L’intense manipulation de l’information à laquelle donne lieu, de part et d’autre, le conflit yougoslave n’empêche pas, au contraire, les commentateurs de nous proposer des analyses pertinentes. Il est vrai que, depuis bientôt dix ans, journalistes et experts ont été soumis à un régime sévère d’intoxication et qu’ils ont eu le temps de méditer leurs déconvenues. D’une façon générale, ils mettent moins en question le principe de l’intervention militaire de l’OTAN, en occultant le plus souvent le problème de sa légitimité voire de sa légalité, que ses modalités d’application. Ils dénoncent ainsi les supposées « erreurs stratégiques » de l’Alliance.
Là est la vraie question : les échecs ressentis depuis plus d’un mois dans les actions conduites par l’OTAN contre la Serbie sont-ils le fruit des erreurs stratégiques de l’Alliance comme nous le suggèrent la quasi totalité des observateurs ? Ce serait alors admettre que ses responsables politiques comme ses chefs militaires sont d’une rare médiocrité et d’une coupable imprévoyance. Ou bien faut-il chercher ailleurs les raisons de cet insuccès ? Pour ma part, je serais assez tenté de ne pas prendre ces dirigeants, en particulier les Américains, pour des imbéciles ; et de chercher un autre type d’explications.
On peut d’abord estimer, et on a de bons arguments pour cela, que nous nous trouvons dans une situation d’absence totale de stratégie, ce que j’appelle « le niveau zéro de la stratégie » ; ainsi l’action de l’OTAN ne semble-t-elle conduite par aucune logique, notamment aux yeux des observateurs immédiats qui doivent commenter les événements. On peut imaginer ensuite ce qu’un tel désert stratégique peut cacher d’objectifs politiques inavouables, ou suffisamment lointains, pour qu’il soit nécessaire de les masquer le plus longtemps possible. On peut se convaincre enfin que, malgré les apparences, les actions conduites par les Etats-Unis dans les Balkans depuis 1994 répondent à une véritable stratégie ; nous serions bien naïfs de penser qu’il puisse en être autrement. Seulement rien ne ressemble plus à leur stratégie que cette non-stratégie affichée ces derniers temps.
Pour ce qui concerne l’OTAN, elle est, depuis dix ans, privée de stratégie; cette organisation se cherche une raison d’exister, alors qu’il est flagrant que son concept initial est devenu obsolète et sans rapport avec la situation conflictuelle contemporaine. Aucun de ses mécanismes ne trouve prise sur la réalité, la lourdeur de son appareil et le manque de réactivité de ses structures lui interdisant toute efficacité face à la soudaineté et à la fluidité des crises modernes. L’OTAN est une « machinerie » complexe et encore disparate, servie par une génération de purs « techniciens », autant d’éléments qui l’éloignent sûrement de toute velléité stratégique. Incapable, par sa nature même, de pouvoir imaginer et proposer une stratégie autre que celle pour laquelle elle a été conçue, elle n’est en outre pas en mesure de comprendre, encore moins de contrer, les différents modes de stratégie que nous imposent les nouveaux acteurs de la scène mondiale. Quitte à être incapable d’avoir une cohérence et une efficacité, c’est-à-dire une stratégie, autant ne pas en avoir et s’abstenir d’en revendiquer . Telle est la position de nombreux officiers, contemporains de l’après-Vietnam, aussi méfiants à l’égard des spéculations politico-stratégiques qu’ils ont une foi aveugle dans les capacités illimitées des techniques. L’adoption à Washington, le 24 avril 1999, d’un nouveau concept de « gestion des crises » ne comblera pas d’emblée ce hiatus entre l’organisation et la réalité du terrain. L’adaptation sera longue, difficile et coûteuse ; dans ces conditions, stratégie ou absence de stratégie, autant utiliser l’instrument disponible. C’est ce à quoi se sont résolus les dirigeants américains ; ils n’avaient ainsi aucune raison de justifier leur stratégie à l’égard de leurs alliés européens, puisque d’évidence ils ne pouvaient pas en avoir. La non-stratégie de l’OTAN masque parfaitement la stratégie très élaborée des Etats-Unis.
Avant d’envisager ce que pourrait être cette stratégie, il convient de s’intéresser à celle de l’adversaire, en l’occurrence la Serbie. Si l’OTAN n’a pas de stratégie et que les Américains n’ont qu’à s’en féliciter, en revanche Milosevic en a adopté une qui gêne particulièrement le déroulement des opérations ; par la brutalité de ses options, notamment à l’égard des populations civiles kosovares, il fait apparaître tout aussi cynique la non-stratégie otanienne ; car, que cela plaise ou non, le « nettoyage ethnique » est dû en bonne partie aux bombardements aériens. La déportation dramatique des Kosovars a ému les opinions publiques sensibilisées par une exceptionnelle mobilisation médiatique ; elles pourraient finir par peser sur les gouvernements européens et ébranler la solidarité otanienne. Mais c’est là que se trouve la force de l’OTAN de ne pas avoir de stratégie : elle peut faire une chose et son contraire, c’est-à-dire atténuer son action destructrice par une action humanitaire. Dans la non-stratégie, l’humanitaire est l’alibi universel ; ses responsables ont beau protester énergiquement qu’on les manipule, l’humanitaire sert de rideau rouge au théâtre dans lequel se joue la tragédie du monde. Finalement, les Albanais du Kosovo sont utilisés par les deux camps et la stratégie de Milosevic à leur égard est récupérée pour la non-stratégie de l’OTAN.
A travers ce brouillard stratégique, on peut toutefois discerner une certaine logique et surtout des objectifs pour les Etats-Unis. Parmi ceux-ci, et au premier rang de leurs préoccupations s’ils veulent continuer de dominer le monde, la question cruciale de la sécurité européenne ; tout au long du vingtième siècle, elle a été monopolisée par l’Allemagne qu’il a fallu d’abord détruire, ensuite occuper et rebâtir sur des bases démocratiques avant enfin de la laisser se réunifier. Les Américains peuvent considérer que l’Allemagne nepose plus au monde un problème de sécurité, et que les Allemands sont devenus leurs obligés. Leur présence Outre-Rhin et celle de leurs forces en Europe ne se justifie plus de ce fait. Et il sera très difficile aux Américains de se maintenir militairement, et donc politiquement, dans des conditions si fondamentalement modifiées. Pourtant l’Europe reste, à leurs yeux, un continent fragile et instable ; si sa partie centrale a été sécurisée, en revanche sa zone sud se trouve dans une situation préoccupante. Or l’Europe des Balkans revêt une grande importance stratégique : elle est située à ce qu’on peut appeler la « poignée de l’éventail », au confluent de trois civilisations qui, sous la pression de la démographie et de la religion, risquent fort de se retrouver en situation conflictuelle. La crise actuelle peut être annonciatrice de désordres sérieux. Les Américains, ne faisant aucune confiance aux Européens pour rétablir la sécurité dans cette région sur laquelle ces derniers ont des vues divergentes, pourraient considérer qu’ils n’ont pas d’autre solution que d’y appliquer le remède de cheval qu’ils avaient naguère imposé à l’Allemagne : la destruction, l’occupation, puis la reconstruction sur leur propre modèle d’une société libérale démocratique. C’est ce qu’ils ont pratiqué partout où ils se sont engagés et qui leur permet aujourd’hui de régner sur le monde. Ils retrouveraient pour au moins cinquante ans une base terrestre européenne ; leurs forces y bénéficieraient d’une situation privilégiée, non seulement au cur de l’Europe, mais surtout à portée du monde russe dont il faut rester très attentif et du monde arabo-pétrolier qu’il faut garder sous contrôle.
Pour cette raison politico-stratégique fondamentale – la maîtrise des Balkans -, on peut être assuré que les Américains ne vont pas s’encombrer d’une stratégie déclarée qui ferait pousser des cris d’orfraies à certains Etats européens, les autres (Allemagne, Grande-Bretagne…) étant par nature consentants. Si les Etats-Unis, au prix de leur présence en Yougoslavie pendant un nouveau demi-siècle, parvenaient à enlever cette épine que l’Europe traîne à son pied depuis six siècles, qui oserait s’en offusquer ?
C’est pourquoi, si cette analyse est fondée, on peut s’attendre à ce que les bombardements continuent de dévaster la Serbie, quitte à en faire un champ de ruines. Il est également probable dans ces conditions qu’aucune action terrestre d’envergure ne sera organisée qui aurait pour buts de faire reculer l’armée et la police serbes et de soulager le reliquat de populations albanaises au Kosovo. Rien dans ce qui est entrepris aujourd’hui ne devrait être sensiblement modifié, l’absence de stratégie se prêtant mal à ce genre d’évolutions. La Serbie, comme Carthage, doit être détruite ; telle est la méthode américaine et l’ignoble Milosevic en est le meilleur exécutant. La seule question qui se pose sérieusement maintenant est de savoir si nous devons feindre de nous y soumettre, ou si nous devons dire tout haut que cette « stratégie » est contraire à tous nos principes, à tout ce sur quoi est bâtie notre civilisation. Mais, au fait, avons-nous, Européens, quelque stratégie alternative à proposer ?