Lors de la préparation du Livre blanc sur la défense à l’été 1993, une des questions posées en commission fut celle des contenus respectifs des concepts de « défense » et de « sécurité » en raison du continuum qui s’avérait être installé entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Certains tenaient pour la validité du concept de « défense globale » telle qu’il était défini par l’Ordonnance de 1959, d’autres pensaient nécessaire de refonder le concept de sécurité en lui transférant cette notion de globalité que la défense ne parvenait plus à intégrer dans les circonstances nouvelles liées aussi bien à la fin de la guerre froide qu’aux premières manifestations de la mondialisation. Sous un prétexte sémantique, en réalité par manque de visibilité stratégique et aussi par conservatisme organique, cette dernière idée fut écartée par les « institutionnels » de la commission. Quels que fussent les arguments alors invoqués, le problème était réel. Quinze ans plus tard, il le demeure. Et la refondation du concept de « sécurité », loin d’être une simple affaire de vocabulaire, reste une question centrale pour le fonctionnement et l’avenir de notre société et, plus généralement, pour les relations entre les divers pays du monde.
En effet, l’actuelle imprécision doctrinale place ce qu’on peut appeler notre système de garantie dans une situation de relative impuissance, en raison de risques multiples de déstabilisation et eu égard à nos propres vulnérabilités, situation particulièrement dangereuse dans la période critique de mutation que nous traversons. Jusqu’à présent, notre système de sécurité générale s’incarnait principalement dans notre appareil de défense ; cette articulation défense militaire – sécurité civile, par ailleurs lourde et difficile à mettre en œuvre, a perdu une partie de sa pertinence sous les effets conjugués et accélérés de la fin de la guerre froide, de la mondialisation et de l’irruption de nouvelles technologies. En réalité, et c’est aujourd’hui une évidence inquiétante, les outils de protection dont nous disposons datent d’une autre époque et, n’étant pas intégrés dans un système global de sécurité, peinent à remplir les fonctions qu’on continue de leur assigner.
La sécurité par la « défense »
Chaque époque de mutation provoque des turbulences, le changement étant d’abord facteur d’insécurité avant de devenir base de modernité. Une période – semblable – à laquelle nous pourrions faire référence, toutes choses égales par ailleurs, serait celle de la révolution des Temps Modernes ; celle-ci, initiée durant le « long » XVIe siècle – en réalité dès les années 1450 -, a permis aux sociétés concernées de prendre la mesure du changement et de conduire, dans le temps, les adaptations nécessaires. Si la transformation que nous connaissons aujourd’hui est d’ampleur comparable, elle s’effectue par contre dans un temps court et au rythme effréné du développement de l’informatique ; elle s’applique en outre non plus à quelques pays européens mais à la totalité du monde, non plus à une population restreinte, localisée et assez homogène, mais à une humanité de 6,5 milliards d’individus, très inégalement distribués sur l’échelle du développement.
Les turbulences provoquées par la révolution des Temps Modernes furent d’abord d’ordre politique et la principale signa la fin de la féodalité ; entre les sursauts de cette dernière et le triomphe de l’Etat-nation (à la française) s’ensuivit, entre les divers pays européens, une compétition pour la suprématie sur le continent, qui se concrétisa pour l’essentiel par des rivalités territoriales. D’une certaine façon – pendant près de trois siècles, de 1648 à 1945, – les distorsions liées aux divers effets de la révolution du XVIe siècle se sont réglées par la « guerre », une guerre quasi permanente mais limitée (jusqu’à la fin du XIXe siècle), une guerre qui était alors effectivement la stricte continuation de la politique, selon la formule rabâchée de Clausewitz. D’autres déséquilibres naquirent de la révolution des Temps Modernes, dans l’ordre économique et social en particulier, ferments d’insécurités potentielles. Mais l’ordre politique dominant, en s’arrogeant (par l’armée permanente) le monopole de la violence, était parvenu à minimaliser toutes ces insécurités au profit d’une seule obsession, celle de la « sécurité du territoire », c’est-à-dire de façon formelle la consolidation de l’Etat par la lutte contre les ennemis de la nation. La question de la défense du « pré carré », donc de la survie nationale, était l’argument suprême qui transcendait alors toutes les formes de sécurité, celles-ci devenant secondes devant un tel enjeu ou étant données de surcroît en cas de réussite. C’est ainsi que nos nations, tout au long des derniers siècles, se sont construites par la guerre, partant du principe qu’on ne se construit qu’en s’opposant.
Cette longue – et efficace – pratique de la sécurité collective par la « défense », mieux par la guerre permanente menée contre les « ennemis » de la nation, est révolue. Elle a perdu son efficacité (les deux guerres mondiales ont ravagé les pays européens et fait perdre leur suprématie mondiale) et surtout sa légitimité car la défense, en devenant excessive, a perdu le contrôle de la violence et laissé se multiplier et s’exprimer toutes les insécurités, jusqu’alors bridées et sous-estimées. Par ailleurs, le « monde des nations » est pratiquement réalisé ; les derniers foyers post-impériaux (Russie en particulier) sont en voie d’extinction et le potentiel de revendication identitaire (mis à part le continent africain) paraît désormais réduit. Enfin, la création d’ensembles régionaux, à l’image de l’Union européenne qui rapproche les ennemis et principaux fauteurs de guerre d’hier, a modifié en profondeur les pratiques de leurs rivalités. En ce début de XXIe siècle, rien ne justifie plus et ne vient alimenter – sauf cas d’exception – la matrice de la guerre interétatique, en outre formellement interdite depuis 1945 par la charte onusienne qu’ont signée la quasi-totalité des Etats du monde. Pour ceux-ci la survie est garantie et ne paraît menacée par quiconque : la défense (sacrée) de la patrie n’est plus aujourd’hui la préoccupation première des sociétés. Faut-il pour autant tirer un trait sur la « défense » et sur l’appareil militaire qui l’incarnait ? A l’évidence, non ! Ce serait stupide et inacceptable, car la « défense » constitue l’assurance-vie de la nation et l’appareil militaire un des piliers de l’Etat de droit. Il faut seulement les réévaluer en fonction des évolutions et les replacer dans leur cadre naturel, celui de la sécurité globale. Cela signifie que le problème général de la sécurité doit être repensé largement en « amont » et considéré d’abord à l’aune des circonstances. Ce qui n’est facile ni à dire ni à faire.
L’engrenage des insécurités
En effet, la disparition de la menace militaire, jusqu’alors structurante en matière de sécurité, a pu faire croire un moment qu’on était parvenu à « la fin de l’histoire » et qu’on allait enfin bénéficier des « dividendes de la paix ». Erreur d’analyse funeste aussitôt sanctionnée par une série d’événements, autant dans l’ordre externe qu’au sein des sociétés : une impitoyable guerre civile en ex-Yougoslavie, la montée en puissance de la criminalité organisée et une hausse généralisée des « délinquances ». Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le bilan « sécurité » du monde était alarmant ; il reste dans le rouge. Si on peut épiloguer sans fin sur les raisons d’une telle situation, deux éléments décisifs peuvent être retenus qui devront éclairer les choix futurs : au premier rang l’affaiblissement des pôles de stabilité – en particulier du pouvoir étatique -, en second lieu la dérégulation libérale amplifiée par la mondialisation. Sur le premier point, le volontarisme affiché dans les discours ne peut remplacer une évidence : l’Etat a perdu cette autorité « militaire » que lui conférait la responsabilité du salut national, sans avoir pour autant réussi à acquérir une vraie légitimité pour assurer la sécurité des citoyens là où elle est aujourd’hui mise en cause. Or, s’agissant du second point, jamais les individus, exposés aux effets bouleversants de la mutation en cours, n’ont réclamé autant de « sécurités » de la puissance publique. Il y a, en matière de sécurité un déséquilibre croissant entre l’offre des pouvoirs publics et la demande citoyenne, entre la capacité sécuritaire et le besoin de sécurité. C’est ce décalage qui justifie qu’il faille se pencher en priorité sur les questions de sécurité.
Quelles sont ces insécurités et en quoi sont-elles plus dangereuses aujourd’hui qu’il y a vingt ans ? S’agissant de leur nature, il n’y a rien de bien nouveau : elles se traduisent toujours par des risques physiques, économiques, sociaux, etc. qui concernent les personnes, les biens, les organisations. A cet égard, « cinq insécurités » paraissent aujourd’hui dominantes : avant tout, l’insécurité institutionnelle, celle qui est due dans l’ordre interne à l’affaiblissement de l’Etat et à l’abandon du monopole de la violence, dans l’ordre international à l’instabilité mondiale encore provoquée par les pays à la recherche de leur identité ou conquérant leur indépendance dont les dégâts collatéraux sont toujours inquiétants ; dans un autre ordre d’idées, l’insécurité économique et sociale provenant des effets pervers (délocalisations, pollutions, accidents techniques ) de l’économie libérale mondialisée ; elle est accompagnée par l’insécurité technologique partout où le progrès se trouve en porte-à-faux avec les lois et les règles de vie ; de façon de plus en plus préoccupante, l’insécurité environne-mentale, celle qui implique les risques dits naturels, dont le changement climatique est la manifestation la plus visible et la plus dévastatrice ; enfin, mais pas la moindre, le maintien à un niveau préoccupant de l’insécurité publique ou civile. Les risques – le plus souvent évoqués par les médias et certains experts – que font peser le terrorisme ou la prolifération des armes de destruction massive peuvent s’inscrire dans l’une ou l’autre de ces catégories, mais ne constituent pas à eux seuls une forme d’insécurité ; ce qui peut expliquer qu’on ne parvienne pas à les réduire malgré l’arsenal de moyens mis en œuvre.
Hormis cet essai de typologie, ce qui paraît plus particulier à notre époque, c’est d’une part l’ampleur des phénomènes, d’autre part leur interactivité et leur répercussion dans le système-monde. Les fluctuations rapides et brutales que nous enregistrons, notamment en matière climatique mais aussi démographique et financière, rejaillissent quasi instantanément dans toutes les sphères institutionnelles et ont un impact direct sur la sécurité des systèmes et des individus. Les pare-feu traditionnels, même modernisés, sont peu adaptés à ce type de situation inédite par ses effets d’engrenage, car ils sont insuffisamment réactifs et trop réducteurs. Malgré tout, par réflexe défensif, les individus comme les institutions continuent de s’y accrocher, ne faisant à leur insu qu’élargir le champ des insécurités. En matière de sécurité, nous sommes entrés dans un cercle vicieux dont nous ne pourrons sortir que par une refondation du concept, par une reformulation de l’idée que nous nous faisons de la sécurité et de ce qu’on peut raisonnablement en attendre. Face à l’ampleur et à la contagion de ces divers phénomènes, les systèmes ont tendance à se rétracter et les individus à perdre confiance puis à prendre peur : ils réclament alors d’un Etat qui se voudrait moderne non plus une « providence » qu’ils savent désormais impossible, encore moins une « assistance » qui serait contraire aux lois du système, mais tout simplement une « protection » qu’on pourrait replacer dans le cadre d’une « sécurité globale ».
Priorité à un cadre de sécurité globale
Il appartient à l’Etat de redéfinir le cadre général dans lequel s’inscrirait ce concept de sécurité globale et qui permettrait de donner une cohérence aux diverses formes de sécurité. L’enjeu est important et doit être considéré dans l’urgence car la situation est devenue à ce point critique que certaines insécurités se sont profondément incrustées dans les sociétés et que, devant l’impéritie des pouvoirs publics à endiguer leur propagation, les organisations comme les individus se tournent vers de nouveaux pouvoirs qui font miroiter leur capacité à rétablir ici ou là quelques morceaux de sécurité. Il apparaît vite que, face à des besoins aussi cruciaux qu’urgents, cette tentation de privatiser la sécurité n’est qu’un coûteux trompe l’oeil, et que cette responsabilité – régalienne – ne peut et ne doit être assurée que par l’Etat : il y va de sa légitimité et donc de son avenir. Quelle qu’ait pu être sa récente évolution, la question de la sécurité reste le cœur du métier de la politique et le nœud gordien de toute stratégie. Si les sociétés libérales sont par nature tolérantes aux mouvements et donc provocatrices de risques pour les individus, c’est à l’Etat qu’il appartient de conduire une réflexion sur l’équilibre à trouver entre liberté et sécurité, entre la « précaution » élevée au rang des principes et la prise de risques indispensables pour nourrir le changement. Cet équilibre devra se traduire par un seuil de sécurité, une sorte de garantie dont les modalités seront soumises au débat qui permettrait d’établir un partage des risques entre l’Etat et les acteurs sociaux.
Pour préciser les enjeux et bien montrer la globalité du problème, on peut s’inspirer des travaux conduits en Chine pour l’extension du concept de sécurité comme pierre de touche de l’existence et du développement de la nation : « La sécurité économique est la base, la sécurité politique est le principe, la sécurité militaire est l’assurance, la sécurité technologique est la clé, la sécurité culturelle est l’âme, la sécurité de l’information est le centre, la sécurité écologique est la sauvegarde. » (Centre de recherche sur la théorie Deng Xioaping de la province du Sichuan – Ministère chinois des Affaires étrangères, 2003 – cité par Benoît Vermander, Chine brune ou Chine verte ?, Presses de Sciences Po, 2007). On pourrait utilement compléter ce tableau avec d’autres formes plus élaborées de sécurité (concernant les approvisionnements, la circulation des biens et des personnes, l’alimentation et la santé, la « sécurité sociale », etc.) Toutefois cette réarticulation de différentes fonctions de sécurité autour d’un concept global montre aussi bien leurs spécificités que leurs interdépendances ; elle permet surtout en ce qui nous concerne de remettre la « défense » dans son contexte et à sa place. L’idée d’assurance, qui n’est pas nouvelle, mérite d’être retenue, car elle est proportionnée moins aux risques encourus qu’aux moyens disponibles ; elle reprend celle, énoncée plus haut, de seuil de sécurité et de garantie.
Le problème le plus préoccupant dans une société comme la nôtre reste celui de la relation à établir entre un système de sécurité global redéfini et l’appareil de défense. C’est le sujet que devrait traiter le Livre blanc en cours, tâche rendue pour le moins difficile en l’absence de redéfinition du concept de sécurité. Néanmoins, un certain nombre de propositions paraissent de bon sens à commencer par celle-ci : plus le taux d’insécurité monte, plus il faut se garder d’utiliser à tout va l’appareil de défense dans des fonctions périphériques ou pour pallier des déficiences sécuritaires dans des secteurs non spécifiques. Les armées ne doivent jouer dans aucun domaine le rôle de variable d’ajustement, selon une formule chère aux états-majors ; elles doivent demeurer le bras armé, l’exceptionnel et ultime recours de l’Etat lorsque la nation est menacée dans ses intérêts vitaux. Cela n’empêche nullement, bien au contraire, les armées d’être des acteurs majeurs et moteurs de la sécurité par au moins trois aspects : les deux premiers, recherche et technologie, sont connus, il est inutile d’y revenir. Le troisième est essentiel : par son exemplarité, sa compétence, son organisation, l’armée doit mériter sa fonction d’assurance-vie ; elle doit être « rassurante », donner confiance, se comporter en « aile marchante » de la sécurité, être créatrice de sécurité. Elle peut avoir ce rôle car elle a su répondre depuis toujours à l’ambiguïté propre à notre époque, celle de conjuguer le goût du risque et le devoir de sécurité.