La « nouvelle économie » nous le confirme : nous entrons à toute allure dans l’ère de l’information. Vitesse du changement qui explique en grande partie la brutalité de l’époque, ses désordres, ses déséquilibres et nos inquiétudes. Plus qu’une évolution, il s’agit bien d’une mutation. Loin de signifier une fin, elle indique une accélération et une transformation grâce à des techniques, donc à des moyens, puis à des structures, enfin à des conceptions de la vie et du monde totalement renouvelés. L’ère de l’information, comme celles qui l’ont précédée – agraire puis industrielle -, possède des caractéristiques, une logique et une dynamique qui lui sont propres. Celles-ci vont révolutionner non seulement le cadre de vie, mais aussi les comportements humains et les relations entre les peuples. C’est à dire que la conflictualité, elle-même expression du changement et des résistances auxquelles il se heurte, va connaître elle aussi sa mutation. Déjà, dans les modes de conflits habituels, la part de l’information n’a cessé de croître: leur dimension « psychologique » est devenue primordiale.
L’ère de l’information correspond à une véritable révolution de la conflictualité, parce que la guerre y change non seulement de degré ou de forme, mais de nature. De degré, par la globalisation des phénomènes et l’abolition des frontières, la guerre atteint à une mondialisation effective. De forme, par son emprise universelle et l’étendue de ses moyens, elle n’épargne aucune activité humaine. De nature, en dématérialisant – en « déterritorialisant » – le cadre des rivalités, elle rend caduque, car inutilisable, la notion d’ennemi comme elle démode la vieille suprématie de la puissance. L’idée d’adversité fait place au concept de concurrence, le territoire est devenu virtuel, la confrontation physique aléatoire est rejetée comme inutile et coûteuse. Si les relations humaines sont toujours – plus que jamais ? – conflictuelles, les rapports de forces se traduisent désormais en luttes d’influence. Elles deviennent progressivement « la guerre en soi ».
Dans ce gigantesque bras de fer qui s’amorce, seule la bataille initiale est franchement engagée qui est celle des contenants. Elle occupe toute l’actualité avec la bagarre générale des entreprises pour constituer de mégas groupes de taille mondiale et imposer leur domination sur la Toile, c’est à dire sur le champ de bataille du nouveau monde. Impressionnante par l’ampleur des capitaux mobilisés, même si leurs sommes – plusieurs centaines de milliards de dollars pour AOL-TimeWarner ou pour Vodafone-Mannesmann – sont elles aussi virtuelles, gigantesque par la fuite en avant technologique à laquelle elle donne lieu, cette bataille sans merci de Titans économiques se déroule en dehors des Etats totalement dépassés et impuissants face à ce déploiement de forces ; bataille qui privilégie l’assaillant quel qu’il soit, en l’absence de limites et après la péremption des règles du jeu. C’est la porte grande ouverte aux réseaux de prédateurs de toutes obédiences et à leurs ressources douteuses. Trente ans à peine après le règne de la dissuasion qui sacralisait la défense des Etats, c’est un pied de nez à tous les critères de sécurité, d’autant que les systèmes qui s’échafaudent dans la précipitation sont fragiles et particulièrement perméables aux attaques des « hackers » et autres « snipers » du web. Aux mains de nouvelles puissances « illégitimes »,le monde de l’information se construit dans une lutte sauvage, dans la fuite en avant et dans l’insécurité.
Dans la seconde bataille, celle des contenus, essentielle pour l’avenir des sociétés, nous n’en sommes qu’aux premiers combats. Initialement, tout ce « hardware » paraissait destiné à accompagner la civilisation des loisirs en véhiculant du savoir et des jeux. Aujourd’hui, c’est la prise de conscience du fantastique champ commercial qui s’ouvre aux acteurs de la Toile; le « e-business » est le moteur et l’enjeu de cette empoignade générale. Pour l’instant, il semble obséder et saturer le monde de l’information jusqu’à « une marchandisation progressive de toutes choses, y compris des vivants et des humains », comme l’écrit Edgar Morin. Apparence trompeuse, compte tenu du formidable appareil de propagande de d’intoxication que constituent les moyens modernes de communication. Système incontrôlé et sans limites, le web se présente surtout comme un tremplin pour les sectarismes, les extémismes, les contestataires et tous les marchands de fantasmes. La Milice américaine en donne un « mauvais » exemple qui y fait ainsi impunément la promotion de slogans racistes, sexistes, xénophobes… comme le rapporte Manuel Castells dans Le Pouvoir de l’identité (Fayard – 1999). Masquée par l’explosion commerciale, la bataille du contenu risque d’être conduite par terroristes de la désinformation, abusant tous les déçus de la révolution en cours. Cette prodigieuse bagarre, sans doute au coeur de la conflictualité des prochaines décennies, serait pourtant l’occasion exceptionnelle de conduire un autre combat, celui des idées sans lesquelles les démocraties ne résisteront pas à la tourmente. La bataille de l’info n’est pas nécessairement perdue pour les valeurs de l’humanisme ; encore faudrait-il avoir le courage de s’y lancer.
En réalité, les batailles de l’info sont indissociables ; si la première continue d’être ainsi conduite par des acteurs irresponsables, si les Etats légitimes ne parviennent pas à négocier une règle du jeu qui tienne d’abord compte des enjeux politiques et à contrôler les voies du futur, la seconde bataille se déroulera exclusivement entre les marchands et les idéologues. Quel destin !