Après le 11 septembre américain, le 11 mars espagnol ; et entre ces deux dates sanglantes, d’autres scènes de carnage dans tout l’arc de crise arabo-musulman, de Casablanca à Bali, de Djerba à Karachi, avec son épicentre irakien, scènes qui entretiennent le drame et qu’il ne faudrait ni minimiser ni banaliser. La tragédie de l’histoire se déroule, acte après acte, avec ses deux points culminants à New York et à Madrid.
La démocratie d’émotion
Manifestement, les terroristes, pourtant pourchassés et décimés, continuent de frapper où et quand ils veulent. Ils ont cet avantage incomparable de décider du choix des armes, du lieu, du moment, presque de désigner leurs victimes. Apparemment, ils savent ce qu’ils font et, tout aveugles et insensibles qu’ils soient au sentiment d’humanité, ils poursuivent imperturbablement leurs buts : punir les Occidentaux, apeurer les sociétés, perturber les démocraties. Ils réussissent ainsi à les blesser. Mais ils veulent surtout provoquer ces pays, les pousser à radicaliser leurs réactions, les attirer sur leur propre terrain, dans une guerre incertaine et sans visage. Ils comptent évidemment sur la peur collective mais surtout sur la caisse de résonance des médias, leur souci d’amplification, leur sens de la dramatisation, souvent leur penchant à l’exagération.
Tout indique que les terroristes parviennent à atteindre leurs fins : les démocraties sont vulnérables, leurs systèmes politiques fragilisés, alors qu’elles traversent en outre une grave crise d’identité et de conscience, et qu’elles sont déboussolées par le tournis que donne la mondialisation.
Aux Etats-Unis, après le remarquable sursaut patriotique du peuple américain, le gouvernement républicain, sous la houlette de ses néo-conservateurs, s’est laissé aller à des réactions intempestives – et mal fondées – et entraîner dans des aventures militaires spectaculaires – mais finalement décevantes – en Afghanistan et surtout en Irak en mars 2003. S’il a incontestablement marqué des points en Afghanistan, où il traque toujours l’état-major d’Al Qaïda, en revanche il s’est enlisé en Irak, devenu en moins d’un an un théâtre d’opérations privilégié pour les terroristes. Ainsi, « la guerre contre le terrorisme » que les Américains ont persuadé certains de leurs alliés de conduire à leurs côtés s’avère être un piège coûteux et sanglant ; elle préfigure ce « choc des civilisations » dont on se demande finalement si, derrière son déguisement en confrontation du Bien et du Mal, il n’est pas le désir secret des protagonistes.
En Espagne, la réaction populaire a été aussi vive : une sanction électorale immédiate qui a pris l’ampleur d’un séisme politique. Le traumatisme subi par la population espagnole, conjugué aux erreurs d’appréciation – pour le moins – du gouvernement sortant, a influencé les élections au-delà de toute prévision. Les terroristes ont effectivement provoqué la chute d’Aznar avant même qu’il se retire, démontrant – plus ou moins volontairement – leur capacité à modifier les équilibres politiques et le destin de la démocratie espagnole.
Dans les deux cas, américain et espagnol, les effets politiques directs du terrorisme sont considérables ; ils se constatent dans le court terme par les réactions des gouvernements et des peuples. Mais ils devraient se révéler tout aussi importants à plus longue échéance car, en touchant les démocraties au cœur, ils agissent sur leurs ressorts profonds, ces ressorts qui ont permis de venir à bout des totalitarismes du XXe siècle et dont les terroristes, qui sont d’abord et avant tout des totalitaires, ignorent tout. Entre le fanatisme des terroristes, aveuglés par la haine – condamnés en cela à l’engrenage de la violence -, et la « sagesse » des démocraties, il y a un fossé qu’il faut que celles-ci s’organisent pour le rendre infranchissable.
Ça n’arrive pas qu’aux autres…
D’une certaine façon, les attentats de Madrid, deuxième coup direct porté au cœur d’une nation démocratique, arrivent au « bon moment ».
D’abord, pour stimuler les Européens, enclins pour les uns à laisser retomber leur vigilance, pour quelques autres à mettre toute leur confiance dans l’action des Etats-Unis : le 11 mars vient rappeler utilement que « ça n’arrive pas qu’aux autres » et qu’il faut prêter l’attention qu’elles requièrent aux déclarations menaçantes des provocateurs islamistes ; beaucoup de pays européens sont encore insouciants de la réalité de la menace ; trop d’entre eux sont indulgents et accueillent des réseaux dont ils sous-estiment le caractère dangereux.
Ensuite, ces attentats démontrent symboliquement, 911 jours après le 9/11/2001, la relative inefficacité des méthodes employées dans cette fameuse « guerre contre le terrorisme ». Un coup de pied a été donné dans la fourmilière afghane, mais les fourmis se sont dispersées et ont recréé de nouvelles colonies, ailleurs. Cette guerre, confiée à d’énormes moyens militaires conventionnels, conduite du « fort au faible », paraît mal engagée et contre productive ; loin de juguler le terrorisme, il semble qu’elle l’ait au contraire renforcé et stimulé. Le 11 mars autorise – oblige ? – à faire ce constat d’échec.
Enfin, face aux perspectives politiques et stratégiques qu’une poursuite des attentats terroristes fait peser sur les démocraties occidentales, il est permis d’espérer que celles-ci vont prendre sérieusement en compte ce fléau, réfléchir à une stratégie d’action commune et s’engager dans la voie qui leur permettra de surmonter cette crise et de reprendre en main leur destin.
L’Union contre le Terrorisme
Il est vrai que les démocraties, d’apparence si vulnérables, ont, lorsqu’elles sont acculées, des ressources souvent sous-estimées : celles de puiser au fond d’elles-mêmes, de leur culture, de leur histoire, des capacités de changement, des forces nouvelles d’action. En sont-elles encore capables ? Aujourd’hui, les démocraties sont effectivement au pied du mur : confrontées en particulier à des problèmes de « gouvernance sociale » d’une gravité inédite, leurs équilibres politiques incertains sont à la merci des terroristes. Une dizaine de pays européens et les Etats-Unis vont affronter des échéances électorales déterminantes d’ici la fin de l’année 2004 ; le sort de ces scrutins ne devrait tenir qu’à eux-mêmes et non aux terroristes ; les démocraties ne peuvent vivre et fonctionner librement sous une telle menace. C’est donc de la qualité du débat démocratique – en particulier sur la sécurité commune – et de la capacité à prendre en compte la menace du terrorisme que dépend la sérénité des votes.
Aux Etats-Unis, on peut espérer que les citoyens américains sauront retrouver la voie de la mesure et de l’efficacité. En Europe, nous devons peser de toutes nos forces pour que la lutte contre le terrorisme ne se limite pas à des mesures de précaution et à des plans de vigilance. Lorsque le terrorisme parvient à frapper des sociétés, cela prouve que l’ordre normal des choses est détraqué. C’est donc un « ordre européen » qu’il faut (re)construire, c’est-à-dire (re)mettre l’Europe « en marche ».
A travers les médias et l’opinion publique, le terrorisme pèse de toute son influence sur le pouvoir politique ; si celui-ci est faible, divisé, inquiet, il se trouve incapable de faire face ; si au contraire, il prend la mesure exacte de ses responsabi-lités, qu’il se comporte comme « le maillon fort » du dispositif, alors il y a de grandes chances que le terrorisme se heurte à un mur.
Ce dont le politique a besoin en priorité, c’est de « services » spécialisés adaptés à la menace ; ils sont le véritable « bras armé » du pouvoir. En l’occurrence, leur diversité et leur cloisonnement à l’intérieur des frontières et surtout au niveau européen obèrent leur efficacité de réaction et leur capacité à détecter des réseaux puis à prévenir de passages éventuels à l’acte. Le Président de la Commission et « Monsieur PESC » viennent de dénoncer sans égards la carence du « renseignement européen ». Si l’unification des services nationaux est encore aujourd’hui une vue de l’esprit, en revanche la création d’un observatoire européen du terrorisme – un lieu de synthèse et de coordination – ne devrait pas se heurter à des oppositions trop farouches et être donc rapidement envisageable. En tout cas, il faut absolument que les 25 pays concernés soient à l’unisson et qu’aucun d’entre eux ne puisse accepter de servir de refuge ou de base arrière aux terroristes. S’il y a encore beaucoup à faire sur le plan policier et judiciaire pour rapprocher les législations et harmoniser les méthodes, il faut avant tout une vision d’ensemble de la situation que seul peut procurer un organisme commun permanent.
Face au terrorisme, la meilleure arme reste toutefois la cohésion sociale. Si les terroristes nous inquiètent tant, en dehors des dégâts physiques qu’ils sont capables d’infliger, c’est parce qu’ils peuvent mettre à jour et accentuer les « fractures » qui se sont révélées dans nos sociétés depuis une quinzaine d’années. Le terrorisme est un assaut contre la société et un défi à sa cohésion. Il peut entraîner des réactions imprévisibles des citoyens à l’occasion des élections, soit comme on l’a observé en Espagne le 14 mars pour sortir le sortant, soit pour favoriser les extrêmes et mettre les démocraties en danger. Il y a là un risque considérable devant lequel les petites querelles politiciennes devraient s’effacer.
S’agissant enfin de l’Europe, la menace terroriste peut apparaître comme une occasion formidable de relancer un mécanisme fortement éprouvé par les divisions profondes des pays membres sur des sujets essentiels, au premier rang desquels figure justement la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Après une période calamiteuse, une menace commune d’un type relativement inédit est une opportunité de faire bouger les lignes politiques européennes. A une menace commune et nouvelle devrait correspondre une réponse unique et innovante : un sursaut d’intégration européenne, une dimension qualitative sortie du tout économique et administratif, et se dotant d’un vrai « projet politique ».
Ce que recherchent les terroristes, c’est de nous attirer à déclarer nous aussi « la guerre au terrorisme », formule dont on sait depuis longtemps qu’elle est à la fois inefficace et dangereuse ; inefficace, car elle consiste à se laisser attirer sur leur terrain et à s’y enliser ; dangereuse, car elle conduit à se soumettre à leurs procédés et à y perdre son âme. Il ne faut pas espérer vaincre un fléau comme le terrorisme par la guerre, car la guerre est impuissante à régler le type de problèmes – d’ordre politique – que pose le terrorisme, elle ne peut que les accentuer et même les rendre irréversibles. A une question aussi « politique », il faut une ou, mieux, des réponses politiques. Le terrorisme est sans doute le symptôme le plus grave du déficit politique qui afflige nos sociétés de l’après-guerre.