Alors que les experts et commentateurs de la vie politique mondiale se répandent en conjectures sur « l’imprévisibilité géopolitique » de l’année 2017, nous devrions au contraire, sinon nous réjouir, au minimum avoir un regard plein d’intérêt pour ces mouvements planétaires. Nous avons, presque tous, suffisamment dénoncé le « marécage stratégique » auquel nous condamnait une « uni-polarité molle », celle d’une « hyperpuissance » entravée et renonçante, pour ne pas applaudir aux changements de lignes qu’on observe ici et là, et qui recréent un peu partout des « espaces de manœuvre », des capacités de liberté d’action depuis longtemps paralysées. Certes, dès qu’on dit espace et qu’on pense liberté, on ouvre une boîte de Pandore : tout jeu, s’il est ouvert, est risqué et, selon la mise, peut entraîner sur des pentes glissantes. Mais l’essentiel se situe en amont, à l’amorce de l’ouverture du jeu, dans les possibilités offertes à tous les acteurs, pourvu qu’ils le veuillent et s’en donnent les moyens, de jouer leur rôle en s’inscrivant dans une prévisible reconfiguration du monde.
La fin de la guerre froide signifiait bien évidemment d’abord le dégel des lignes de partage entre les deux pôles, puis l’émancipation inéluctable des puissances jusqu’alors « contraintes », enfin seulement et de façon provisoire l’illusion de la « fin de l’histoire » et du règne absolu du soi-disant « vainqueur » américain. Comme on le sait, le dégel réserve toujours des surprises et, souvent, longtemps après la débâcle des eaux de surface.
C’est bien dans ce « marécage » post-guerre froide que s’est répandue, sans résistance, la mondialisation libérale des années 1990 et 2000. Elle a eu des effets d’autant plus considérables que, d’une part, les pays occidentaux n’attendaient qu’un signal pour s’y engouffrer via leurs entreprises commerciales et leurs industries exportatrices, et que, d’autre part, les pays de l’autre monde, encore totalement démunis, étaient ravis de l’aubaine. C’est alors qu’on a pu dire, sans regarder plus loin, que cette mondialisation était « heureuse ». Sans doute, pour tous ceux (1 milliard d’êtres humains, ce qui n’est pas rien !) qu’elle a sortis de la misère ; certainement aussi pour l’enrichissement faramineux d’un plus petit nombre, celui des acteurs de cette mondialisation, qu’ils soient parmi les protagonistes ou parmi les récipiendaires opportunistes.
Mais un tel mouvement de fond – une sorte de tsunami financier et commercial – d’abord ne peut durer éternellement car il finit par se perdre et s’épuiser, ensuite crée ici et là des dégâts irréversibles sur les territoires et chez les peuples qu’il balaye, enfin provoque des réactions en chaîne chez les récalcitrants et, souvent, chez ceux qui font semblant d’ignorer qu’ils en ont largement profité. Nous sommes parvenus à ce moment où la mer se retire et où des baigneurs imprudents se trouvent nus, où l’on commence à faire l’inventaire des dégâts et où certains imaginent se prémunir de la prochaine vague en érigeant des digues.
Parmi les mondialisations que le monde a connues depuis les « grandes découvertes », nous assistons à la seconde mondialisation « libérale », c’est-à-dire un phénomène qui ne consiste pas à « conquérir » physiquement et par la force comme le firent les deux premières mondialisations, mais à « ouvrir » des voies et à répandre les bienfaits matériels, politiques, culturels, prodigués par les puissances occidentales et surtout – à 80%, voire plus – par les Etats-Unis. Connaissant le prosélytisme américain, cette mondialisation ne pouvait se traduire que par une volonté d’expansion du « modèle américain » sur le reste du monde : démocratiser la Chine et le Moyen-Orient, pour prendre deux exemples majeurs, était l’ambition des dirigeants yankees. Si les régions, voire les civilisations cibles, firent preuve assez rapidement de réticence à l’égard de cette intrusion excessive et déstabilisatrice de leur modèle culturel, en revanche sur le plan économique, après quelques succès foudroyants, les effets retours et pervers ne manquèrent pas de se manifester au détriment des initiateurs du mouvement.
Ce sont les deux phénomènes qui nous intéressent en 2017 car ils tiennent la vedette de l’actualité : le contre-choc économique suivi d’un contre-choc stratégique.
La primauté du politique
Sur le premier, tout a été dit des déséquilibres commerciaux, des délocalisations industrielles et du renversement du monde au profit de la zone asiatique ; on commence à en mesurer les effets en termes électoraux et, déjà, dans les décisions politiques. Dans un univers dominé par une idéologie strictement capitaliste, les forces économiques avaient la haute main sur les pouvoirs politiques. La crise financière de 2008 et ses conséquences sociales ont mis un coup d’arrêt brutal aux illusions du progrès illimité et de la croissance aussi bienfaisante que continue. Le monde étant, du moins pour l’instant, globalisé, la panne de croissance s’est généralisée ; et la prise de conscience de plus en plus aigüe des limites terrestres ne pourra que conforter ce phénomène. Tous les acteurs sont atteints et on ne discerne pas encore précisément quels seront les éléments moteurs du développement futur ni ceux qui les mettront en œuvre, ni même si ce développement n’est pas une illusion. Des portes s’entrouvrent, mais ce qui apparaît le plus probable et qui s’esquisse aujourd’hui, c’est que les réponses aux problèmes des peuples que certains voulaient économiques seront désormais d’abord politiques ; les événements le prouvent à l’envie.
La déconstruction du monde
Sur le second – le contre-choc stratégique -, on entend tout et son contraire, selon les opinions de commentateurs qui s’apparentent plus à des jugements de valeur qu’à des grilles de lecture objectives, qu’ils soient anti-chinois, russophobes ou déçus de l’Amérique. Outre l’objectivité, nous manquons aussi de recul, car le temps s’accélérant on ne perçoit plus que l’écume des choses alors qu’il est indispensable de distinguer les lignes de force de cette désintégration mondiale.
Premier élément : la « libération » du monde a contribué à sa multi-polarisation, donc à la prolifération d’acteurs de premier rang. Et ceux-ci, même s’ils ont dû en adopter les codes, pour s’intégrer dans le flux de la mondialisation, n’ont eu de cesse de tutoyer les marges du système pour l’exploiter au maximum, au détriment bien sûr des initiateurs du mouvement et des règles d’un fonctionnement équilibré (voir OMC). L’augmentation du nombre des grands partenaires, par le biais des « émergents », ne peut qu’accentuer sinon le déclin du moins la puissance relative du leader mondial américain. La perception de cet affaiblissement est alimentée par les effets déstabilisateurs de leur bascule stratégique de l’Atlantique au Pacifique, vers le moteur asiatique. Effets bien réels dont profitent les stratèges chinois et russes pour se replacer et avancer leurs pions dans les espaces ainsi libérés. La Chine, assurant (sans ménagement) ses arrières maritimes sur sa façade pacifique, s’est ouverte un véritable boulevard sur le continent eurasiatique en réinventant la mythique Route de la Soie, convaincue qu’à l’empire maritime – anglais puis américain – doit succéder un « empire continental » dont elle sera l’inspiratrice voire la tutrice. La Russie, pour sa part empire continental, reprend inlassablement sa marche vers « les mers chaudes », s’assure de la mer Noire avec la Crimée, s’ouvre les portes de la Méditerranée jusqu’au Maroc et, bientôt, celles de l’Atlantique sud, condition sine qua non à ses yeux pour jouer dans la cour des grands. Cette redistribution des cartes que les Etats-Unis n’ont pas su conduire à la fin du XXe siècle se fait donc contre leur gré et, plus gravement, au détriment du système des relations internationales tel qu’il était bétonné depuis trois-quarts de siècle.
Nous assistons donc depuis les années 2014-2015 à une véritable reconfiguration du monde, une tectonique des plaques dont les effets de long terme seront sans aucun doute considérables. Et, pour parachever ce grand chambardement, le nouveau président américain prend le monde à revers, dénonçant lui-même les institutions diplomatiques et sécuritaires, fustigeant les alliances qui constituaient la colonne vertébrale du monde contemporain, offrant ainsi à ses partenaires-concurrents des opportunités d’action inédites. En réalité, ce triumvirat hypernationaliste américano-sino-russe suscite pour le moins l’inquiétude ; en premier lieu, celle des Européens, frappés au cœur par la désertion britannique et désemparés par leur propre impuissance à s’entendre sur l’essentiel ; partout ailleurs dans le monde, les règles de la vie politique et économique internationale laissent place à l’incertitude et à son corollaire, la tentation de s’affranchir des règles.
Le contre-choc des civilisations
Deuxième élément : ce contre-choc stratégique est alimenté à la base par le refus ou la révolte de civilisations qui se sentent menacées par l’occidentalisation du monde. Cette cause est essentielle et joue comme un épouvantail. Car la mondialisation contemporaine est d’abord celle de l’uniformisation du monde à travers une classe moyenne universelle rêvant de « l’american way of life pour tous » ; et ce, contre les cultures, les rites, les coutumes, les religions. Simultanément et selon leurs propres critères, les Chinois et les Arabo-musulmans, tenant de civilisations « orientales » qui divergent profondément de la vision occidentale du monde, ont exprimé leur refus de se laisser ainsi « coloniser » ; d’autant que cette colonisation culturelle intervenait après l’humiliation de longs épisodes de colonisation physique. En Chine, la résistance s’est arc-boutée sur deux fondements extrêmes, l’antique confucianisme et le pseudo-moderne marxisme-maoïsme ; les dirigeants chinois savent parfaitement que l’adoption des modes occidentaux en Chine – la démocratie en particulier – signifierait à terme plus ou moins proche l’éclatement du pays et une plongée dans l’inconnu. C’est pourquoi ils ont décidé d’inventer leur propre voie – le socialisme de marché aux couleurs de la Chine – même si celle-ci paraît hypothétique et contradictoire aux yeux des observateurs cartésiens. Dans le monde arabe, le problème, s’il est moins complexe, est plus brutal : la seule façon de résister aux influences pernicieuses de l’Occident est le retour aux sources, lesquelles ne sont que religieuses et puisées dans une doctrine et une société du VIIe siècle. Et cet Islam sera d’autant plus virulent et extrémiste que la société arabo-musulmane, figée dans des mœurs moyenâgeuses et incapable de se réformer par elle-même, se sent à juste titre condamnée dans son existence. Le terrorisme, arme du faible, en est l’expression radicale ; et si cette analyse est exacte il n’a pas fini d’ensanglanter le monde.
La faiblesse des démocraties
Troisième et ultime élément : la vulnérabilité des Etats-nations démocratiques, ceux qui ont porté l’universalisme des valeurs humaines. Ce troisième élément n’est pas le moindre car il touche au fonctionnement politique des sociétés. Ces Etats-nations, démocratiques par construction, ont effectivement triomphé d’abord du sous-développement ensuite des totalitarismes pour inventer un modèle qu’ils croyaient indépassable et dominateur. Et voilà que, sous prétexte de crise financière et économique, sous les contraintes et les effets retour de la mondialisation, ils se voient distancés par les nouveaux empires, contestés par les peuples, submergés par les flux migratoires et, surtout, incapables de réinventer leurs horizons et de se relancer. En réalité, en raison de sa puissance, la mondialisation n’épargne rien, et surtout pas les structures politiques et sociales qui s’étaient érigées dans le temps à l’abri des intempéries.
Tous ces effets cumulés sont certes ravageurs, mais ils offrent aussi, pour les plus perspicaces et les plus déterminés, des occasions exceptionnelles de « profiter » de la situation et d’en exploiter les opportunités. L’Europe, lâchée par les Etats-Unis et trahie par le Brexit, doit saisir sa chance d’organiser enfin un système de défense qui lui soit propre et qui corresponde à ses besoins stricts de sécurité, au lieu de s’aventurer par mimétisme dans des conflits lointains, néocoloniaux et ingagnables ; l’Union européenne, acteur économique majeur et responsable, doit réunir ses moyens (considérables) et faire preuve de solidarité et de bon sens à l’égard du continent africain voisin pour le développer et pour éviter que sa démographie galopante ne vienne ruiner les derniers équilibres.
La chance de la France
Mais la nouvelle donne stratégique intéresse au plus haut point la France, un des rares pays dont la situation géographique, les traditions politiques et les diverses capacités techniques, militaires, diplomatiques, lui permettent d’emblée d’en tirer le meilleur parti, à la fois pour son influence mondiale et pour son redressement économique. La France doit remettre la stratégie, celle de Richelieu, celle de Talleyrand, celle de De Gaulle, au cœur de son action ; une stratégie élaborée dans son intérêt et pour les valeurs qu’elle proclame, c’est-à-dire indépendante et non partisane, entièrement orientée vers l’efficacité et le respect des autres, une stratégie de la « démarche ». A ce stade, on se gardera bien d’aller plus avant dans cette description, car ce serait s’engager sur les axes d’une politique étrangère qui reste à définir. Ce que nous pouvons dire néanmoins aux (futurs) responsables de notre politique, c’est que ce désordre mondial est sans doute passager, qu’une « fenêtre d’opportunité » est ouverte et qu’il faut s’y engouffrer. La France a une chance historique, à la fois de profiter de la situation mondiale pour sortir de ses propres ornières et de pouvoir à nouveau faire bénéficier le monde de ses idées et de ses valeurs. Mais les fenêtres ne restent jamais longtemps ouvertes, trop de « puissances » ont intérêt à vite les refermer…
Eric de La Maisonneuve