Dès septembre 2001, il y a précisément vingt ans, j’avais publié ACTUEL 8 intitulé la Tragédie de l’Histoire dans lequel j’exprimais mes craintes que le « Nach Kaboul » américain en réaction aux attentats des Twin Towers de New York ne sombre, comme tous les autres slogans simplistes, dans les abysses de l’Histoire. J’avais raison, bien sûr, à moindre risque de me tromper tant les événements, les circonstances, les instigateurs, le théâtre d’opérations et l’environnement géopolitique semblaient se coaguler pour faire précipiter cette expédition vengeresse dans un fiasco retentissant. Avant d’en venir à l’onde de choc que ne manquera pas de provoquer la chute de Kaboul aux mains des talibans, un bref retour sur image n’est pas inutile.
Une débâcle politico-stratégique
D’abord cette précipitation irréfléchie d’un Président américain, en l’occurrence George W. Bush, à aller porter le fer en territoire inconnu mais réputé pour sa malfaisance, pour tenter de laver l’affront inouï qui venait d’être fait à l’hyper-puissante Amérique ; et cette croyance des néoconservateurs qui le conseillaient dans la supériorité absolue de la force armée démocratique pour expurger le monde de ses maléfices.
Ensuite la conception stratégique toute clausewitzienne du commandement américain pour lequel l’alliance du renseignement et de la force de frappe devait rendre son action invincible ; mais comme au Vietnam quarante ans plus tôt, ni l’envoi de renforts massifs, ni l’adoption des recettes magiques de la contre-insurrection – bataille d’Alger-modèle et autres théories françaises -, ni l’emploi de technologies up to date, ne parvinrent jamais à laisser espérer une pacification illusoire. L’article du Colonel Michel Goya dans le Figaro du 17 août décrit parfaitement les péripéties de cette guerre éternelle, contaminée autant par les fautes politiques des dirigeants américains que par les erreurs stratégiques des chefs militaires. Il faut rappeler avec lui la participation des forces françaises aux opérations jusqu’en 2014, à un niveau certes fort modeste, mais qui aurait dû nous alerter sur l’insanité de ce type de conflit et susciter la réflexion de nos états-majors sur la légèreté de nos engagements tactiques ; l’embuscade d’Uzbin en particulier nous rappelait à de douloureuses réalités guerrières que nous avions trop vite effacées de nos mémoires.
Enfin, après une conduite aberrante de la guerre, une incompétence incroyable dans les tentatives de pacification et de « state building » à coups de milliers de milliards de dollars qui ont favorisé une corruption déjà endémique, la prise de conscience soudaine d’un échec irrémissible suivie de la décision brutale de retrait. Comment un pays aussi puissant que les Etats-Unis, une organisation aussi rôdée, une administration aussi solide et riche de talents innombrables, ont-ils pu être aussi inefficaces ? Certes, les Américains sont totalement étrangers aux réalités extérieures, aux systèmes féodaux, aux relations claniques, aux subtilités orientales. Mais de là à sacrifier deux mille cinq cents de leurs soldats, à mettre en danger de mort des millions d’Afghanes et d’Afghans, à abandonner un pays sans regret ni remords comme le signifia le Président Biden dans son intervention télévisée du 16 août au lendemain de la prise de Kaboul par les talibans, voilà qui conforte tous ceux qui se méfient de l’Amérique, de ses alliances, de ses engagements, de sa loyauté.
Ce que retiennent à juste titre les médias, c’est l’humiliation américaine, le parallèle si tentant avec la chute de Saïgon en 1975 mais aussi avec la multitude des fiascos subis à Téhéran en 1979, puis à Mogadiscio et à Bagdad. Cette succession d’échecs peut laisser insensibles les politiques américains dont le cuir est tanné et les intérêts majeurs sont situés ailleurs, mais la patrie de la Liberté et le pays symbole de l’efficacité en prennent un coup. Les Etats-Unis sont réellement une très grande puissance mais sapée par ses incohérences stratégiques et son cynisme géopolitique ; l’immoralité politique peut souvent triompher, elle finit toujours par entraîner ses instigateurs dans la chute et avec eux les peuples qui leur ont confié le pouvoir. Les Américains partis et enfin débarrassés du sparadrap afghan, comment le pays sous la férule talibane va-t-il influer dans sa région d’Asie centrale et, sans doute plus largement, dans les rivalités de puissance ? On peut émettre à cet égard des hypothèses qui s’inscrivent dans deux registres, celui des religions et celui des relations internationales, l’un n’étant d’ailleurs pas exclusif de l’autre.
Une probable tempête géopolitique
Puisqu’ils ont déjà exercé le pouvoir dans leur pays de 1996 à 2001 d’où ils ont été chassés par l’expédition américaine anti-Al Qaida, personne ne peut ignorer de quelle idéologie se nourrissent les talibans ni douter de leur résolution à appliquer la loi islamiste, la charia, dans sa rigueur originelle. Les déclarations apaisantes que font leurs porte-paroles depuis leur intrusion sans coup férir dans Kaboul sont de bonne tactique en ce temps de chaos ; de même que leurs propos rassurants à l’égard des puissances environnantes. A peine débarqués dans leur capitale et alors qu’ils n’ont pas encore formé de gouvernement, ils ne vont pas commencer par se mettre à dos Pakistanais, Iraniens, Turcs, mais surtout Russes et Chinois dont ils auront bien besoin au moins dans les prochaines années.
On peut d’abord douter de la stabilité puis de l’efficacité du régime taliban, réfugié au Pakistan voisin depuis vingt ans et qui n’a d’autre légitimité que celle d’une force imposée depuis l’étranger. Comme tout mouvement de résistance accédant au pouvoir, le choc des réalités peut révéler les rivalités claniques, les discordances idéologiques et les intérêts divergents parmi des dirigeants mal connus et peu expérimentés. L’essentiel sera de voir quelle sera sa relation avec le peuple afghan, notamment celui des villes plus familier des normes occidentales que de la loi islamique ; et peut-être surtout avec les « seigneurs de la guerre » qui règnent en pays pachtoun et sont jaloux de leur autonomie féodale. Les premiers mois du gouvernement taliban indiqueront ses tendances lourdes et seront cruciaux ; mais on peut parier qu’ils seront compliqués.
Le deuxième problème qui vient à l’esprit est celui de l’islam des talibans. Noyau d’al-Qaida et fomenteur du terrorisme international avant que le relai soit pris par le califat syro-irakien de Daesh, le système taliban est avant tout un mouvement révolutionnaire sunnite. Quelles seront alors ses relations avec les mollah iraniens chiites dont on dit que le régime pourrait leur servir de modèle ? Leur voisinage ne précèderait-il pas une confrontation doctrinale du genre de celle qui opposa protestants et catholiques pendant le siècle tragique des guerres de religion européennes ? Y aura-t-il un Cardinal de Richelieu moyen-oriental pour en tirer parti et conduire aux fameux traités de Westphalie qui établirent l’ordre étatique sur notre continent ? Avec ce nouveau régime afghan, on assiste à une radicalisation effrénée de l’islam et à un morcellement, non seulement entre sunnites et chiites mais entre sous-mouvements claniques, qui n’augure rien de bon dans la zone qui va de la Méditerranée aux frontières des grands empires russe, chinois et indien. Nous ne les avons plus en mémoire, mais tous les récits en attestent : les guerres de religion sont les plus cruelles, les plus dévastatrices et les plus stigmatisantes de l’histoire humaine. Les péripéties islamiques dont nous sommes témoins depuis vingt ans n’étaient sans doute qu’un prologue aux futurs incendies intra-religieux.
Puisque l’Europe a heureusement perdu depuis quelques décennies son statut d’épicentre conflictuel du monde et que les intérêts pétroliers inhibiteurs se sont atténués au Moyen-Orient, l’Asie centrale coche bien des cases pour devenir à son tour la zone principale des affrontements de puissances. Et en premier lieu des puissances régionales. On connaît la nostalgie du Président Erdogan pour l’impérialisme ottoman. Sa haine de l’empire perse pourrait nourrir une affection particulière pour les talibans, parfait ennemi de revers à l’encontre des mollahs iraniens. Son intrusion avec six cents hommes pour prendre le relai américain et assurer la sécurité de l’aéroport de Kaboul peut en être un indice révélateur. La position de l’Arabie saoudite ne devrait guère être différente qui trouverait dans le futur gouvernement afghan un allié de circonstance et de religion pour contrer l’expansionnisme iranien au Moyen-Orient (Syrie, Irak, Liban…). Il ne faudrait pas oublier le Pakistan, base arrière des talibans depuis leur origine, mais dont les mouvements d’opposition pourraient désormais trouver refuge en Afghanistan et compliquer quelque peu les relations entre les deux pays.
Si les chancelleries se précipitent aujourd’hui pour assurer les dirigeants afghans de leur neutralité bienveillante, qu’il s’agisse de Moscou ou de Pékin, il est moins sûr que ces adoubements soient sincères. En effet, depuis vingt ans, toutes les puissances frontalières de l’Asie centrale se satisfaisaient parfaitement de la présence américaine qui maintenait la région dans une situation sinon pacifiée du moins contrôlée. Le départ américain crée un vide d’autant plus abyssal qu’il s’est produit en quelques mois et sans qu’en aient été prévues les conséquences à court terme. Les services de renseignement américains eux-mêmes ne prévoyaient rien de tel à ce qui s’est passé depuis le 15 août et envisageaient même une cohabitation possible entre le gouvernement légal et la rébellion talibane. On ne peut ignorer, ni à Moscou ni à Pékin, le profond bouleversement que le nouveau pouvoir afghan va provoquer dans toute la région. En effet, les talibans ne manquent ni d’alliés ni d’adversaires en Asie centrale ; ils pourraient très rapidement investir leurs voisins kirghize, tadjike et ouzbèke et y semer les graines islamistes. Voilà qui n’arrangerait nullement les affaires des Russes, des Chinois et des Indiens, les trois grandes puissances riveraines de cette Asie effectivement centrale.
La Chine est évidemment le pays le plus touché par le bouleversement afghan. A cet égard, le repli américain qu’on peut qualifier de « non-stratégique » n’est peut-être pas aussi innocent et immoral qu’il apparaît à première vue. D’abord il serait aventureux de prendre les Américains pour des « crétins stratégiques » ; même si leur politique étrangère est souvent grossière, il leur arrive d’être malins, voire machiavéliens : Henry Kissinger, leur « Metternich » en est un bon exemple qui prit les Soviétiques au jeu sino-américain, ou Ronald Reagan qui força les mêmes à la course aux armements. Faute de pouvoir régler avant longtemps le problème afghan, pourquoi ne pas miner le terrain et laisser derrière eux cette bombe à retardement que sera un régime islamiste à proximité de « routes de la soie » vitales pour Pékin (dont le corridor pakistanais) et, surtout, au voisinage d’un Xinjiang ouigour et rebelle ? Lorsque la guerre est perdue, autant brûler ses vaisseaux et laisser à d’autres le soin de subir le chaos. Il est probable que les talibans sauront faire avaler pas mal de couleuvres aux apparatchiks du PCC pour négocier une cohabitation pacifique que ceux-ci paieront au prix fort le jour venu. Ce n’est qu’une hypothèse mais elle mérite d’être étudiée.
Moscou a toujours eu des visées sur l’Asie centrale, c’est un point dur de la politique russe depuis des siècles, le fameux accès aux mers chaudes. Du temps de l’Union soviétique, six pays en -stan de la région constituaient des républiques soviétiques, il ne manquait que le septième, l’Afghanistan, dans lequel l’Armée rouge tenta sans succès de maintenir au pouvoir un régime communiste. Certes, la Russie de Poutine a reconquis la mer Noire avec l’annexion de la Crimée, elle a établi ses bases en Méditerranée orientale grâce au syrien Assad, mais cela ne lui ouvre toujours pas les portes de l’océan Indien. La pollution de l’Asie centrale par le régime taliban ne devrait pas faciliter la réalisation du grand rêve stratégique du tsar Poutine.
Ou l’on verra bientôt comment deux régimes dictatoriaux – le russe et le chinois – devraient se heurter de plein fouet à un troisième – totalitaire. Rappelons pour mémoire que, dans l’histoire, les rivalités d’empires ont été à l’origine de tous les grands chocs conflictuels et que, depuis qu’elles existent, les démocraties ne se sont pas fait la guerre.
Nous sommes là proches de l’Empire des Steppes qui, de Gengis Khan à Kubilai, fut le plus grand du monde ; et nous sommes loin des Lumières et des démocraties libérales européennes. Seule la démocratie indienne en est géographiquement proche et ne peut se désintéresser du sort de son arrière-cour. Mais est-ce vraiment une démocratie et a-t-elle les capacités de peser dans ce que seront les nouvelles tribulations de l’Asie centrale ? Outre le sort dramatique d’un peuple afghan martyrisé et voué à la tyrannie, la recomposition politique d’une partie du monde est en jeu, mettant en cause trois des grandes puissances mondiales. L’Histoire n’est pas finie…
Eric de La Maisonneuve