Il peut paraître inutile d’en rajouter aux pertinentes analyses qui nourrissent la chronique d’une seconde guerre du Golfe annoncée. Quels que soient les atermoiements diplomatiques, les campagnes médiatiques ou les manifestations populaires, il ne fait plus guère de doute que cette guerre aura lieu. Dans quelques semaines, voire dans quelques jours, la question du délai importe peu : la dynamique de montée en puissance des forces américaines est lancée, et on n’envoie pas près de deux cent mille personnels, trois groupes de porte-avions et des centaines de chasseurs-bombardiers pour gesticuler ou faire simplement acte de présence au Moyen Orient. Le processus de « mise en condition psychologique », de propagande pour adopter un langage commun, est également largement engagé.
Combien de temps cette guerre durera-telle : six jours, six semaines, six mois ? Nous n’en savons rien, ni les uns ni les autres, sauf à espérer pour les soldats américains comme pour leurs adversaires qu’elle soit brève. Quels seront ses effets ? Nous l’ignorons aussi ; car la guerre, qui porte la violence à son paroxysme, a ceci de particulier de déclencher des phénomènes insoupçonnés ressorts et détours – qui rendent ses conséquences imprévisibles. On peut néanmoins conjecturer que l’Irak à l’évidence, centre historique, géographique et stratégique du Moyen Orient, ainsi que les pays environnants très probablement, et au-delà le monde arabo-musulman sans doute, en seront bouleversés. Dans quelle mesure ? Jusqu’à quel point ? Telles sont les véritables interrogations, et donc les enjeux, du drame qui se prépare.
S’il est manifestement incongru de tirer des plans sur le « comment ? » de ce prochain événement, il semble en revanche nécessaire de revenir sur son « pourquoi ? », le processus et les motivations qui vont conduire les Etats-Unis et quelques-uns de leurs vassaux à une telle extrémité. Là se situent les clés de compréhension d’une crise mondiale décisive pour l’avenir des relations internationales.
Les raisons stratégiques, patiemment décortiquées par les analystes, en sont maintenant bien connues : le pétrole d’une part, le terrorisme d’autre part. La première guerre du Golfe a montré l’instabilité d’une zone stratégique pourtant primordiale ; les attentats du 11 septembre ont révélé, avec la vulnérabilité américaine, l’hostilité grandissante des habitants de cette région arabo-musulmane. La convergence de ces deux facteurs aurait dû conduire à désigner le véritable coupable : l’Arabie saoudite, premier réservoir mondial de pétrole, temple du wahabisme et soutien principal de l’islamisme, en outre régime féodal détestable et passablement corrompu. Mais, pour d’innombrables et innommables raisons, économiques et financières en particulier, une invasion du « Dar el Islam » est tout simplement impensable, du moins dans les conditions politiques actuelles.
Comme les Etats-Unis sont soumis à d’intenses pressions intérieures, qui tiennent autant de la soif de vengeance du peuple américain après l’affront du 11 septembre que de la nécessité économique à moyen terme de s’assurer le contrôle du maximum des réserves pétrolières du monde, il leur faut trouver un exutoire régional et désigner le bouc émissaire qui permettront de satisfaire ces multiples et incontournables besoins d’action. L’Irak présente toutes les qualités de la cible recherchée, car ce pays – au ban des nations depuis sa tentative de mainmise sur le Koweit – maintient un fort contentieux avec la communauté internationale, soucieuse après la guerre froide de maîtriser la prolifération des armes de destruction massive. Tous les efforts de l’immense machinerie américaine, médiatique et diplomatique, viseront donc à faire peser, voire à créer, un maximum de charges sur le régime irakien et, par là, à tenter de légitimer l’emploi de la force au Moyen Orient.
Pour atteindre cet objectif de dénonciation puis de diabolisation. de l’Irak, l’Amérique va faire resurgir ses ressorts profonds : le messianisme et l’hégémonie, l’un et l’autre étant liés, « le bien étant toujours du côté des gros bataillons ». La supériorité de la puissance américaine, qu’elle soit de nature économique, militaire ou culturelle, est incontestable et sans rivale ; elle est à même de faire croire aux Américains qu’elle procède de la supériorité intrinsèque de leur système économique, de leur régime politique, de leur civilisation, de leur conception de la vie, etc. et qu’ils détiennent en quelque sorte la vérité ; à ce titre, ils seraient seuls capables de dire et de faire le Bien, et donc de désigner le Mal.
L’hégémonie actuelle conforte ainsi un messianisme inscrit dans les gènes de la nation américaine et qui fait appel aux vieilles notions de « juste cause » et de « guerre juste », imaginées aux premiers temps du christianisme (IVe siècle) et qui avaient pour but de justifier effectivement la confusion des pouvoirs temporel et spirituel. C’est en brandissant ces notions au cours des siècles, aussi bien au nom de la religion que de la souveraineté des Etats et surtout des idéologies, celle exigeante et inspiratrice de la liberté comme celles immondes des totalitarismes, c’est au nom de la «»juste cause » invoquée par toutes sortes de régimes qu’on a commis les pires carnages et les plus grandes injustices ; c’est au nom de la « guerre juste » et souvent de la raison du plus fort qu’on a dénoncé l’Autre et déclenché des actions « préventives » et « punitives » ; c’est bien au nom de ce « bon droit » qu’ont été menés au XXe siècle les conflits les plus impitoyables et les plus ravageurs de l’histoire humaine. Et c’est contre cette licence que s’étaient octroyés les Etats d’invoquer à tout propos la justice pour assouvir leur soif de vengeance, leur violence ou tout simplement leurs différends qu’ont été créées les Nations Unies et qu’a été élaborée puis paraphée par cent quatre vingt sept Etats la charte qui les lie et limite l’emploi de la force à la seule « légitime défense ». Depuis 1945, le monde n’est plus régi par le « bon vouloir » des monarques ou par la soi-disant « juste cause » des peuples, mais par le « droit ».
De leur fondation jusqu’à aujourd’hui, les Etats-Unis ont presque constamment dominé les contradictions internes qui naissent de l’opposition entre leur sens réel et profond de la démocratie confronté à leur tentation hégémonique qu’alimente une puissance hors normes. Il semble que leur Administration, sous le choc du 11 septembre et donc influencée par ce drame, soit tentée de céder au tropisme unilatéral de l’impérialisme. Elle y est poussée par le double traumatisme qu’elle vient de subir, sans préavis et au faite de sa puissance : la prise de conscience d’une vulnérabilité physique qu’aucun repli isolationniste ne pourra désormais atténuer, pour cause de mondialisation – car l’Amérique découvre qu’elle a besoin du monde ; le sentiment d’une contestation croissante de sa toute-puissance dans un monde dont elle pourrait s’attendre à ce qu’il soit uniformément admiratif et reconnaissant. La résistance qu’opposent certaines nations, au premier rang desquelles la France, à cet « exercice solitaire » de la puissance qui tente si visiblement les Etats-Unis de 2003, leur paraît alors au mieux comme inconvenante, au pire comme un acte de trahison. Cette attitude les rend mécontents, arrogants et méprisants à l’égard de ce monde extérieur, « barbare » pour l’essentiel, archaïque s’agissant de la « vieille Europe » ; et ils réagissent à leur encontre avec des arguments infondés ou des manipulations grossières comme le rapport d’expertise britannique bidouillé ou l’enregistrement miracle de Ben Laden.
Mécontentement des uns et résistance des autres alimentent la triple crise à laquelle nous assistons qui, outre les relations franco-américaines qui en ont vu d’autres, affecte l’ONU, l’OTAN et l’Europe, en attendant celle, majeure, que provoquera la guerre elle-même. Le bras de fer qui s’est engagé au Conseil de Sécurité sous les yeux d’une opinion publique mondiale enfin décillée ne peut que conforter le « passage obligé » des Nations Unies dans les relations entre tous les pays, quels qu’ils soient ; ce forum, si souvent décrié pour ses parlotes et son inefficacité, sera désormais incontournable et, même si la mission des inspecteurs en désarmement finit par échouer, il aura marqué un point décisif en obligeant les Etats-Unis à donner une vraie légitimité à leur action et à la différer de quelques semaines au moins. L’ONU, associée à l’opinion publique, est un efficace régulateur des tensions internationales et un redoutable empêcheur de faire la guerre par convenance univoque. De ce point de vue, la crise actuelle est bénéfique.
S’agissant de l’OTAN dont l’insanité était criante depuis dix ans que sa mission était périmée, nous ne pouvons que nous réjouir de la voir voler en éclats. Elle était et reste, n’en doutons pas, le cheval de Troie de l’Amérique au sein de l’Europe en gestation pour l’empêcher d’organiser un système de sécurité qui lui soit propre et apte à protéger ses intérêts.
Cette crise doit ouvrir les yeux des Européens sur les vrais enjeux de la construction en cours. Que veut-on fabriquer: un clone américain en modèle réduit ou un élément fondateur d’un multipartisme nécessaire ? Que l’Europe se montre à cette occasion nue et divisée n’est ni une révélation ni un drame; c’est une réalité qui, en dénonçant les hypocrisies, oblige à repenser les objectifs, à rappeler certains membres actuels ou futurs à la solidarité et aux actes fondateurs. Il n’est pas inintéressant de noter en l’occurrence que c’est autour du noyau dur européen constitué de l’Allemagne et de la France que se dessine aujourd’hui une alternative, que pourrait s’esquisser demain une autre façon, ni pro ni anti-américaine, mais européenne, de voir et de vivre le monde moderne. De cette crise, dont l’Irak fera sans aucun doute les frais, pourrait néanmoins sortir une utile redistribution des cartes dont l’Europe, paradoxalement, pourrait tirer un bénéfice certain.