notre vision – si nous ne connaissons pas précisément le « cadre espace-temps » dans lequel nous nous trouvons ? Pour être encore plus clair : comment savoir où aller si nous ignorons où nous sommes ?

La définition du but dépend effectivement du point de départ ; et nos sociétés, dans leur errance récente, ont égaré une partie de leurs repères. C’est, dans tous les domaines qui font notre actualité et qui constituent les principaux facteurs d’activité – géopolitique, économique, sociale, technologique –, une nécessité d’y voir plus clair, de nous essayer à la dé-complexité, et donc de privilégier l’ « analyse de situation » et d’en faire une priorité absolue. L’avantage du « niveau zéro » où se situe aujourd’hui la démarche stratégique se trouve dans la largeur du champ disponible, à condition toutefois qu’on y remette bon ordre.

L’accumulation des facteurs

Nous sommes sans doute parvenus à un carrefour de notre histoire où les chemins s’annoncent nombreux mais mal fléchés ou indiqués de façon aléatoire. Tout en envoyant des patrouilles reconnaître ceux qui semblent praticables, nous devons nous efforcer de savoir, à ce stade, quelles sont les circonstances qui nous y ont conduit, dans quelles conditions et avec quelles ressources encore disponibles.

Depuis au moins trois décennies, parfois plus, l’actualité surabondante et éprouvante n’a cessé d’alimenter les nombreux facteurs qui constituent le socle commun des circonstances. Les événements ont submergé la réalité et nous avons la plus grande difficulté à distinguer l’important de l’accessoire, à établir une chaîne de causalité, à expliciter le « de quoi s’agit-il ? ».

Sur le plan sociologique, quelle part les dérives de Mai 68 ont-elles pris dans les transformations de la société, en particulier dans l’irrépressible montée de l’individualisme ? Et comment interpréter le tropisme de cette société, déjà déstabilisée, vers un écartèlement pluriculturel problématique ?

Sur le plan socio-économique, quels furent les effets positifs et négatifs d’une mondialisation déclenchée sans précaution et conduite sans frein, sous la pression de financiers et d’économistes à œillères et vue courte ? Et comment sortir du laxisme financier qui nous met au bord de la banqueroute ?

Sur le plan géopolitique, capital entre tous, comment la résurgence des empires continentaux met-elle en corner les Etats-nations démocratiques soumis à l’émiettement des sociétés comme à l’effritement des valeurs républicaines ?

Sur le plan technologique, où nous conduit l’exceptionnel succès du numérique et ses pas de géant vers le quantique et l’intelligence artificielle ? Et comment l’appropriation individuelle des moyens de communication rend-elle équivoques nos sources d’information ?

On pourrait y ajouter l’inquiétude climatique et l’amplitude démographique qui, toutes deux, se situent dans des logiques qui nous échappent très largement et qui, pourtant, conditionnent notre avenir.

Cet ensemble non exhaustif de facteurs critiques constitue une masse considérable d’informations qui s’accumulent à l’instant « t » et nous prive ainsi de toute vision globale sur l’état des lieux actuel. A partir de cet « embouteillage », il paraît inconcevable de pouvoir envisager des perspectives d’avenir, encore moins de tracer le chemin qui nous y conduirait. L’affaire semble donc entendue : sans point de situation précis et complet, pas d’objectif ni de chemin pour y parvenir. Cette crise systémique provoquée par une telle confusion rend inopérante la structure même de la méthode stratégique, privée de ses fondements et soumise aux turbulences déroutantes des divers facteurs concurrents.

L’analyse de situation

Pour entreprendre de démêler cet écheveau, il faut préciser d’où nous parlons. Nos emplacements respectifs sur l’échiquier mondial, nos expériences historiques, nos atouts culturels et humains varient selon les pays et les continents. C’est donc à redéfinir cette position actuelle que nous devons accorder la priorité. Pour un pays comme la France, la géographie paraît à l’évidence déterminante dans l’ordre des facteurs, tant sa place y est singulière et donc exposée. Au croisement des mondes continentaux et maritimes, elle a alterné ses choix au cours des siècles pour se trouver confrontée de nos jours, sur fond de mondialisation, au dilemme atlantico-européen. Alors que les intérêts des Européens et des Américains se révèlent de plus en plus divergents, la balance française devra pencher d’un bord à l’autre, décidant ainsi du sort de l’Union européenne à terme et, par contrecoup, de l’avenir de l’Alliance atlantique. Pour faire simple, on peut dire que l’orientation géopolitique de la France déterminera l’organisation future du monde, soit en un duel Chine-Occident, soit dans un consortium triangulaire Etats-Unis, Europe, Chine ; la Russie semblant, pour l’instant, avoir choisi son camp.

Cette question prioritaire de géographie politique étant posée, il faut poursuivre dans la hiérarchisation des facteurs. Le deuxième, par ordre d’importance, est du ressort de la démographie. Si c’est bien la mère des batailles – et on le verra sans doute en Ukraine comme au Proche-Orient –, ses fluctuations, toutes prévisibles, donnent des indications décisives sur les rapports de forces. A l’échelon mondial, la hausse vertigineuse de la population au-delà des huit milliards d’habitants pose deux questions majeures : celle de la relation de cette humanité à l’unique planète Terre, celle de la répartition des humains sur cette même planète. Le paradoxe est inquiétant : les pays riches sont vieillissants, les pays pauvres sont jeunes. Si la dynamique économique n’opère pas un transfert au moins partiel vers les pays qu’on dit en développement, leurs populations émigreront en masse vers les zones développées où elles trouveront pour l’essentiel des emplois peu qualifiés, y créant un nouveau prolétariat et y soumettant les pays d’accueil à des effets de seuil crisogènes. L’Europe est ainsi soumise à ces tensions contradictoires, déchirée entre ses immenses besoins de main d’œuvre et ses fragiles équilibres socio-culturels. La France, ancienne puissance coloniale, directement branchée sur les pays d’Afrique parmi les plus nombreux et les plus déshérités, prend de plein fouet cette problématique, en grande partie responsable de sa crise politique. Là aussi, des choix s’avèrent indispensables et urgents.

Les orientations stratégiques

Lorsque l’analyse de situation géopolitique et démographique aura objectivement décrit la réalité dans ces domaines et précisé d’où nous parlons, nous serons alors en mesure de redéfinir des objectifs, d’identifier des itinéraires et de rechercher des partenaires. Nous réapprendrons ainsi à nous servir à la fois d’une carte et d’une boussole, condition sine qua non pour ne pas s’égarer ; et nous savons combien sont nombreux et tentants les chemins de traverse !

Si l’économie, les finances et la technologie, elles aussi dument analysées et replacées dans ce contexte général, doivent être réorganisées et mises au service d’une démarche stratégique ordonnée, la question de la sécurité doit figurer au premier rang des préoccupations d’ordre stratégique. Non pas la « défense » dans une acception toujours trop restrictive et militarisée, mais la « sécurité » en soi dont le concept est le seul qui soit adapté à la notion contemporaine d’une conflictualité globale.

Rien de durable ne peut se faire sans sécurité. Elle est la condition même de la liberté. Contrairement aux idées séduisantes qui voudraient lui donner une extension mondiale, la sécurité est d’abord affaire de proximité et se décline au quotidien. Elle est la condition de la confiance aussi bien dans la société où les individus peuvent se conduire librement dans le cadre des règles communes que chez nos partenaires qui pourront bénéficier d’un voisinage apaisé. Dans un monde sous tension et sur un continent déchiré, la sécurité étroitement associée à la défense est la garante de la liberté d’action politique, économique et sociale. La France, en instaurant un système de sécurité civilo-militaire national, assurerait d’abord une nécessaire tranquillité publique préalable à tout projet d’avenir, conforterait ensuite et par effet d’entraînement l’adhésion des partenaires européens à une Union solidifiée et entreprenante.

C’est ainsi, dans ses grandes lignes, que la méthode stratégique, inemployée dans la confusion ambiante, pourrait redonner du sens à la vie politique. Au lieu de tirer sur les lampistes voire sur les ambulances, mieux vaudrait remettre à l’honneur la rigueur de la méthode. Rendre à l’intelligence de situation la primauté sur toute orientation ou prise de décision qui l’une et l’autre ne peuvent avoir de réelle efficacité que pour avancer sur le « chemin ».

Eric de La Maisonneuve