Lors de sa session de mars 2018, l’Assemblée nationale populaire chinoise a plébiscité la modification de la Constitution qui limitait jusqu’à présent à deux les mandats du Président et imposait à 68 ans la retraite des responsables politiques. Le Président XI Jinping, Secrétaire général du PCC depuis octobre 2012, chef de l’Etat et président de la Commission militaire centrale depuis mars 2013, se voit ainsi offrir sur un plateau la possibilité de conduire la politique chinoise au-delà du terme normal de son mandat en 2023. Les journaux du monde entier se sont emparés de ce « coup d’Etat » pour en faire des gorges chaudes et fustiger le retour quarante ans en arrière du régime chinois. Si cette appréciation est fondée, elle n’en reste pas moins partielle et rend mal compte en tout cas des raisons objectives qu’on peut supposer avoir motivé cette évolution du régime chinois.
Avant d’exposer les deux raisons qui sont, à mon avis, à l’origine de cette décision de personnalisation radicale du pouvoir chinois, il faut rappeler le contexte général dans lequel celui-ci s’inscrit. Pour imaginer puis mettre en œuvre une décision qui met entre parenthèses le pouvoir collégial des « Sept Immortels », ainsi que l’on surnomme les membres du Comité permanent du Bureau politique, lui-même émanation du Comité Central, encore fallait-il qu’une majorité d’entre eux en ait été d’accord. Le Président Xi n’a pas pris seul le pouvoir, ses collègues l’y ont aidé et le lui ont donné, ce qui est différent. Et s’ils le lui ont confié sans limitation ni dans le temps ni dans l’espace, c’est parce que la situation le nécessitait. Nous reviendrons bien évidemment sur ce point capital.
La génération des « gardes rouges »
Cela dit, la première raison est interne au Comité Central du PCC et à sa composition. Quand on détaille celle-ci, on se rend compte que la plupart de ses membres sont sexagénaires et appartiennent à la génération des « gardes rouges », les jeunes adolescents des années 60-70, celles de la « grande révolution culturelle ». Pour avoir rencontré plusieurs de ces ex-« jeunes urbains » – devenus professeurs d’université, diplomates, experts, etc.- envoyés dans les campagnes lointaines pour se refaire une virginité socialiste, j’ai été frappé par la nostalgie qu’ils exprimaient tous de cette période pourtant fort rude de leur jeunesse. Nul doute qu’ils aient été profondément marqués par ces expériences et qu’ils en aient conservé une certaine idée, probablement embellie par le temps, d’un socialisme irénique. A contrario, le matérialisme actuel et la fascination des générations 80-90 pour le « yuan » leur font regretter ces années de simplicité obligatoire et de solidarité. Cette génération de « gardes rouges » s’est installée sur les marches du pouvoir avec Deng Xiaoping et, depuis les années 1990, ne l’a jamais lâché à quiconque, surtout pas aux jeunes ambitieux dits « réformistes », formés dans le confort des bonnes universités, souvent étrangères et américaines, et pour lesquels l’avenir de la société chinoise se traduit en grande partie au prisme de « valeurs occidentales ». La génération des « gardes rouges » se fait une certaine idée de la Chine dont elle s’estime la « gardienne » et dont elle craint qu’elle soit pervertie par la génération suivante, tentée par une « normalisation » de la nation chinoise.
Quand on observe la série d’événements politiques survenus depuis une dizaine d’années, qu’il s’agisse de la lutte anti-corruption ou des mouvements dans la très haute hiérarchie du PCC, ils ont servi à écarter systématiquement les hiérarques quinquagénaires dont les fonctions leur permettaient d’espérer un « avenir glorieux » à la tête du pays. Dans un système profondément corrompu, où bien rares sont ceux qui peuvent se prévaloir d’une totale blancheur en la matière, tout le monde se tient « par la barbichette » et rien n’est plus facile alors, sous nombre de prétextes, de faire chuter les imprudents prétendants. Ainsi, depuis 2012, le ménage a été fait dans les hautes instances du Parti, et ceux qui tiennent les manettes ne sont pas près de les lâcher à de plus jeunes dans lesquels ils n’ont aucune confiance. La génération des « gardes rouges » sait que le Parti est miné de l’intérieur : la « troisième représentativité » des affairistes, introduite par Jiang Zemin au Comité Central, a permis de faire entrer le loup capitaliste dans la bergerie communiste. Depuis cette époque et en lien avec la prodigieuse facilité de « faire fortune », le sommet du Parti s’est rapidement corrompu. « Les poissons pourrissent toujours par la tête » disait Mao, qui savait de quoi il parlait ! Ainsi, après « les trente glorieuses » où le pouvoir politique a été assumé par la lignée de Deng – qui avait désigné ses deux successeurs Jiang Zemin et Hu Jintao -, on revient en fait au point de départ pour entamer une « nouvelle ère », celle de Xi Jinping auquel reviendra la responsabilité de désigner ses successeurs. Aujourd’hui, c’est assez clair : il n’y en a pas, et ce sera un des rôles du Comité Central du PCC d’en faire émerger d’ici à 2023 au mieux, 2028 au pire.
Quand on sait l’importance des luttes de factions au sein du pouvoir à Zhongnanhai et ce qu’elles ont coûté en énergie politique – les rivalités des mandarins sous l’Empire étaient déjà proverbiales –, on comprend mieux que le Président en fonction ait cherché à faire taire les dissensions entre conservateurs et réformistes et à avoir les mains libres pour quelques années de répit, tout en s’entourant de quelques fidèles qui ont fait leurs preuves comme le nouveau vice-Président Wang Qishan et le Conseiller financier Liu He.
Une situation intérieure préoccupante
La deuxième raison est liée à la situation particulièrement complexe dans laquelle se trouve la Chine, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ces situations ont dû apparaître, l’une et l’autre, suffisamment inquiétantes ou détériorées, pour que la haute hiérarchie du PCC ait pris la décision de renforcer l’autorité du pouvoir suprême. Par temps calme, il n’y aurait eu aucune raison de changer de voilure si soudainement et si radicalement ; c’était donc que les prévisions météorologiques se dégradaient. Pourtant, à lire la presse, chinoise et occidentale, il apparaissait que jamais la Chine ne s’était aussi bien portée, continuant de s’enrichir à grande vitesse, maîtrisant ses problèmes de développe-ment et se faisant une place croissante dans le concert mondial. Cette vision quasi parfaite d’une Chine heureuse et prospère est celle de l’endroit du décor. Celui-ci a un envers, car il ne faudrait pas oublier que nous sommes en pays taoïste, celui du yin et du yang, où toute chose et son contraire cohabitent, où le bien et le mal sont complémentaires comme le sont le jour et la nuit, l’eau et le feu, mais où surtout comptent les apparences, le masque de l’opéra pékinois et… la face qu’il faut « avoir » et sauver à tout prix.
Sur le plan intérieur, la situation est préoccupante. L’économie fonctionne manifestement bien à un taux toujours élevé de 6,5% par an. Mais malgré les efforts officiels, elle demeure une économie de pays émergent, reposant toujours sur le triptyque exportations-infrastructures-immobilier, loin d’une économie équilibrée entre consommation et investissements. Le circuit économique, encore trop restreint, n’irrigue qu’une partie favorisée de la population, celle des provinces côtières et dans celles-ci celle des grandes métropoles. Les industries lourdes, bases des entreprises étatiques, disposent toujours de surcapacités considérables (800 millions de tonnes d’acier, plus de la moitié de la production mondiale), les exportations très excédentaires alimentent certes les réserves de la Banque centrale chinoise mais exacerbent aussi les ressentiments commerciaux des pays partenaires et dépendants. La Chine peine depuis plus de dix ans maintenant à changer de modèle économique et à privatiser son économie, les caciques du Parti, provenant pour la plupart du moule étatique, freinant des quatre fers pour que rien ne change. Sans parler d’un endettement public et privé qui atteint des sommets à 250% du PIB, l’essentiel de cette dette étant à la charge des provinces et des municipalités qui ont investi à tout va pratiquement sans ressources et qui ne doivent leurs financements qu’à la connivence des grandes banques étatiques. Ces questions intérieures sont graves et complexes et il faudra beaucoup d’autorité au Président pour faire le ménage et imposer un virage très compliqué à négocier.
L’objectif social et économique de Deng était de porter la société chinoise à un niveau de « xiao kang » (petite aisance) au début des années 2020, issue normale des « trente glorieuses ». Si le pari est plus que largement rempli pour 600 millions de Chinois passés dans la classe moyenne dans un laps de temps très court, il est loin d’être gagné pour plusieurs centaines de millions de leurs concitoyens des provinces du centre et de l’ouest, majoritairement rurales et éloignées des grands axes de développement. La cause ne doit pas être recherchée dans l’insuffisante richesse globale, ce qui serait erroné, mais dans la très inégale répartition de cette richesse. Le coefficient de Gini qui mesure ces écarts est un des plus élevés du monde, en concurrence avec les pires pays africains ou sud-américains. La Chine est le pays des inégalités les plus criantes alors que la revendication de justice sociale est l’un des marqueurs les plus anciens de la vie politique chinoise. Il s’agit là de respecter le « mandat du Ciel », obligation faite à l’Empereur de satisfaire les quatre besoins essentiels du peuple : manger, se vêtir, se loger et se déplacer, sous peine d’être rejeté et remplacé par une nouvelle dynastie. C’est dire l’importance de l’enjeu pour le PCC. Le Président Xi a repoussé de trente ans et exhaussé l’objectif à l’atteinte d’une société moderne et développée pour 2049, date du centenaire de la République populaire. Il lui faudra, pour parvenir à ses fins, non seulement poursuivre la croissance vers une économie de consommation (on en est loin à 40% du PIB contre plus de 70% dans les pays dits développés), mais en même temps lutter contre deux fléaux majeurs et souvent entrelacés qui pourrissent la vie quotidienne des Chinois : la pollution et la corruption. Ces travaux d’Hercule justifieraient à eux seuls les pouvoirs renforcés et rallongés de l’Empereur rouge.
La place de la Chine dans le monde
Le projet « One Belt, One Road », sorte de résurrection des anciennes routes de la soie, est constitutif de ce « rêve chinois », élaboré dès 2013 par Xi Jinping, d’une société moderne dans un monde harmonieux, qui devrait contribuer fortement à rééquilibrer le modèle de développement chinois de la côte Pacifique privilégiée au grand Ouest (Xiyu) où se trouvent de nombreuses populations défavorisées. Ce projet aurait en outre l’avantage d’utiliser les surcapacités des industries lourdes pour construire les infrastructures très insuffisantes dans les provinces et régions de l’ouest comme dans les pays voisins. Mais surtout ce projet exalté comme un rêve – ou plutôt comme un grand dessein – devrait avoir la vertu de mobiliser un peuple chinois devenu très matérialiste, vacciné contre les idéaux et méfiant à l’égard d’une politique qui le concerne si peu. Sur ce sujet comme sur les autres, le pari du Président Xi paraît très hypothétique tant il soulève plus de scepticisme que d’enthousiasme dans une population qui a déjà donné et qui s’en souvient.
Si la situation intérieure est tout sauf tranquille, il en va de même de l’environnement international. Deng recommandait la prudence et la discrétion dans les relations internationales. Le poids de la puissance chinoise interdit désormais aux dirigeants de conserver une telle attitude. La Chine doit prendre dans le concert des nations une place en accord avec sa nouvelle puissance. Mais elle sait aussi que ce seul réalignement de puissance va bouleverser tous les équilibres mondiaux existants depuis cinquante ans, d’une part à cause de sa masse économique et démographique, d’autre part en raison de son positionnement idéologique et politique. L’insertion de la Chine dans le monde ne peut donc être qu’une source de désorganisation du système dominant. Elle devra alors être pilotée d’une habile main de fer.
C’est là que le grand projet OBOR entre en ligne de compte. Il doit en même temps concrétiser l’aspiration de la Chine à jouer un rôle éminent dans les circuits internationaux et favoriser une alternative chinoise aux grandes routes commerciales maritimes. Il peut apparaître comme une volonté de revanche et donc d’alternative à l’entrelacs des routes commerciales actuelles, toutes maritimes, pour établir des corridors terrestres issus de la Chine de l’ouest et du sud et qui viendraient irriguer les pays environnants, vassaux tributaires de l’histoire ancienne. Mais on peut aussi le considérer comme une démarche visant à compléter et diversifier le réseau des routes commerciales mondiales. Là encore, il faudra un sens aigu de la diplomatie au Président chinois pour faire admettre à ses voisins (dont la plupart ne portent pas les Hans dans leur cœur) que ses vues sont pacifiques, désintéressées, voire altruistes. Et puis vouloir aller à l’encontre du système mondial et des intérêts occidentaux pourrait être considéré comme une provocation désobligeante par les tenants du système et susciter leur méfiance voire leur hostilité.
Les caciques du régime chinois ne cessent d’observer le monde, et la gestion de la crise économique et financière de 2008 les a particulièrement intéressés. La vulnérabilité politique et sociale des démocraties parlementaires occidentales, la faiblesse ou la procrastination de leur gouvernance en période de difficultés, leur ont donné des arguments de poids pour critiquer et condamner ce mode de gouvernement. Dans un monde aussi sensible aux tourments de la conjoncture, ils ont fait le choix longuement réfléchi de se donner un capitaine et de lui confier tous les pouvoirs.
Rien n’indique pourtant que ce nouvel Empereur, avec une telle panoplie de pouvoirs, parviendra à ses fins, d’abord de maintenir la toute-puissance du PCC au-delà des échéances visibles de 2023 ou 2028, ensuite de redistribuer la richesse chinoise de façon plus juste et équitable, enfin de conduire un projet OBOR démesuré et sino-centré. Le sacre du Président Xi Jinping n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la Chine, il peut aussi annoncer des temps difficiles.
Eric de La Maisonneuve