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Le sens et les limites

Pas de mois ni de semaine sans qu’un éditorial, un article ou un essai ne viennent déplorer la perte des repères qui affecte nos contemporains et, par extension, provoque leur quête éperdue de « sens ». Ce serait « la » question philosophique et sociale de notre époque. Comme si cette interrogation qui est en réalité celle du « sens de la vie » ne constituait pas une évidence de tous les temps ; comme si elle n’était pas très exactement le propre de l’homme, considéré de nos jours trop facilement de points de vue exclusivement utilitaires et trop rarement avec sa dimension politique, sociale, spirituelle.

Mais cette question récurrente se pose aujourd’hui avec une telle insistance qu’on peut se demander si ce besoin d’inspiration n’est pas révélateur d’une sorte d’impuissance des hommes modernes à recherher puis à définir eux-mêmes leur propre destin.

Pourtant, ces contemporains, de quoi auraient-ils à se plaindre ? Dans nos pays démocrartiques et libéraux en tout cas, n’ont-ils pas obtenu ce après quoi ils couraient depuis des siècles: la liberté, et avec elle l’affirmation de leurs droits ? Droits et liberté d’être eux-mêmes, de pouvoir en principe penser et agir selon leurs aspirations et leurs besoins, donc d’une certaine façon s’être délivrés des plus pesantes contraintes qui émanaient des « pouvoirs », Etats, structures sociales, religions…Sur ce sujet particulier – et fondamental -, la séparation largement acquise des églises et des Etats, en fait de privation de la religion, a rendu aux individus le libre-arbitre dont ils paraissaient privés. D’une manière plus générale, la fin proclamée des idéologies et de leur imposition systématique, c’est à dire l’abandon du « sens officiel de l’Histoire », n’est-elle pas un progrès considérable vers une liberté exercée et des droits de l’homme concrets ?

La réalité est moins idyllique, d’une part en raison de la pesanteur des systèmes étatiques et sociaux dont les élucubrations continuent de s’appesantir à « sens unique », voire obligatoire, sur la pensée des hommes; d’autre part, à cause de l’individualisme et du corporatisme exacerbés par la conquête des libertés et qui ont détérioré la perception qu’on avait du « bien commun » ainsi que la conscience des devoirs collectifs.

Serait-ce alors un marché de dupes ? Des libertés plus ou moins factices, octroyées par démagogie et du bout des lèvres, en échange d’un conformisme général et d’une passivité dans lesquelles il leur est impossible de s’exercer. Les hommes n’auraient abandonné certains des repères qui leur étaient imposés et leur sens su destin que pour se laisser embarquer dans un vaste mouvement pseudo-libéral, aux contours aussi flous que son courant paraît inévitable: une sorte de fleuve en crue, irrépréssible et indéfini !

Si cette analyse est fondée, la quête contemporaine de sens ne serait qu’une illusion. Pourquoi les hommes rechercheraient-ils avec une telle insistance ce qu’ils ont rejeté il ya quelques décennies, et qui resurgit pourtant sous une autre forme, celle de « la pensée unique » qui verrouille littéralement nos sociétés et les empêche de respirer librement ?

Le cadre de l’action

En réalité, ce n’est pas à proprement parler de sens dont nous serions privés, puisque, en principe, il est désormais du pouvoir et de la responsabilité de chacun de décider de son destin. Plus gravement, ce qui manque aujourd’hui, c’est la possibilité d’exercer ce libre-arbitre; ce qui fait défaut, ce n’est pas la liberté, mais les conditions de la liberté. Qu’est-ce à diren ? Simplement, qu’aucun homme n’est lihre dans la solitude, que le sens de la vie se dessine dans la collectivitéet au milieu des autres hommes. Non seulement la vieille formule « la liberté de chacune s’arrête là où commence celle des autres » est confirmée, mais elle s’impose avec plus de forceencore sous l’effet de la mondialisation, avec les progrès des techniques et de la démocratie. D’un côté, la liberté conquise conduit à l’individualisme et à la solitude, d’un autre, les libertés octroyées par la société ne sont praticables que dans une communauté de citoyens. C’est le cadre ancien de celle-ci, notre Etat-nation, à la fois trop ancien, trop rigide et trop autoritaire qu’il faut absolument élargie, aérer et assouplir.

Le cadre général d’exercice des libertés – que nous appelons démocratie, mais qui n’est pas exclusif du modèle européen – a, à l’évidence, une dimension spatiale. Première difficulté: le cadre national habituel s’avère insuffisant à satisfaire l’exercice des libertés individuelles dont les fondements sont universels ; en revanche, la confusion actuelle des espaces, du local au mondial, ôte toute référence aux lieux d’exercice des libertés. Ce cadre devrait avoir aussi une dimension éthique: est-ce la liberté de faire n’importe quoi, le laisser aller, le bon vouloir ? Seconde difficulté: les moeurs, les croyances, la dignité de l’homme s’opposent à un laxisme généralisé. Certaines sociétés entrent en résistance par un refus de la modernité, par un repli sur elles-mêmes; par exemple en se protégeant de l’image dégradée de la femme – sur papier glacé – que véhiculent les médias occidentaux.

Quel que soit le domaine requis – spatial ou ethique -, la première question qui se pose est celle des limites. Quels sont les contours de l’action ? Jusqu’où peut-on aller trop loin avec la nation (fondement et lieu d’exercice de la démocratie), avec la morale (ciment des civilisations et lien entre les générations), avec le corps humain (irréductible à celui d’un animal même si la barrière des espèces nous fait défection), avec le respect de la vie (zéro mort ici, un génocide ailleurs…) ? Dans ce temps de globalisation obligée et d’enpansion continue où justement, à mesure des progrès, s’estompent et s’éloignent les limites, cet indéfini nous inquiète.

S’il est vrai que nous avons perdu dans le même temps nos repères – le sens de la vie et les limites de l’action – , alors il ne faut s’étonner ni du malaise ambiant, ni de l’extraordinaire prime de situation dont bénéficient les superstructures de nos sociétés. Tant que, à travers des élites intellectuelles, politiques et administratives – le tout-Etat -, elles seront de connivence pour proclamer les droits de l’homme tout en s’arrangeant par ailleurs à les vider de leur réalité en maintenant la loi du plus fort – le rapport de forces -, il n’y a aucune raison pour que les citoyens puissent envisager d’exercer leur liberté ni les individus décider de leur destin.

Le défi des démocraties modernes, c’est de permettre à des hommes potentiellement libres d’exercer cette responsabilité que confère la liberté. Etre responsable, c’est agir dans un ensemble. Et cet ensemble, visiblement, est à reconstruire. Non pas par le haut – inspiration, prophète, homme providentiel – comme ce fut le cas tout au long de l’Histoire, mais par le bas – individus, citoyens – comme nous n’avons pas appris à le faire. Non par le « sens », mais par la redéfinition d’un cadre général, par les « limites » que nous accepterons de conférer à nos actions, celles qui répondront d’une ambition collective, d’un projet politique, de règles du jeu.

Ne nous racontons pas d’histoires: tous ces discours sont aussi hypocrites que mensongers. Cette « quête de sens » est un alibi pour fuir la réalité d’un système politique et social à bout de souffle, qu’il n’appartient à personne d’autre qu’à nous même de reconstruire sur des bases nouvelles, voulues, décidées en commun. Alors, nous n’aurons plus à implorer je ne sais quelle révélation pour retrouver « un sens à la vie ».