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Le Maître

Le Maître, Patrick Rambaud, Grasset, 2015 (p. 222)

« – Maître, vous nous enseignez que la tradition est barbare…
– C’est la tradition qui nourrit les guerres, la tradition qui force les hommes à des travaux épuisants, la tradition qui creuse le fossé entre riches et pauvres, la tradition encore qui invente des cultes pour séparer les hommes. N’est-ce pas de la barbarie ?
– Qu’appelez-vous précisément tradition ?
– Ce sont des règles de vie, édictées par on ne sait plus qui, ou par une divinité malfaisante à tête de crapaud. Les gens s’y habituent, ils y croient, ils l’appliquent sans jamais la remettre en question. Personne ne se lève et dit : « cette règle est idiote ! » Je vais vous donner un exemple. Un jour, une secte décide qu’il ne faut pas manger de potiron. Les potirons sont donc bannis. Ils causent même l’effroi des sectateurs. « Tu as mangé une bouchée de potiron ? Malheureux ! Tu vas périr dans d’atroces souffrances ! Vite, recrache pendant qu’il est temps et jure de ne pas recommencer ! » De l’autre côté de la rivière, imaginons une tribu d’adorateurs du potiron. Que vont-ils faire ? Vont-ils traverser la rivière pour hacher menu ceux qui identifient le potiron au mal absolu ? Sans doute. Les guerres n’ont pas d’autres origines. Chacun reste emmuré dans ses croyances, qui vont à l’encontre des croyances du voisin. Ne pensez-vous pas que c’est stupide ?
– Stupide, Maître, mais aussi mortel.
– Eh oui, Lin-lei. Je vous engage tous à étudier ce que préconisent les sectes : leurs interdits ne sont que des signes de reconnaissance. Entre eux ils s’appellent frères. Tous les autres, ils les rejettent. Cette détestation des uns pour le potiron, elle vient peut-être d’une indigestion, puis ces maux de ventre alimentent une croyance, et la croyance engendre des maux encore plus grands. Tse-lou, va nous cueillir un potiron ! »

Ce roman de Patrick Rambaud est inspiré de la vie de Zhuangzi (Tchouang-tseu), philosophe chinois du IVe siècle avant notre ère et un des fondateurs du taoïsme, dont l’œuvre est illustrée par cette maxime : « La meilleure action que l’on puisse faire est de ne pas agir »