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Projet, organisation, valeurs

Toute société a un projet, ne serait-ce que de survivre ; pour ce faire, il la conduit à se constituer comme un ensemble humain original, puis à se construire comme nation et à s’organiser autour d’un Etat, c’est-à-dire à se protéger et à se développer.

Tout système stratégique a pour fonction de permettre à cette collectivité de réaliser son projet. Il consiste donc pour l’essentiel et en premier lieu à rendre son organisation cohérente avec ce projet, en second lieu à initier la démarche qui conduira la société sur la voie de ses objectifs. Ces trois éléments, projet, organisation, démarche, constituent les piliers du système stratégique, par nature communs à tous les types de sociétés.

Cette identité d’architecture n’est pas seulement formelle, elle répond de la réalité des sociétés, mais chacune selon son histoire. Si toutes ont pour projet commun de survivre puis de se développer, elles se sont organisées en conséquence selon des structures sociopolitiques plus ou moins élaborées au cours de l’histoire ; elles ont alors adopté la démarche qui leur paraissait le mieux correspondre à leur génie propre pour réaliser leur dessein. Le schéma stratégique est donc partout le même quant à la dialectique des moyens et des fins, car il est fondé sur une même exigence, celle de s’organiser pour (sur)vivre.

De l’inégalité du développement…

En revanche, ce qui varie d’un système à l’autre, c’est la manière de s’y prendre et, par conséquent, le niveau de développement atteint par chaque société. Certaines d’entre elles, par ambition mais le plus souvent par nécessité, ont dû à des artifices d’assurer leur survie. Face à l’adversité – rareté des ressources et/ou hostilité des voisins -, il leur a fallu faire preuve d’ingéniosité, d’une part en inventant des techniques, d’autre part en optimisant leur organisation. Celles qui ont ainsi réussi à multiplier leurs capacités d’action (comme les cités grecques) ont pu alors requalifier leur projet, dépassant le stade primaire de la survie pour nourrir leur ambition et envisager le stade suprême, celui du « bonheur ».

Cette idée de progrès qui sous-tend la logique du bonheur par la technique – la qualité de la vie par la quantité des biens – a conduit à rechercher les méthodes de rationalisation des choix et les modes de relations qui permettaient de déclencher une dynamique et d’accélérer le cours de l’histoire. C’est ainsi que s’est constituée la version moderne du « modèle » occidental à partir du XVIe siècle : mise au point de l’imprimerie pour les relations, maîtrise de l’énergie pour les techniques, démocratie et libéralisme pour l’organisation sociopolitique. Malgré quelques avatars, ce modèle a fait la preuve de sa supériorité, d’abord par son efficacité en termes de développement, ensuite par la déroute des rivaux qui imaginaient pouvoir s’affranchir des données historiques en faisant, par la révolution, « du passé table rase » ; cette supériorité provient, non seulement de la maîtrise technologique, mais surtout de la capacité de maintenir la cohérence entre le niveau atteint par le projet et le mode d’organisation sociopolitique, en pliant celle-ci aux exigences de celui-là. On peut mesurer à quel point la démocratie libérale – et les structures d’entreprises – ont été les organisations les plus efficaces en termes de développement. C’est bien à cause de sa réussite que ce modèle est à l’origine de la mondialisation et que la plupart des sociétés tentent de s’y rallier.

Mais en ce début de XXIe siècle, au moment même où on croyait tenir la formule idéale dont on enseigne la recette dans les écoles de management, ce système donne les signes inquiétants d’un coût devenu aberrant pour une efficacité finalement discutable. La Banque mondiale – instrument financier du système – vient à cet égard de publier un rapport (18 mars 2007) dans lequel elle estime à 4 milliards le nombre de « pauvres » (moins de 8 dollars par jour), soit environ les 2/3 de l’humanité. Et ce alors que le tiers « riche » et développé poursuit sa folle croissance en maltraitant la planète et en épuisant ses ressources. Tous les experts sont d’accord aujourd’hui : le modèle qui a permis à une partie de l’humanité de mettre en œuvre le progrès et d’atteindre une forme aboutie de modernité, ce modèle est condamné. C’est dire que le projet de développement, à la fois insatiable et insatisfaisant, tel qu’il est encore envisagé (et mis en œuvre) par la plupart des sociétés, est désormais impraticable. Un autre argument, tout aussi important, de la difficulté de généralisation de ce modèle à toutes les sociétés est lié à son origine « occidentale » ; c’est autour des structures des sociétés européennes, grâce à leur organisation, donc à leur culture, à leur conception de l’homme et à leur vision du monde, à leur propension à la technique, que s’est construit le modèle stratégique performant dont nous avons hérité. S’il reste aujourd’hui 4 milliards de « pauvres », cela ne signifie-t-il pas que ce modèle est loin d’être universel, en tout cas qu’il n’est pas applicable à tous les types de sociétés ? Tel apparaît le paradoxe d’une mondialisation qui ne profite réellement qu’à un tiers de l’humanité et dont le modèle se révèle culturellement inapplicable et physiquement inextensible.

Pour la première fois sans doute de son histoire, l’humanité voit la logique de son projet de société de « vivre mieux » – par le seul progrès économique – remise en cause ; s’il s’agissait jusqu’à présent de « vivre plus », ce bien-être était acquis par la croissance des biens disponibles et par prélèvement sur les ressources naturelles. Pour éviter l’épuisement de la planète et, à terme, la condamnation de l’humanité – sa survie – il faut absolument « vivre autrement » et s’en mettre tous d’accord, condition d’un développement dit durable. Cet accord sera difficile – à obtenir puis à appliquer – pour tout le monde : les pays riches installés dans leur confort et habitués à la croissance continue de leur niveau de vie ; les pays émergents stoppés en plein élan et contraints de réviser leurs ambitions ; les pays pauvres enfin, déjà condamnés à le rester en raison de la détérioration rapide de leur cadre de vie – sécheresse, déforestation, tempêtes… – et que le changement de projet risque de marginaliser un peu plus.

Quelle sera la nature de ce projet ? Il faudra en discuter, mais ce qui paraît essentiel c’est qu’il soit fondé sur le respect d’un double principe : l’équité entre les hommes et la préservation de la planète. Celle-ci étant le gage de survie de l’humanité, la remise en cause du projet devra toucher au coeur du système actuel et à sa dynamique de fonctionnement – son économie – qu’il tire pour l’essentiel de ses ressources en énergie, dont la consommation massive conduit à leur prochain épuisement – de 50 à 100 ans pour le pétrole – et surtout contribue fortement aux déséquilibres climatiques. Il faudra donc à la fois disposer de moyens de remplacement renouvelables et inoffensifs et évoluer vers des modes de production moins coûteux et plus altruistes.

C’est affaire de technologie et de méthode certes, dans laquelle les sociétés avancées dans leurs recherches ont une responsabilité d’ordre mondial. A quoi bon en effet progresser vers la « société de l’information », voire vers la « société du savoir », étape ultime du développement, si ces avancées ne sont pas partagées et ne profitent pas à l’humanité ? Que fera-t-elle du « savoir » la société qui y parviendra, si elle ne le diffuse pas autour d’elle ? Mais c’est aussi affaire d’organisation. Ce que les sociétés obtiendront moins en quantité de biens, il faudrait qu’elles puissent le compenser en qualité de vie. Or, celle-ci dépend d’elles-mêmes, de leur génie propre, de leur manière d’être et de faire. Et le propre d’une société comme d’une entreprise, c’est bien sa façon de s’organiser, ses habitudes et ses traditions, tout ce que l’histoire lui a enseigné et qu’on appelle sa culture.

…à la diversité des organisations

Cela signifie que le changement nécessaire de nature du projet collectif de société – notre projet d’humanité – ne peut pas faire l’impasse sur la critique du système dominant. Le système actuel est en fait assez primaire : tout tourne autour de l’augmentation incessante du duo production – consommation, fondée sur l’idée fausse de satisfaction de besoins par nature illimités. C’est d’ailleurs l’effet le plus spectaculaire de la mondialisation d’avoir entrepris le nivellement des organisations par le marché, même si, ici ou là, commencent à se manifester quelques réticences à se plier à ces objurgations matérialistes.

On peut parier que la remise en question du projet va redistribuer les cartes. La mondialisation avait un effet direct sur les organisations pour les inciter à l’uniformisation ; elle va désormais devoir se concentrer sur le projet, rendant à chacune des sociétés, avec sa liberté d’action, le soin d’assumer sa diversité. Loin d’aller vers une société unique – cette américanisation rampante à laquelle nous tentions mal de résister -, chaque société va pouvoir retrouver ses traditions, exprimer sa culture et vivre selon ses valeurs. Par voie de conséquence, le système occidental, principal moteur de la mondialisation actuelle, ne devrait plus être considéré comme le « modèle », sinon comme l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

Ce changement de projet, aussi salutaire et donc indispensable qu’il paraisse pour la planète comme pour l’humanité, va pourtant provoquer un véritable traumatisme dans toutes les sociétés ; soit qu’elles doivent réviser leur mode de croissance et consentir à partager leurs richesses et leur savoir, soit qu’elles doivent en rabattre sur leurs perspectives de développement. Pour les sociétés développées, enfermées dans une logique de croissance à tout prix et dans un matérialisme désespérant, une révision aussi radicale de leurs modes de fonctionnement et de leurs structures peut avoir l’effet salutaire d’une nouvelle Renaissance. Pour les sociétés moins avancées, contraintes jusqu’à présent de s’aligner et de se soumettre au système dominant, cette redistribution des cartes pourrait être une véritable libération.

Le modèle unique entretenait un faux débat sur un multilatéralisme de façade ; le projet unique devrait rendre à chaque société sa liberté d’action. En effet, la mondialisation par le projet – au lieu de la mondialisation par le modèle -, si elle oblige tous les Etats à se conformer à une conception générale du développement et au respect de règles communes, va aussi permettre à chacun d’eux de choisir, à partir de son type d’organisation, sa propre voie vers le projet. Qu’il y ait un objectif unique n’empêche nullement que les chemins soient divers et libres en fonction du type d’organisation et de la culture de chacun. Ainsi, sur ces nouvelles bases, l’avantage structurel dont bénéficient les sociétés occidentales devrait se relativiser et, dans le jeu mondial, une partie des handicaps dont souffrent les sociétés moins avancées pourrait être atténué.

Au-delà du traumatisme attendu, le changement de projet doit être considéré comme une véritable nouvelle chance pour toutes les sociétés, à condition bien sûr que les deux autres piliers du système stratégique s’y adaptent. S’agissant de la démarche, elle dépend des savoir-faire, donc des techniques qui seront mises à la disposition des sociétés ; c’est là que résident l’intérêt et l’utilité de la mondialisation en diffusant à bas prix les technologies de la communication (aujourd’hui) et de l’énergie (demain). Sur le plan des organisations sociopolitiques, l’évolution sera plus difficile, celles-ci tirant la plus grande part de leur légitimité de leur longévité et de leur fidélité au passé. Comment renforcer cette légitimité – et les valeurs qui l’accompagnent – sans trahir les apports historiques culturels tout en s’inscrivant dans l’évolution radicale qu’exige la situation ? Tel est le dilemme des sociétés contemporaines.

…et le ressort des valeurs

Par nature, les sociétés sont peu enclines au changement ; leur résistance est naturelle, en quelque sorte immunitaire. Ce qui peut néanmoins les inciter à évoluer tient en trois clés : la volonté politique, la capacité technique, le besoin social.

La volonté politique est un facteur majeur d’évolution des organisations. Non pour tenter de les changer « par décret », mais pour créer des structures neuves à côté ou au-dessus des anciennes, qui les obligent à disparaître ou à se transformer. Toute création nouvelle dans le champ des organisations provoque un bouleversement des compétences et donc une remise en question propice aux changements. L’ONU tant décriée a pourtant modifié le paysage des relations internationales. Qu’eut été la construction européenne sans la CECA ou EURATOM, sans la Commission ou le Parlement européens ? Si l’on veut donner leur chance à toutes les sociétés d’accéder au projet commun, il faudra bien mettre en place un jour les agences mondiales chargées de l’énergie (recherche – production – répartition) et des technologies de l’information. Quant à l’inflexion des organisations existantes, c’est affaire d’hommes, donc d’intelligence et de persuasion. En France où on légifère à tout va, la société ne s’est pas pour autant débloquée !

La capacité technique est un formidable catalyseur d’évolution. Mais il lui faut du temps pour exercer ses effets : une génération pour modifier les mentalités. Sur le long terme, par les progrès des communications, des transports, de l’urbanisme, elle contribue à faire bouger les lignes et à remodeler le paysage social ; c’est alors la façon la plus sûre de remanier en profondeur les organisations.

Le besoin social enfin ou la clé de la  valeur ajoutée. Toutes les sociétés fabriquent et transmettent de la valeur ; ce qu’elles font a nécessairement le sens qu’elles leur donnent, et ce sens est indispensable à leur cohésion et à leur dynamisme. C’est en faisant appel à ces valeurs – chaque société a les siennes façonnées au cours de l’histoire et selon ses croyances – qu’on met en œuvre les vrais ressorts des sociétés. Parmi ces valeurs, beaucoup sont des idéaux communs à toute l’humanité ; c’est sur leur universalisme qu’il faut compter pour éviter les divergences et rapprocher les points de vue. Dans les temps difficiles que nous abordons, elles seront le vrai ciment de la mondialisation.

La stratégie sait critiquer les systèmes, leur efficacité ou leur inadaptation. Elle sait aussi élaborer des ébauches en termes de projet et de démarche, car ce sont ses outils familiers. Mais s’agissant des organisations, et plus encore des valeurs, elle ne peut que constater, pour les unes leur degré de cohérence avec les effets recherchés, pour les autres leur capacité de convergence intersociétale. Leur évolution comme leur affirmation sont affaires d’acteurs ; elles relèvent donc de la politique.