L’événement « fin de siècle » tant redouté est arrivé alors qu’on ne l’attendait plus : nous sommes entrés dans le troisième millénaire avec plus de huit mois de retard mais dans l’effondrement des symboles de la puissance moderne et dans la terreur. Le 11 septembre 2001 marque un tournant décisif de l’Histoire. Comme l’artifice de la « Belle Epoque » s’est effacé le 28 juin 1914 pour laisser place à la Guerre Mondiale, le leurre de la « mondialisation heureuse » vient de s’écrouler avec les tours de Babel du World Trade Center. Si nos sociétés craignaient de manquer de repères, elles vont être servies ! Les conséquences de cette tragédie mondiale sont incalculables.
Après un tel choc, l’émotion est légitime, nécessaire ; d’autant plus forte qu’elle est mondiale – on a assisté au « spectacle » en direct de tous les points du globe – et qu’elle nous fait prendre conscience d’une solidarité humaine inévitable : nous sommes tous des New-Yorkais ! Une telle agression appelle la vengeance ; il est normal – et souhaitable – que les Etats-Unis, touchés de plein fouet sur leur territoire, dans leur puissance économique et militaire et dans leur orgueil, réagissent avec vigueur et portent des coups décisifs et mortels aux réseaux du terrorisme. Mais quelle que soit leur volonté d’en découdre, leur réaction ne peut être isolée ; ils ont besoin pour réussir de l’accord, de l’appui et de la totale coopération de la communauté internationale. Ce qui, compte tenu de fortes diver-gences intervenues dans la conduite des affaires du monde ces dernières années entre les Etats-Unis et un grand nombre d’Etats, sera loin d’être évident.
Dans cet esprit, l’appel à la « guerre », s’il paraît justifié, est surtout inquiétant. La situation, pour dramatique qu’elle soit, a peu de rapports avec ce que nous appelons « la guerre » : le propre de celle-ci est justement d’être « lisible », de désigner un ennemi, de définir son camp, d’identifier ses moyens, de délimiter son espace…Or, ce crime commis contre l’humanité et contre toutes nos règles politiques, morales, religieuses ne répond à aucun des critères habituels de la guerre. Déclarer la guerre au terrorisme mondial n’a précisément aucun sens puisque l’adversaire n’a aucune réalité « visible ». Et il faut craindre de sociétés aussi puissantes, déterminées et sûres de leur force comme de leur droit, de surplus en état de choc comme le sont les Etats-Unis, que leur volonté de représailles contre un ou plusieurs Etats ne fasse entrer notre civilisation dans un cycle infernal. Le risque d’une conflagration générale existe réellement si on se laisse entraîner dans la voie de la guerre. Car ce conflit, par engrenages successifs et inéluctables, conduira l’Occident et quelques-uns de ses alliés dans un affrontement contre une partie de l’humanité qui sera pour nous un véritable désastre : une sorte d’Intifada mondiale. Le « nach Kaboul » pourrait se révéler aussi funeste que des slogans d’un autre temps. La nécessaire résolution de combattre le terrorisme n’interdit pas une extrême prudence dans un environnement mondial exacerbé. Le terrorisme est machiavélique. C’est un piège : par ses excès et son horreur, il pousse la victime à la faute.
Pour éviter des erreurs qui conduiraient à une nouvelle catastrophe mondiale, il faut revenir quelque peu en arrière et tâcher de comprendre pourquoi et comment on a pu en arriver à un tel niveau de folie meurtrière. En fait, nous n’avons pas su gérer l’après-guerre froide. Depuis le 9 novembre 1989, où s’ouvrait à l’évidence une chance historique de construire un « nouveau monde », débarrassé de ses totalitarismes, nous avons accumulé les erreurs politiques et stratégiques. Erreur politique générale d’avoir abandonné la Politique aux gestionnaires et réduit les problèmes humains aux courbes de consommation et au taux de croissance économique. Erreur stratégique de s’obstiner à croire qu’on pouvait se satisfaire dans une après-guerre froide innovante et à bien des égards inédite d’appliquer les recettes et les moyens d’un temps révolu. Double, coûteux et douloureux contresens !
D’un côté, la fameuse guerre du Golfe, inspiratrice officielle et référence de nos réflexions stratégiques, guerre provoquée et absurde dont nous étions assurés d’avoir un jour l’effet-retour : au cruise missile entrant par la fenêtre d’un hôtel de Bagdad répond sur le même ton et sans nuance l’avion de ligne percutant les tours jumelles de Manhattan.
D’un autre côté, le contentement de huit années d’une insolente prospérité économique sur fond de crises financières, de désastres écologiques, de conflits ethniques, de génocides et de famines : un insupportable décalage ! Pour tout dire, un libéralisme débridé, vautré dans une permissivité amorale et se faisant passer, avec des arguments publicitaires, pour un « paradis terrestre » en trompe-l’œil ; une obsession de la jouissance immédiate qui plonge dans le néant la mémoire des siècles passés qui nous avaient pourtant appris que l’Histoire comme la condition humaine sont vouées au tragique. Et, par-dessus tout cela, un mépris absolu pour le « reste du monde » – plusieurs milliards d’hommes -, pour leurs cultures, leurs aspirations, leurs souffrances…
Par contrecoup et sous un autre angle, le relâchement et l’abandon de toute vigilance par la certitude que la démocratie, la liberté, les droits de l’homme s’imposeront naturellement par leur supériorité intrinsèque ; l’inconscience devant les bouleversements structurels que provoquent le développement des réseaux, la mobilité, les flux sans contrôle, ni limite, ni garde-fou…. L’ensemble de nos systèmes de sécurité sont, sinon archaïques, du moins inadaptés à cette effervescence du monde. Nous n’avons pas compris la vulnérabilité de la démocratie qui n’a de sens que si elle est assortie de la sécurité qui lui permet d’exister. Nos systèmes de sécurité ont été conçus et façonnés pour la coercition et la rétorsion, pas pour la protection ; ils sont impuissants à garantir la liberté des individus et des sociétés. Les écoutes sont généralisées et les immigrants refoulés, mais les aéroports comme les frontières sont des passoires ; nous édictons des milliers de lois et de règlements, mais nous ne maîtrisons pas les flux de populations, etc. Notre comportement est celui de brebis étonnées de trouver des loups dans une bergerie ouverte à tous les vents !
C’est tout cela que nous payons aujourd’hui au prix fort ; et que nous risquons de payer encore plus cher demain si le 11 septembre 2001, comme on peut le redouter, n’est qu’un commencement. Pourtant, ce choc inouï, ce basculement dans l’horreur peuvent avoir au moins une vertu : celle de nous réveiller et de nous faire enfin réfléchir sur nos erreurs. Non pour déclencher une nouvelle croisade ou une sorte de guerre de religion, dont on sait par expérience qu’elles ne feront qu’aggraver la situation, mais pour corriger la trajectoire et entrer enfin par la bonne porte dans le troisième millénaire.
Aux défis de toutes sortes qu’impose ainsi le terrorisme, il faut réagir par une véritable mobilisation générale, puis répondre vite – pour enrayer le cycle de la terreur -, intelligemment – pour mesurer et adapter les coups -, complètement – pour restaurer la confiance.
La première des mesures à prendre est de mettre nos territoires et leurs populations à l’abri de ce type d’actions. Par la défense du territoire dont les accès (frontières et terminaux) doivent être filtrés ; d’une manière générale, il faut rendre au « territoire » – dévalué par le nomadisme – sa fonction, non pas de refuge ou de forteresse, mais d’espace de vie et de sécurité. Par la protection des populations dont les flux et les errances sont insuffisamment contrôlés et connus. Sur ces deux plans, nous devrions être capables de rendre compte en permanence à la communauté internationale de notre maîtrise et de notre transparence. N’oublions pas que les réseaux s’incrustent au cœur des sociétés civiles et que le terrorisme se combat d’abord « à la maison ».
L’essentiel reste toutefois d’éradiquer le terrorisme de la surface de la planète et, pour ce faire, de le traquer, de le débusquer et de l’anéantir partout où il se réfugie. La panoplie de la puissance militaire : charges nucléaires, missiles, chars d’assaut, etc., n’y sera d’aucune efficacité, au contraire. Ce sont les services de renseignement et d’action (les services spéciaux) qu’il faut réorienter sur leur mission principale de contre-terrorisme, dont ils ont été détournés en partie par l’obsession économique, et auxquels il convient d’accorder des moyens et une liberté d’action considérablement renforcés.
Face à la pieuvre du terrorisme, ces mesures prises dans un cadre national n’auraient qu’une portée limitée et donc insuffisante. C’est au moins à l’échelle européenne qu’il faut coordonner ces efforts : occasion quasi idéale de fonder enfin un concept de défense européenne et de repenser les systèmes de sécurité de ce début de siècle sur ces bases nouvelles.
Au-delà de ces réponses d’ordre technique et des réformes de structure radicales qu’elles devraient entraîner visant à rétablir un niveau suffisant de sécurité, il faut que nos sociétés retrouvent leur cohérence. Cohérence politique, morale, économique à l’égard des Etats, des organisations, des mouvements divers, par exemple au Pakistan, en Albanie, en Colombie…Arrêter de jouer avec le feu (ventes et trafics d’armes), cesser le double jeu ou de fermer les yeux sur les pratiques insidieuses et illégales. Dans notre monde compliqué, dont les règles sont souvent inapplicables, il faut enfin édicter des lois simples et se donner les moyens de les faire appliquer. C’est contre un monde de tricheurs et de prédateurs qu’il faut lutter, car c’est sur ce terrain pourri que poussent les fleurs noires du terrorisme.
Enfin il faut savoir s’attaquer aux racines du mal, c’est-à-dire à notre vision du monde : dans la plupart des cas, elle ne correspond pas à la réalité des peuples. Nous sommes obsédés par la puissance et autistes devant le désarroi et la misère de milliards d’individus ; leur humiliation contredit ce que nous croyons être : des démocrates, des libéraux, des humanistes… Repenser notre politique à l’égard des autres – ce qu’on nomme la politique étrangère – c’est accepter de considérer que, derrière les Etats et les « marchés », il y a des hommes. La mondialisation n’a de sens que si elle est un « partage ». Si nous persistons à ne pas vouloir le comprendre, nous aurons effectivement la mondialisation de la violence : cela s’appelle l’Apocalypse.
Pour ce qui nous concerne, profitons (si l’on peut dire) des événements pour retrouver notre cohésion nationale – ce patriotisme magnifique qui cimente les Etats-Unis -, pour refonder et remuscler nos systèmes de sécurité – pourquoi ne pas relancer l’idée d’une « garde nationale » ? – et, puisque les échéances électorales approchent, pour réanimer notre sens du collectif avec un véritable projet politique.
Le 11 Septembre 2001 est une page de la tragédie humaine : il faut faire face avec courage et détermination. Mais c’est aussi un tournant dans notre Histoire : il faut prendre de nouveaux chemins.