L’accord conclu à Rome le 28 mai 2002 pour sceller la constitution d’un Conseil OTAN – Russie, par lequel la Russie obtient d’entrer à part entière dans l’organisation ex-atlantique, a été salué ici et là comme un signe prémonitoire de l’enterrement de celle-ci. On peut avoir une lecture différente de cet événement, si on le replace dans son contexte mondial et dans une perspective américaine, et y voir l’indice de la mise en place d’un « nouvel ordre » : celui de la transformation de l’OTAN en une vaste « alliance du Nord » dans la lutte engagée dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le terrorisme.
Déjà un premier accord OTAN – Russie avait été signé à Paris en 1997 ; il pouvait être interprété comme une tentative de normaliser l’ancien adversaire et de le réintégrer, ainsi affaibli, dans le camp des « puissances » ; il avait surtout commencé de réorienter l’OTAN, d’alliance politico-militaire occidentale, désormais inutile, en une « agence générale de sécurité », sorte de bras armé des Nations unies.
En transformant ainsi l’OTAN en un vaste et vague forum d’une vingtaine de pays aux intérêts disparates, les Américains reconnaissent le peu d’efficacité des structures et des moyens de cette organisation dans les conflits contemporains ; les trop nombreux fiasco des interventions extérieures, mis à part celle qui fut conduite au Kosovo mais sous commandement américain, ont démontré le caractère obsolète de cette machine datant de la guerre froide. Les Etats-Unis font en outre une double opération : ils tendent d’une part à fédérer leurs alliés, anciens et nouveaux, dans un cadre général de mobilisation et d’action contre l’ennemi de la sécurité mondiale désigné depuis le 11 septembre 2001 sous le vocable du terrorisme ; en assurant ainsi leurs arrières, ils neutralisent d’autre part ces mêmes alliés souvent encombrants et parfois « difficiles » ; ils en profitent sinon pour se désengager, ce qui est vrai en Europe, du moins pour se justifier d’agir avec les mains libres dans le reste du monde.
Pour ce qui concerne l’ennemi terroriste, il se trouve circonscrit dans l’arc arabo-musulman, zone qui va des sources du Nil aux rives de la Caspienne et dont l’épicentre est situé dans les confins pakistanais, région qui se trouve receler les deux tiers des réserves mondiales connues d’hydro-carbures. Par opposition, la nouvelle « alliance du Nord », avec la Russie, le Canada et les riverains de la mer du Nord, comprend des puissances pétrolières de premier plan, aptes à assurer en partie la soudure énergétique en cas de coup dur dans le golfe arabo-persique.
Si les Russes, par leur entrée dans l’OTAN, se trouvent en quelque sorte replacés à leur rang de puissance moyenne, ce nivellement est pour eux le prix à payer pour régulariser leur situation et se retrouver dans la cour des pays fréquentables.
Quant à l’Europe, elle se trouve selon les cas marginalisée ou noyée au sein de cette vaste association. Encore désunis sur le plan stratégique, les pays membres – hormis sans doute la Grande-Bretagne – font entendre des voix trop discordantes pour peser dans les orientations mondiales en matière de sécurité. De plus, en n’étant plus au centre de l’échiquier mondial et seulement affectée à sa périphérie par les stigmates de conflits locaux, l’Europe a perdu de son importance stratégique.
Dans le tryptique américano-russo-européen, l’Europe est coincée ; elle ne sert à rien d’autre qu’à approuver les initiatives américaines, à fournir des contingents de soldats ou des moyens de complément. Si on peut concevoir dans ce nouveau cadre otanien que les intérêts américains et russes puissent se rejoindre quelque part, notamment sur le plan économique, en revanche l’Europe ne trouve aucun avantage à se faire ainsi phagocyter. Dans ce trivial ménage à trois, elle a tout intérêt à reprendre de la liberté et à jouer son propre jeu.
Dans la longue et incertaine guerre qui s’annonce contre le terrorisme, elle doit d’abord se méfier de cette désignation d’un « Sud » hypothétique comme le lieu privilégié de l’adversité contre un « Nord » tout aussi introuvable ; elle peut ensuite rechercher des voies originales et moins « guerrières » pour réduire la pression qu’exerce le terrorisme sur nos sociétés ; elle a enfin et surtout à considérer les questions de sécurité intérieure et extérieure – qui se posent effectivement sous un jour nouveau et inquiétant – de son propre point de vue.
Que l’OTAN se transforme en une vaste agence de sécurité mondiale n’interdit pas aux Européens, bien au contraire, de s’organiser entre eux pour assurer leur propre sécurité, donnant ainsi l’exemple d’une approche moins conflictuelle des problèmes mondiaux.