« Trop tard », selon la fameuse formule de Mac Arthur sur les causes des guerres perdues, tel pourrait être le jugement porté sur l’intervention internationale au Timor oriental comme on aurait pu le faire s’agissant du Kosovo et, avant lui, des péripéties yougoslaves. Il est probable que la formule resservira, tant la « communauté internationale » ne sera pas en mesure avant longtemps de maîtriser les éruptions de la violence des sociétés. A cet égard, il ne sert à rien de se lamenter sur l’inefficacité de l’ONU. Que vaut-il mieux : intervenir trop tard ou rester indifférent ? Il est vrai que l’intervention, où qu’elle s’exerce, pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’ent résout, plaçant les Etats, leur responsabilité, leur souveraineté et donc leur légitimité dans une situation ambiguë. Cet incontestable progrès de l’ingérence est profondement déstabilisateur pour les Etats auxquels on ne peut encore opposer aucune structure de remplacement. Il faudra bien trancher : soit imposer une règle du jeu « universelle » et se doter des moyens internationaux de la faire respecter ; soit rendre aux Etats, quels qu’ils soient, leur entière souveraineté sur les peuples.Il ne sera pas longtemps tenable de fermer les yeux sur le sort des tchétchènes et de s’intéresser, même avec retard, à celui des timorais. On pourrait épiloguer à perte de vue sur ce sujet qui n’est pas prêt de trouver une solution.
En revanche, ce qui paraît paradoxal dans l’actualité, c’est la battage médiatique que l’on fait autour du passage par l’humanité du cap des six milliards d’êtres vivants, alors que ces deux conflits en concernent l’un à peine deux millions, l’autre moins de 700.000. Si le niveau de risque de conflictualité est proportionnel au nombre des humains, ce qui n’est pas impossible, alors l’humanité « du grand nombre » peut s’attendre à une longue série de drames, outre les difficultés que posent les problèmes de vieillissement pour les uns, de pauvreté pour les autres… Mais les questions démographiques ne se limitent pas à ce seul aspect quantitatif ; elles sont non seulement essentielles pour comprendre les phénomènes, mais elles constituent par nature le coeur de nos préoccupations. Et dans une optique moins démagogique que celle qui nous a été présentée et qui ne reflète pas l’extrême gravité du sujet.
Ce qui nous intéresse dans la situation démographique actuelle, c’est d’abord la brutalité de sa croissance : 1,6 milliard en 1900, 2,5 milliards en 1950, mais 6 milliards aujourd’hui. Le phénomène de doublement que nous avons connu entre 1950 et 1980, c’est à dire en un peu plus d’une génération, a contribué au bouleversement que connaît le monde actuel. Ce facteur, quantitatif en soi, a eu des répercussions sociales, économiques, politiques qui ont nourri le changement et qui vont l’entretenir avec une perspective de 9 milliards en 2050. C’est à dire que nous ne sommes pas sortis des problèmes liés à la démographie : nous y entrons à peine! Ils sont dus aux déséquilibres considérables qu’entraîne une croissance aussi rapide et aussi inégale. En effet, au Sud et de façon globale, nous avons assisté à un triplement de population depuis 1950, c’est à dire à un fantastique défi lancé aux pays les moins développés de la planète ; il se traduit en termes comptables : 80% de la population mondiale dispose de 20% des richesses disponibles, inégalité injuste, choquante et peu durable par des moyens « normaux ». Toujours au Sud, la densité de certaines populations a fragilisé durablement de jeunes Etats, souvent nés de la vague de décolonisation des années 60, et incapables, faute de structures socio-économiques stables, de nourrir, d’éduquer, de soigner, en bref de faire vivre dignement leurs ressortissants.
Ce que nous observons ensuite, ce sont les progrès de l’urbanisation et de sa concentration dans un nombre toujours plus impressionnant de mégapoles. Si une vingtaine de villes dépassent déjà 10 millions d’habitants, les cités « multimillionnaires » se développent dans le moindre pays, attirant et « déracinant » des populations de tradition et de structure campagnardes. Alors que les hommes avaient l’habitude d’occuper et de vivre sur un territoire, ils sont désormais condamnés à l’empilement dans un univers fermé. Le changement du cadre physique et social modifie en profondeur le système de valeurs et la mentalité de ces nouveaux citadins.
Ce qui peut nous inquiéter enfin, ce sont les conséquences sur les équilibres démographiques mondiaux. Ce nouveau rapport de forces humaines aura nécessairement des effets sur les relations internationales : 4 humains sur 5 vivent dans les pays du Sud. Pour sa part, le Nord (Amérique du Nord, Europe et Japon) qui représentait 30% de la population mondiale en 1900, n’en représente plus que 20% aujourd’hui et tombera à 10% en 2050. On risque de voir un système de « minorité de puissance » laisser la place à un ensemble vague de « majorité de nuisance ». La « pression » des zones de haute densité démographique sur les pays riches, vieillissants et moins peuplés ne fera qu’augmenter. Toutes les statistiques indiquent que, malgré un développement général du monde, l’écart entre pays riches et pays pauvres ne fait que croître, qu’à moins d’un gigantesque et improbable effort de solidarité une cinquantaine de PMA (pays moins avancés) sont irrémédiablement « largués ». Pour les pays riches comme pour la communauté internationale, continuer de faire comme si ces déséquilibres démographiques n’étaient pas les ferments les plus sûrs de la conflictualité du siècle prochain relève d’un aveuglement coupable ou, pire, d’une prise de risque inconsidérée.
Lorsqu’on affiche en priorité les « droits de l’homme » et le « droit des peuples » à disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire le principe de liberté et les valeurs démocratiques, et qu’on les prône avec insistance dans un monde fragilisé par les effets révolutionnaires d’une démographie oppressante, il ne faut pas s’étonner de certains retours de flamme. Ce vent de liberté va avoir un effet incendiaire auprès de ces peuples jeunes, pauvres et pleins d’exigences. Dans la partie qui s’engage, dont le bras de fer ne sera pas absent, il faut avoir réfléchi aux données complexes de ce problème, il faudra aussi trouver des solutions innovantes et courageuses, donc politiques, pour rester sur la piste étroite d’un monde vivable.