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Divergences franco-américaines

Après la victoire sans surprise des forces anglo-américaines sur une armée irakienne fantomatique et, paraît-il, soudoyée, la belle unanimité des Français derrière leur Président, manifestement favorables aux positions « fortes » de sa diplomatie, semble se lézarder et laisser place à un certain scepticisme. Devant l’évidence des succès militaires des Américains, on se pose en effet moins la question de savoir si leur intervention était justifiée qu’on ne s’inquiète de notre soudain isolement international et, pire encore, des mesures de rétorsion que « l’hyper-puissance », dans un accès de francophobie, pourrait déclencher à l’encontre de l’élève indiscipliné, du faux frère, du « traître », de la classe atlantique. Et on a sans doute raison de prendre cette affaire au sérieux, car sous les apparences d’une brouille diplomatique, sorte de différend chronique franco-américain, se cachent mal des divergences de fond, celles de visions du monde et de conceptions de la vie internationale qui paraissent de plus en plus éloignées d’un bord à l’autre de l’Atlantique.

Sur le sujet aussi grave, à travers l’affaire irakienne, des relations entre la France, l’Europe et les Etats-Unis, on aurait du mal à imaginer que notre pays se soit engagé uniquement pour montrer sa différence et faire un coup diplomatico-médiatique, alors que les enjeux en sont si lourds en termes politiques, stratégiques, économiques. Il serait plus vraisemblable que la position prise par la diplomatie française, en l’occurrence, soit le reflet d’une lecture du monde et l’expression d’un projet pour l’avenir des relations internationales. Néanmoins, aucune de ces hypothèses, si extravagante puisse-t-elle paraître, ne doit être écartée ; et c’est dans leur analyse que nous pouvons faire l’inventaire – et la critique – des différentes stratégies envisageables.

Dans la première hypothèse, celle d’une intempestive manifestation d’humeur qu’on ne pourrait que déplorer, l’idée stratégique qui conduirait aujourd’hui la France serait justement celle de l’absence de stratégie : face à un constat d’impuissance, le pays serait somme toute condamné à ce type de réaction épidermique. L’hégémonie américaine ayant atteint un tel niveau, notre pays n’aurait plus d’autre possibilité, pour faire entendre sa différence, que de gesticuler, ultime sursaut de mécontentement avant de succomber et de finir par s’aligner (comme les autres). La protestation (oratoire) française est alors perçue comme un acte d’insubordination devant une inféodation de fait, contre laquelle nous ne pouvons – et ne voulons réellement – rien opposer. Cela signifierait qu’après quelques coups de menton – celui-ci étant probablement le dernier avant longtemps -, nous allons rentrer dans le rang et dans le même mouvement l’Europe au grand complet. Lorsque la France finit par s’aligner sur les thèses américaines, on peut considérer que l’Europe est au garde-à-vous.

Dans cette hypothèse – plausible – d’un leadership indiscutable et subi, les Etats-Unis parviendraient à rassembler sous la bannière occidentale le camp atlantique dans son acception la plus large, ce qu’on pourrait appeler « le Nord », dont les membres auraient vocation à n’être que des exécutants et à obéir. Les Etats-Unis seraient alors en mesure, soit avec la bienveillante neutralité de leurs vassaux, soit avec leur concours actif, de pouvoir efficacement s’opposer à la montée en puissance du Sud, prévisible d’ici une vingtaine d’années, représenté essentiellement par le monde asiatique regroupé autour de la Chine. La perspective stratégique qui guiderait alors la puissance américaine serait celle d’un inévitable affrontement nord-sud symbolisé par le choc des deux champions, l’américain et le chinois. Perspective évidemment dangereuse, voire suicidaire, pour le Nord dont les avantages qualitatifs et les rapports de forces ne peuvent que se détériorer dans les prochaines années ; sans même évoquer le ratio démographique, particulièrement déséquilibré au détriment du Nord. L’évocation même d’un scénario aussi fataliste suffit à dénoncer l’idée selon laquelle le désaccord exprimé par la position française face aux Etats-Unis ne serait que de pure forme, si on en imagine la signification et les conséquences à terme sur les équilibres internationaux et l’avenir du monde.

Une deuxième hypothèse, en sens contraire, pourrait laisser supposer que la position française, loin d’être épidermique, a été dictée par une volonté déterminée d’opposition au système américain, décidément trop simpliste, et dont les effets brutaux dans le magasin de porcelaine mondial ne peuvent qu’entraîner des désastres pour l’avenir des relations internationales. Il faut donc réagir et prendre la tête d’un front du refus que pourrait représenter une organisation politique de l’Europe, éventuellement élargie à la Russie, concurrente et rivale des Etats-Unis, dont l’unilatéralisme est jugé insupportable. C’est le projet d’édification d’une Europe, puissance politique, diplomatique et militaire, s’érigeant en pôle autonome, faisant contrepoids à l’hégémonie américaine, discutant d’égal à égal non seulement avec les Américains, mais aussi avec les deux ou trois autres ensembles régionaux qui, sur le modèle européen et grâce à son exemple, auraient réussi à se constituer en pôles de puissance. La rébellion française de mars 2003 serait alors le premier pas dans cette voie de restructuration d’un monde multipolaire. Idée séduisante à première vue, mais sans doute déraison-nable par son coût et par les déchirements intereuropéens qu’elle provoquera immanquablement, et surtout dangereuse par ses conséquences stratégiques. La constitution, dans cette hypothèse, d’un puissant système de sécurité et de défense, différent et donc (qu’on le veuille ou non) rival de celui constitué par les Etats-Unis, ne pourrait que conduire à des confrontations plus ou moins aiguës entre les deux pôles ; les sujets de désaccord et les divergences d’intérêts ne manquant pas de part et d’autre de l’Atlantique, on en viendrait probablement à des tensions, voire à des conflits, à l’image de ceux qui ont, en leur temps, détruit la solidarité des Grecs puis l’unité de l’Empire romain, ou encore ruiné l’équilibre européen. Sans compter que le coût de constitution d’un tel système de puissance priverait les pays européens de ressources essentielles pour se maintenir sur les autres fronts, économiques, sociaux, culturels, en état de résistance. Sans oublier aussi le fantastique avantage que cette course à la puissance donnerait au « reste du monde », notamment asiatique, aux menaces émergentes et à tous les antisystèmes qui attendent avec impatience que l’Occident s’affaiblisse et se neutralise dans des querelles internes, pour plus sûrement l’abattre. D’une autre façon, mais assez radicale, cette hypothèse d’un contrepoids européen à la puissance américaine paraît dangereuse, voire mortelle, à terme.

Il y aurait alors une troisième hypothèse, différente par sa nature, qui pourrait expliquer et justifier en même temps la position française ; elle reposerait sur l’idée de se démarquer effectivement de l’emprise américaine, ni par esprit d’abandon ou de concurrence, ni par orgueil national ou quelque volonté de puissance européenne, mais tout simplement par souci d’équilibre et par recherche de complémentarité. Si on se replace dans le contexte de l’affaire irakienne, il n’était effectivement pas impensable que s’y côtoient deux approches, celle du droit et celle de la force, et que toutes deux parviennent de concert à régler le problème dans sa complexité et sa difficulté ; ce qui n’a pas été rendu possible, faute de part et d’autre d’une conception de la complémentarité de ces deux approches. En tout cas, la tentative française de traiter autrement la question irakienne mérite qu’on s’y arrête et, à la forme près, peut paraître porteuse de modes d’action intéressants et, au mieux, de perspectives stratégiques nouvelles.

Dans un monde dont on ne maîtrise – à l’évidence – ni la conflictualité ni la démographie, dans lequel les soubresauts de crises d’une rare violence sont à même de déstabiliser des équilibres aussi fragiles qu’indispensables, il n’est pas inutile qu’à côté de la voie de la puissance – représentée durablement par les Etats-Unis et qu’il serait stupide de sous-estimer – se dessine avec exigence une autre piste, parallèle, sorte de voie de délestage ou de dérivation, capable d’offrir un itinéraire alternatif aux grandes questions stratégiques contemporaines. Cette proposition relève d’une conception rénovée des relations internationales, dans laquelle la notion de « camp » finirait par s’effacer devant celle d’ensembles régionaux, au sein desquels l’Europe jouerait le rôle de passerelle ou d’amortisseur entre les Etats-Unis et le reste du monde. Vouloir se démarquer des Américains, ce n’est pas nécessairement s’opposer à eux, mais leur rendre l’immense service d’assurer une indispensable médiation entre une puissance potentiellement dévastatrice et un monde réellement violent. Cet exemple européen ne doit pas être conçu et ne peut être construit selon les canons de la puissance pour les raisons évoquées plus haut ; il doit donc se fonder sur des modèles cohérents de gouvernance, de sécurité et de développement social et économique, inspirateurs d’organisations politiques modernes et effectivement applicables. Entre la puissance des uns et la faiblesse de tous les autres, l’Europe pourrait proposer une voie nouvelle, originale et efficace.

Si la « différence » exprimée par la France à l’occasion de la crise irakienne avait cet signification et représentait un espoir pour le monde de sortir de la logique dramatique de la puissance, nul doute qu’elle aurait rendu à l’Europe et, au-delà, au monde entier un signalé service. Le cas échéant, il n’est pas trop tard pour ajuster le tir et imaginer cette voie de l’avenir.