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La cyberguerre, par Jean-François Fogel et Bruno Patino (extraits)

« Les militaires n’aiment pas le mot Internet. Ils lui préfèrent le terme « cyberespace », pour exprimer que le réseau est un territoire, une cible potentielle d’actions hostiles qu’il convient de protéger comme tout autre territoire. Au nom de la défense et de la sécurité, une bataille est donc livrée dans ce cyberespace par des Etats confrontés à une tâche paradoxale : veiller sur un réseau présent en tous points de leur territoire national et qui pourtant échappe à leur souveraineté.
« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », proclame la formule fameuse du géographe Yves Lacoste. Mais quelle guerre mener dans la géographie d’un réseau conçu pour ne pas avoir de frontières ? Internet est à la fois le vecteur d’une agression dont il faut se défier et le réduit qu’il faut protéger à tout prix. Dans ce contexte contradictoire, les Etats s’en remettent d’abord à l’inertie : ils font dans le cyberespace ce qu’ils ont toujours fait dans le monde physique.
Les Etats-Unis ont ainsi pris le soin de déclarer en juin 2009 qu’Internet est leur « cinquième domaine » d’opération militaire (les quatre autres sont la terre, l’eau, l’air et l’espace) avant de créer le « United States Cyber Command », un commandement militaire ayant pour mission de combattre sur le réseau comme d’autres commandements opérationnels sont en charge de chaque partie du globe. Le général Alexander, premier officier à prendre la direction du Cyber Command, a évoqué dès sa nomination les sept millions d’ordinateurs du Pentagone, ses quinze mille réseaux et ses quatre mille installations militaires afin de se fixer une mission « défensive », tout en ajoutant que son pays devait aussi avoir la « supériorité » dans le cyberespace sans que cela se confonde avec une « suprématie » ou une « domination ». De façon classique, les Etats-Unis veulent donc le « leadership » d’un réseau qui doit rester un monde libre.
Le modèle chinois est tout aussi invariable : la muraille. Dans la version Internet, la muraille de Chine s’appelle le « great firewall », une barrière numérique destinée à interdire l’entrée du pays aux contenus indésirables. L’architecte du dispositif, le scientifique Fang Binxing, a mis sur pied un double système de filtres : bloquer les demandes de pages faites depuis la Chine quand elles s’adressent à des sites interdits par le régime, et filtrer dans l’autre sens, à l’aide de mots-clés, tous les contenus qui entrent en Chine. La contrainte entraînée par cette ambition continentale est le regroupement physique du réseau : (…) tous les serveurs chinois connectés au reste du réseau mondial se trouvent à Pékin. L’Empire du Milieu bride toute centrifugation de sa vie numérique.
Sans surprise, la Russie poursuit les pratiques de la salle 4 de la Douma, à Saint-Pétersbourg, où se trouvent les premiers services d’écoutes téléphoniques au temps du tsar. Sur Internet, le dispositif se nomme Sorm-2 (un acronyme russe pour Système opérationnel d’activités d’investigation). Basé sur des réglementations techniques arrêtées dans la dernière décennie du XXe siècle, il impose aux fournisseurs d’accès à Internet et aux réseaux téléphoniques de mettre en place, à l’attention de l’Agence fédérale de sécurité, un système d’accès à leurs réseaux et aux contenus qui y circulent. (…) Vladimir Poutine a élargi cet accès à plusieurs agences fédérales en maintenant sa dimension pratique : un officier d’une agence fédérale doit pouvoir se connecter sans quitter son bureau quand il espionne ses concitoyens internautes. Avant même de songer à la guerre, la Russie prévient l’apparition d’un ennemi numérique au sein du peuple.
Ce recyclage de modèles historiques en guise de politique numérique est l’expression d’un vrai désarroi : comment combattre un ennemi s’il n’occupe pas un territoire spécifique ? Le concept de conflit numérique a été formulé dès 1993, par John Arquilla et David Ronfeldt, deux spécialistes des relations internationales, dans un article resté fameux – « la cyberguerre arrive » – qui rapprochait les combattants du numérique des guerriers mongols « plus organisés, selon eux, en réseau qu’en une hiérarchie ». L’Histoire a tardé mais elle a fini par leur donner raison avec la première cyberguerre livrée contre un Etat, au printemps 2007. Elle visait l’Estonie où, durant trois semaines, il fut impossible d’accéder aux sites de la présidence, du parlement, des ministères et d’une bonne partie des banques, de la presse et des entreprises de communication. (…) Le gouvernement estonien a accusé la Russie de ces attaques. Il reste pourtant impossible de certifier la nationalité des envahisseurs de l’Estonie et leur qualité : était-ce une institution russe agissant sur ordre ou des nationalistes russes frappant de leur propre initiative ? Les leçons de cet épisode sont en revanche définitives : une cyberguerre est un conflit asymétrique et même hermétique ; l’identité et les motivations de l’agresseur demeurent incertaines dans une belligérance entre des camps dissemblables.
(…)
C’est le réseau qui façonne désormais le monde et non l’inverse. Internet n’est pas la carte d’un réseau qui s’efforce de desservir au mieux un territoire nommé le monde réel. C’est, au contraire, le traitement des données numériques, captées à travers le réseau, qui détermine la mise en forme du monde réel. Même sans connexion, nul ne vit plus à l’écart du monde d’Internet ».

La condition numérique, Grasset, 2013 – extraits pp 79-89.