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Stratégie et Diagnostic

C’est en temps de crise que l’on se rend compte de l’inanité des gesticulations oratoires, de la démagogie des promesses électorales et de la vacuité générale des imaginaires politiques ; car si elles battent les estrades ou nourrissent les conférences, elles n’ont pas de prise sur le réel. Et cela fait maintenant une vingtaine d’années que le monde est en crise, encore incapable de sortir de l’incertitude post-américaine et de la succession de chocs qui scandent la vie internationale depuis le début du siècle. Si la crise appelle d’évidence à la correction, voire à la réorientation des objectifs, quel que fut leur bienfondé, elle réclame d’abord que soient appliqués des pansements sur les plaies qu’elle révèle. La crise devrait obliger à se mettre en situation d’urgence et d’ambivalence sur ces deux fronts. Seule la logique stratégique permet d’agir ainsi simultanément en agrégeant les nécessités du court terme avec les perspectives à plus longue échéance.
Cet effort de méthode doit permettre d’organiser la diversité des actions entreprises de façon rationnelle et avec efficacité. Il évite en particulier de se laisser influencer ou déborder par les « grands mots », ces sentiments qu’il ne faut pas négliger mais qui ont leur place « ailleurs et autrement » et qui risquent de polluer l’action au point de la détourner de son objet. Il devrait aussi éviter de « mettre la charrue avant les bœufs », d’un côté par idéologie ou d’un autre par excès de technocratie, sans doute pour satisfaire à l’impatience, et de prévoir la guérison avant même d’avoir posé un diagnostic. Passons sur la subjectivité, mais sans ignorer à quel point elle influence aussi bien la conception que la conduite de l’action. Insistons plutôt sur le « désordre stratégique » dont l’effet contaminant entraîne vers des situations chaotiques dont il est rien moins qu’assuré qu’on puisse sortir sans drames ; et ce désordre, comme l’enfer, peut être pavé d’intentions louables et de bons sentiments.

Les perversions du système

La méthode stratégique indique trois portes d’entrée dans le système ; la première régulièrement empruntée dans le modèle contemporain capitaliste est celle des moyens qui regroupe les ressources en tous genres, qu’elles soient financières, humaines, techniques ; la deuxième qui est chère aux Français et à tous les idéalistes est celle des finalités : on fixe un horizon – une utopie – et on fait en sorte d’obliger la réalité à en prendre la direction ; la troisième, familière à notre culture mais peu coutumière de nos pratiques, est celle de la démarche, du « tao » diraient les Chinois, ou comme l’écrivait Goethe : « Das Ziel ist im Weg » – le but c’est le chemin ; c’est celle qui colle à la réalité.
Pour dire vrai, l’école dominante dans le système-monde moderne, depuis Machiavel au moins et l’invention du canon, est celle de la stratégie des moyens, qui met principalement en avant l’argument du rapport des forces. Ses défauts sont flagrants du côté américain, mais comme l’Amérique influence sinon conduit le monde, celui-ci est entraîné jusqu’à la caricature dans les excès de son leader. Ce mode de stratégie, qui suppose le problème résolu par la seule application du rapport de forces, célèbre la confusion des deux terminaux du processus – la fin et les moyens -, effaçant de ce fait le processus lui-même que j’ai appelé « la démarche ». Il pourrait s’apparenter à un « tout et tout de suite » qui correspond bien à notre époque et qui ne donne que les apparences de l’efficacité immédiate. On l’a vu en œuvre en Afghanistan, puis en Irak, aujourd’hui en Syrie contre Daesh, avec les résultats à terme que l’on peut estimer. C’est du même ordre avec les GAFAM, dont la maîtrise technologique apparaît comme une fin en soi, avec l’addiction du public qui les conforte dans leur suprématie. Mais à quelles fins ? Et, en dehors d’accumuler des montagnes de dollars, pour quoi faire exactement ? Sans doute pour satisfaire cette finalité revendiquée du matérialisme sur cette terre « hic et nunc », notre civilisation ayant choisi de reporter, le cas échéant, son espérance de félicité dans un autre monde.
Cette stratégie est en échec dans la totalité des conflits modernes où l’adversaire cherche naturellement à échapper à cette contrainte du rapport des forces pour établir sa relation sur un autre mode, asymétrique ou hybride, voire en ayant recours à la barbarie du terrorisme qu’il sait être la négation de toute finalité et de tout humanisme, et auquel il ne peut y avoir de réponse rationnelle et proportionnée. Si le jeu du rapport de forces ne peut s’appliquer, alors, dans ce mode d’action, aucune stratégie ne peut être mise en œuvre. Dans le conflit sino-américain, les Etats-Unis veulent obliger la Chine à respecter les règles du jeu de la puissance dominante dont ils sont convaincus que les Chinois sont toujours prisonniers, ne serait-ce que par leur dépendance au commerce extérieur ; alors que les dirigeants chinois tentent par tous les moyens de se détacher de cette emprise et de créer leur propre univers économique international. S’ils parviennent à maintenir leur pression, les Américains peuvent faire fléchir les Chinois et signer un succès stratégique, du moins en apparence et provisoirement, ces derniers misant sur leur accession à la puissance mondiale pour renverser ce rapport de forces et imposer leurs pratiques. Ce processus est terrifiant car, s’il n’est pas contenu, il peut conduire de façon quasi mécanique au conflit ouvert (voir le théorème de Thucydide développé par Graham Allison). Il apparait évident que, sauf à être suicidaire, on ne peut se satisfaire d’une telle situation et qu’il faut absolument recourir à la palette du jeu stratégique pour sortir de cette nasse.

Des issues de secours

Deux ouvrages récents, publiés par des officiers généraux français1, cherchent manifestement à sortir de cette impasse technocratique pour rendre un peu d’espace de manœuvre et proposer des alternatives à ce désordre stratégique. Mais ils le font « à la française » en traitant la stratégie sous le prisme privilégié du stratège, celui du chef quel que soit son domaine de prédilection. Le premier en proposant de remettre « l’homme » au cœur du débat stratégique, le deuxième en réaffirmant la primauté du projet sur les moyens. Je ne vais pas ouvrir une polémique avec ces deux brillants esprits militaires, et d’autant moins qu’ils n’ont tort ni l’un ni l’autre, l’homme comme le projet se rejoignant d’ailleurs comme des clefs de compréhension d’un système stratégique quel qu’il soit. J’apporterai néanmoins un double bémol à leurs assertions. Le premier concerne la place stratégique de « l’homme ». Certes l’homme est la finalité de toute chose, mais il ne peut en être « le centre » au risque de se croire sacré. Ce que nous apprenons dans notre métier, c’est que seule « la mission » est sacrée, c’est-à-dire ce qui dépasse l’homme et le conduit à « servir ». Il en va de même pour l’éducation nationale où l’on a pu mesurer les ravages causés par la centralité conférée à l’élève plutôt qu’au savoir. Et c’est vrai partout où l’homme ne peut être lui-même et progresser qu’au service d’une cause qui le dépasse, d’une finalité supérieure, d’une « humanité ». L’homme est à la fois une « ressource », c’est-à-dire un acteur de la pièce qu’il interprète, et sa propre finalité en tant que membre de notre humanité. Mais au centre stratégique, certainement pas, sauf à admettre toutes les dérives de l’époque et son individualisme triomphant et destructeur. Ma deuxième réserve porte sur la configuration même de la démarche stratégique dont le postulat énoncé par le Général Desportes lui-même se résume à « une idée forte : la stratégie, c’est la question d’un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent ». Cette formule est à mon avis simplificatrice et trop proche de ce qu’on appelle la prospective. La stratégie ou méthode de l’action, quelle qu’elle soit, civile ou militaire, politique ou économique, individuelle ou collective, ne peut être seulement projection vers le futur, tension d’une volonté vers le but, convergence générale pour tendre vers la finalité. Si elle n’est que cela, elle ne pourra qu’échouer, et c’est bien ce qu’on constate historiquement.

De quoi s’agit-il ?

Dans cet embarras stratégique qui est le nôtre aujourd’hui où il paraît difficile de retrouver à la fois cohérence et efficacité, je propose d’en revenir aux évidences. Avant toute décision, avant même toute intention d’action, poser la question que doit se poser tout observateur et tout clinicien : de quoi s’agit-il ? Plus concrètement : quel est le problème, sa manifestation, ses origines ? Questions que se pose tout médecin devant un patient dont il lui faut détecter le mal. Pour employer un langage gaullien, il faut partir des circonstances. Quel projet d’action n’aurait de légitimité sinon pour corriger et améliorer l’existant, et n’aurait d’efficacité s’il ne s’inspire pas étroitement de la situation ?
Pourquoi faut-il revenir et insister sur ce qui peut paraître à beaucoup comme une évidence ? Parce que justement ce que j’appelle l’analyse de situation est de nos jours peu ou mal pratiquée. L’actualité fournit un tel flot d’informations que la lecture d’un communiqué ou la vision d’un reportage peut donner l’illusion d’être à la fois au cœur du réel et de sa compréhension. Elle est certes souvent éclairante et contribue à conforter une appréciation déjà fondée. Mais elle est plus souvent trompeuse car elle participe d’un contexte historique, politique, social, économique qu’il vaut mieux connaître aux risques de partialité ou d’erreur. Notre sujétion moderne à l’information, surtout si celle-ci est spectaculaire et pousse au commentaire, risque fort de nous entraîner sur les terrains dénoncés plus haut de la subjectivité et de la fébrilité. Pourquoi tant de « fake news », de rumeurs, de bobards, de ragots ? Parce que, loin de vérifier les informations et de négliger le superflu, nous nageons dans un univers de l’immédiateté, où la partie conduit directement au tout, sans que personne ne se donne la peine de procéder à l’analyse exhaustive de la situation, ne serait-ce que pour remettre l’information en perspective. Et nous, collectivement, ne respectons pas cette procédure, d’une part pour n’y avoir pas été formés, d’autre part pour être livrés à l’urgence du commentaire, du jugement, voire de l’action. Le service continu des informations comme notre paresse naturelle, et le prétexte du manque de temps, nous conduisent à shinter, voire à sacrifier, ce travail de base.
De tout ce qui est au fondement de l’action stratégique, si ce qui a été évoqué ci-dessus a évidemment toute sa valeur en termes de moyens ou de projets, en réalité rien ne vaut que par une juste et complète appréciation de la situation. Pour des raisons bien compréhensibles et qui ont déjà été sous-entendues. Il est vrai qu’il est long et fastidieux de se faire une juste opinion du réel, de connaître précisément les causes d’un problème tant les facteurs constitutifs peuvent être nombreux et entremêlés ; il est aussi vrai que ne pas le faire ou de façon imparfaite ne peut que ruiner toute tentative, non pas d’action, mais de réussite. On peut effectivement agir « au doigt mouillé », livrer l’action au hasard sous toutes ses formes – pari, chance, génie, coup d’œil…-, mais dans ce cas prendre le risque de l’irresponsabilité, plus gravement celui de l’échec et de ses conséquences humaines. Car c’est bien de la situation présente telle qu’elle est saisie et comprise dans toutes ses dimensions que peut et doit naître l’idée même de l’action future. C’est parce que le présent est imparfait, inconvenant voire intolérable qu’il faut agir pour le modifier. La base de départ est la clef de toute stratégie ; en connaître et en comprendre les éléments constitutifs est indispensable. Si le projet doit naître d’une réalité qu’il faut améliorer et non d’une vision idéologique, le chemin qui y conduit et les moyens qui devront être déployés pour y parvenir en procèdent également. Tout part de là et rien ne peut partir d’ailleurs. Si nous n’avons plus de projet collectif, si nous ne parvenons plus à être efficaces dans nos engagements, c’est parce que nous sommes partis sur de mauvaises bases, parce que nos fondements sonnent creux.

Erreur ou absence de diagnostic

Dans le monde actuel soumis à une véritable frénésie d’actualité, nous ne parvenons plus à faire un arrêt durable sur image et à établir ce qu’on appelait jadis une monographie du sujet. Sur le plan géopolitique, le monde est suspendu aux frasques de Donald Trump ; il donne le tempo et, malgré des critiques unanimes, impose son agenda au monde entier. Avec d’autant plus d’aplomb que, pour sa part, il possède sa vision des choses et qu’il a fait, plus ou moins discutable, sa propre appréciation – radicale – de la situation. Nous nous trouvons, aussi bien dans le monde qu’au sein de nos sociétés, dans cette situation paradoxale où ceux qui ont procédé plus ou moins honnêtement à l’analyse du réel, au lieu d’en faire une base constructive pour l’action, en sont les contempteurs et s’en veulent être les fossoyeurs.
Pour ce qui nous concerne, notre système dirigeant, toutes catégories confondues, est atteint de par sa formation initiale du syndrome de l’omniscience : il sait tout sur tout et pour toujours. Alors que le monde est en transformation constante qui supposerait une formation continue. Alors que les sociétés sont en cours d’horizontalisation due à l’individuation et ne sont de ce fait plus accessibles à la verticalité des divers pouvoirs, sauf à ce qu’ils soient d’immédiate proximité et adoptés par consensus. Ce monde et ces sociétés n’affichent pas toujours clairement les symptômes des nouveaux états qui sont les leurs, tant est grande la complexité des facteurs et tant sont nombreux les masques qui les dissimulent. La seule urgence aujourd’hui consiste, avec humilité et obstination, à se pencher sur le patient pour l’écouter, l’observer et le comprendre. Peut-être les maux dont il souffre sont-ils les manifestations de pathologies nouvelles, non encore répertoriées ou qui auraient échappé à notre perspicacité. Ce qui est vérifié en tout cas, c’est que non seulement nos diagnostics actuels sont erronés, mais qu’en outre nous sommes toujours incapables d’en proposer un qui soit pertinent et qui porte en lui les hypothèses nécessaires pour remédier aux dérèglements constatés.

Eric de La Maisonneuve

1 Général de Villiers, Qu’est-ce qu’un chef ? Fayard, 2018 ; Général Desportes, Entrer en stratégie, Robert Laffont, 2019.