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« La conception russe du cyberespace », par Christine Dugoin*

Le cyberespace occupe une large part de notre quotidien sans avoir pourtant de définition précise. Sa nature est ambivalente : « dématérialisé » par essence, il comporte néanmoins une composante matérielle de réseaux « en dur », via les câbles et structures permettant au système de fonctionner. Ces infrastructures implantées sur un territoire physique ou extra-atmosphérique pour les satellites, permettent d’échanger des informations qui sont, elles, totalement « hors-sol ».

Le terme cyberespace apparaît dans les années 2000. Dans les discours politiques, on le qualifiera rapidement d’espace à « conquérir », « contrôler », « surveiller ». Bref, un nouveau territoire d’enjeux liés à une approche militaire.

C’est à cette époque que la Russie publie une directive-cadre intitulée « Doctrine de sécurité informationnelle de la Fédération de Russie »1. Peu d’Etats envisageaient alors l’enjeu que représenterait l’expansion du web. La Russie, avec la rédaction de ce document, a fait office de précurseur, suivie de près par la Chine et bien sûr par les Etats-Unis, mère – et donc très au fait – d’Internet. Ce texte est novateur car il pose les bases du volet informationnel du cyberespace. Il l’aborde par quatre axes principaux : la sécurité informationnelle, la méthodologie dédiée, les mesures à prendre pour y arriver, enfin le système organisationnel qui en découle logiquement.

L’analyse de ce texte permet de dessiner les contours de la stratégie ainsi que le concept de sécurité informationnelle dans la pensée russe, visions liées à la conception de la souveraineté, de la territorialité et de la civilisation. On y comprend que le volet informationnel dépasse le vaste cyberespace. Au-delà des des aspects matériels propres au cyber (logiciels, etc…), il s’étend aux dimensions humaine et civilisationnelle. En comparaison, le texte américain « International strategy for cyberspace »2, s’il évoque l’aspect civilisationnel, ne le développe pas avec la même rigueur : il est conçu d’un point de vue à la fois américain et universaliste ; il a donc vocation à être étendu (ou imposé) partout où il sera accessible ce qui, au vu des territoires couverts par le web, laisse songeur.

La sphère informationnelle comme facteur civilisationnel

Dans le texte de 2000, les Russes définissent la sphère informationnelle comme un facteur d’influence, tant politique que sociétale, y incluant un pan de leur conception de la défense nationale, sujet qu’il faut à tout prix sécuriser.

Le sujet de la cohésion sociale y est également abordé. Si l’Etat, en sécurisant le cyberespace public, tend à protéger les droits de l’individu (ce qui est paradoxal puisqu’il tend à limiter la liberté individuelle), il indique que cela permet de protéger la cohésion sociale, voire favoriser le renouveau spirituel en véhiculant une idéologie vers un grand nombre d’individus grâce à la diffusion du web.

On trouve dans ce document des axes de pensée rappelant le leitmotiv employé dans la crise ukrainienne : la défense de la population russe. De qui s’agit-il en réalité ? Des russophones, des russophiles ou des habitants d’anciens territoires russes ayant une culture commune ? Ce texte apporte un début de réponse : il mentionne que ce support peut être utilisé pour porter la parole étatique à destination de la population mais aussi de la diaspora et de l’étranger. S’il y a là une visée de smart power évidente à l’intention des non-russes, il indique aussi l’importance primordiale de la langue et de l’écriture russe. Ainsi la langue serait un des critères de ce que les Russes comprennent comme étant la « population russe ». On comprend alors mieux la réaction de Moscou à l’annonce du retrait du russe comme l’une des langues officielles de l’Ukraine.

La question spirituelle y est abordée ainsi que les valeurs morales, perçues comme deux autres piliers de la civilisation russe. Les traditions, le patriotisme, le droit de conscience et le droit à la dignité (cité avant le droit à la liberté, ce qui est philosophiquement révélateur) doivent être protégés et développés.

Le sujet majeur est la langue russe, ferment de l’unité de cet espace supranational qu’est la Fédération de Russie. Ainsi l’Etat central affirme que la Russie et d’abord un espace civilisationnel, donc spirituel, culturel et linguistique. Il conviendrait de tenir compte (géopolitique, diplomatique, stratégique) de cette conception russe alors que la crise ukrainienne perdure et fait bouger les lignes.

Le texte définit ensuite ce que la Russie considère comme une menace dans son espace informationnel. Elle est de deux ordres : le premier matériel et humain, le second relevant de l’utilisation du cyberespace.

Du registre matériel découle la volonté de se rendre indépendant des produits étrangers dont la fiabilité ne pourrait être contrôlée. De même, la formation d’ingénieurs et de « cerveaux » en Russie un objectif. En attendant, on comprend mieux le lien unissant la Russie et l’Inde, la plus grande pourvoyeuse d’informaticiens au monde3. Rappelons que la Russie, à la suite de la rencontre bilatérale de décembre 2012 détient la première place des fournisseurs d’armes de l’Inde avec un accord de 2,3 milliards d’euros.

La guerre informationnelle

Le deuxième volet conduit directement à la guerre informationnelle. La Russie la définit comme suit : « Confrontation entre deux ou plusieurs Etats dans l’espace de l’information pour endommager les systèmes d’information, les processus et les ressources, des structures critiques, affaiblissant les systèmes politiques, économiques et sociaux. Action psychologique massive envers la population pour déstabiliser la société et l’Etat, ainsi qu’une influence forçant l’Etat visé à prendre des mesures dans l’intérêt du parti adverse ». Cette définition donne une importance primordiale à la population, et donc aux opérations psychologiques de grande échelle.

De facto, la sécurité informationnelle est liée à la sécurité nationale ; voilà pourquoi le Président Poutine par l’oukase n°13c a confié en 2013 au FSB (successeur du KGB maître en manipulation de l’information) la création d’un centre de protection et de réponse à toute cyber-attaque visant les ressources informationnelles. Or, pour qu’un système de défense soit efficace, il importe d’en tester la résistance par des « attaques-tests ». Ainsi, malgré les dénégations de certains Etats, la cyber-défense passe nécessairement par la cyber-attaque !

Trois ans plus tôt, le ministère de la Défense avait produit en 20104 un document où apparaissait déjà l’importance du volet informationnel dans la doctrine moderne, notamment la menace pesant sur ses infrastructures. On y soulignait la place de l’arme informationnelle et, plus généralement, celle de la guerre informationnelle dans les conflits à venir.

Dans la conception russe, cette arme de « destruction civilisationnelle » vise à disloquer un pays de l’intérieur. Ayant eu l’expérience de la dislocation de l’Union soviétique en 1991, dont elle faillit ne pas se relever, la Russie connait la puissance de cette arme et envisage de l’utiliser à des fins d’anéantissement culturel.

La conception informationnelle du web, les liens et alliances en découlant

La conception de la cyber-attaque pourrait se résumer à faire céder l’ennemi avant d’engager le combat, selon la doctrine du stratège chinois Sun Zu. Cela nous conduit à aborder un texte écrit conjointement par les Russes et les Chinois qui, s’ils ont une approche différente (les Russes favorables à la contre-attaque systémique, les Chinois adeptes pour l’instant de la censure), nourrissent un même intérêt pour le cyberespace et son volet informationnel. Cette proposition de septembre 2011 à l’Assemblée de l’ONU visait l’adoption d’un code de bonne conduite sur internet.

Le texte fut rejeté, mais il énonçait une forme de territorialité et de souveraineté des Etats quant à la politique menée, imposant qu’on clarifie les droits et devoirs de chaque Etat sur le sujet. Plus significatif, le texte abordait (comme dans l’Organisation de Coopération de Shanghai) des points cruciaux pour la Chine et la Russie : la prévention des actes terroristes qui, via les open space (réseaux sociaux) peuvent déstabiliser la cohésion nationale d’un pays, voire en rechercher la scission. On imagine les inquiétudes de l’une et de l’autre concernant leurs populations tchétchène, tibétaine ou ouïgoure. La peur de la perte de la cohésion nationale via les facteurs civilisationnels est omniprésente. Le projet d’un internet rédigé en caractères chinois relève de la même angoisse politico-culturelle.

C’est dans ce souci de prémunir leur unité civilisationnelle que sont faites des demandes récurrentes quant à la gestion partagée des noms de domaines, gérée par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned and Numbers), structure américaine qui inspire une confiance relative aux Russes. On pourrait y ajouter la méfiance mutuelle que s’inspirent, en la matière, ces deux grands pays.

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Ainsi, le cyberespace est loin de n’être qu’un lieu de transmission de l’information : il est au cœur des conceptions géopolitiques de la Russie. L’analyse de la perception de cet espace sans limite permet d’appréhender la vision de ce qu’est une nation dans l’idéologie politique russe, et notamment la place de la langue. Cela offre un regard plus éclairé sur les derniers rebondissements de l’actualité en particulier en Ukraine, mais aussi sur les angoisses que peuvent nourrir des pays frontaliers du « turbulent voisin » russe quand une partie de leur population est russophone, notamment les pays baltes, dont l’Estonie fut victime d’une cyber-attaque attribuée (puisqu’il est toujours difficile d’affirmer la source d’une cyber-attaque) aux Russes. L’espace web avec toutes ses dimensions et sa capacité d’expansion peut devenir une arme civilisationnelle.

Or une nation n’ayant plus ni identité ni cohésion sociale est vouée à la disparition comme pays souverain. On y découvre un autre aspect : si nous avons conscience qu’il peut y avoir une guerre civilisationnelle, la maitrise des outils et rouages de ce système dématérialisé peut devenir une réelle arme de dissuasion.

* Christine Dugoin est experte associée à l’IPSE (Institut de Prospective et de Sécurité en Europe).

1 http://www.scrf.gov.ru/documents/5.html

2 http://www.whitehouse.gov/sites/default/files/rss_viewer/international_strategy_for_cyberspace.pdf

3 http://deity.gov.in/

4 http://news.kremlin.ru/ref_note/461, http://www.un.org/, http://icann.org/, « La cyberstratégie russe » Y.Harrel.