Depuis plusieurs mois et singulièrement ces dernières semaines, les nouvelles économiques et sociales en provenance de Chine ne manquent pas d’inquiéter les observateurs. Parmi les plus récentes, l’explosion chimique accidentelle de Tianjin, la soudaine et triple dévaluation de renminbi, la brutale et incessante chute de la Bourse de Shanghai et, surtout, des indicateurs d’activité en berne sur les principaux marchés de l’industrie et du commerce, sont des signes effectivement inquiétants d’une situation qui serait en voie de détérioration. Qu’en est-il exactement et ces incidents sont-ils symptomatiques d’une crise plus profonde ?
Pour analyser la situation chinoise, on ne peut se contenter – au risque de se tromper lourdement – de s’en tenir aux faits constatés, aussi brutaux soient-ils ; il faut remettre ces événements dans le contexte d’une stratégie générale aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il faut enfin les relativiser car, malgré leur aspect spectaculaire, ils s’inscrivent dans un phénomène gigantesque et de long terme, sans équivalent à l’échelle humaine et historique, qui est celui de l’« émergence chinoise ».
La stratégie chinoise de développement, élaborée par Deng Xiaoping et constante depuis 1978, s’inscrit dans la tradition de l’Empire du Milieu : après une éclipse de quelques décennies « maoïstes », elle a toujours pour but de respecter les termes du « mandat du ciel », à savoir permettre à tout Chinois de parvenir à xiao kang – une « aisance modérée » selon la formule de Deng, ce que ses successeurs ont traduit par la « société harmonieuse » (Hu Jintao) ou par le « rêve chinois » (Xi Jinping). Si la réalisation de cet objectif est bien la condition du calme social, c’est surtout la seule justification du pouvoir du PCC et de sa façon « dictatoriale » de gouverner.
Une émergence rapide et désordonnée
Malgré l’intermède douloureux des années manquées à la fin de la décennie 1980 et le blocage des réformes qui s’ensuivit, on peut considérer aujourd’hui que les trois dernières décennies furent celles d’une expansion hyperbolique continue – les Trente glorieuses. Elles permirent à la Chine, par le système économique pratiqué plus tôt par les « dragons asiatiques », de rattraper une grande partie de son retard, s’agissant notamment des infrastructures, du parc immobilier et des équipements collectifs. Le résultat est connu : une large façade orientale, urbaine, portuaire et industrielle très moderne et productive dont les habitants – un tiers de la population chinoise – ont vu leur niveau de vie exploser jusqu’à atteindre, en termes de pouvoir d’achat, celui des classes moyennes des pays développés. Effort et succès sans précédent qui remet aujourd’hui la Chine à sa juste place dans la hiérarchie économique mondiale.
Cela dit, cette très rapide émergence chinoise a eu deux conséquences considérables, l’une dans l’ordre intérieur, l’autre au niveau mondial.
Sur le plan intérieur, la spécificité et la rapidité du développement de la Chine ont profité outrageusement à la partie de la population qui s’est trouvée dans la situation d’en bénéficier : aventuriers et entrepreneurs en tous genres, partenaires politiques et membres du PCC, nouvelles élites intellectuelles. En élargissant ce petit monde aux parentèles et aux clientèles, on doit dénombrer environ 400 millions de Chinois plus ou moins prospères ; ce qui signifie qu’il en reste encore près d’un milliard au bord du chemin de la croissance et du bien-être matériel. C’est dire que le « mandat du ciel » est encore loin d’être atteint et qu’il faut redoubler d’efforts pour y parvenir. Mais comment et avec quelles méthodes ? Telle est la question centrale qui préoccupe le gouvernement chinois et qui inquiète par contrecoup le monde entier. On peut ajouter que ce développement à marches forcées s’est souvent fait de façon désordonnée, au mépris de la sécurité des populations (Wenzhou, Tianjin…) et du respect de l’environnement, partout fortement et durablement dégradé ; et le coût de ces « désordres » devra être soldé un jour ou l’autre…
Sur le plan mondial, la brutale émergence chinoise a déréglé voire bouleversé le système économique international, modifiant les rapports de forces économiques, contribuant à la désindustrialisation de nombreux pays, à l’émergence des producteurs de matières premières, à la vassalisation de zones économique sous-développées, etc. Ces phénomènes ne sont pas totalement étrangers, sinon aux causes de la crise de 2008 du moins à son amplitude et à sa persistance. Un mouvement de sens contraire ou une simple stagnation de l’économie chinoise seraient à même, du moins le craint-on, de provoquer une dégradation des échanges et, partant, une nouvelle crise mondiale.
Pour résumer, on peut affirmer deux choses : primo, le miracle chinois n’a pas suffi à supprimer le sous-développement d’une partie de la Chine, il a en revanche déclenché une montée insupportable des inégalités sociales et une grave détérioration de l’environnement ; secundo, l’émergence chinoise a eu un impact considérable sur le système-monde, favorable car participant pour plus d’un tiers à la croissance mondiale, mais très perturbateur concernant les équilibres financiers, commerciaux et industriels.
Si on fait aujourd’hui un point de la situation chinoise, on peut noter deux phénomènes : d’abord le modèle « vénitien » exportations-investissements n’est plus aussi entraînant : d’une part les coûts de production locaux ont détérioré les termes de la concurrence notamment avec les pays du sud asiatique, et les partenaires occidentaux sont nettement moins friands de « made in China » ; d’autre part ce modèle atteint ses limites en termes d’équipements publics et d’infrastructures dont la mise en œuvre a créé des surcapacités considérables (et polluantes) et n’a profité directement qu’à une partie de la population ; pour toutes ces raisons, il est en net ralentissement et ne peut plus demeurer la matrice de la voie chinoise vers le développement, ni continuer de tirer vers le haut l’économie mondiale.
Une réorientation problématique
La Chine, sous le double empire de la nécessité politique et économique, doit faire évoluer ce modèle tourné vers l’extérieur et à effets limités vers un nouveau modèle à effets globaux et plus tourné vers l’intérieur, en priorité vers le milliard de Chinois dans le besoin.
C’est ce virage que tentent d’amorcer les dirigeants chinois depuis quelques années, pour le moment avec beaucoup de difficultés et pas mal de réticences ; réticences d’abord au sein du Parti lui-même, de la frange très influente de tous ceux qui, affairistes et chefs locaux, en profitent le plus et il n’est pas sûr que la vague anti-corruption actuelle parvienne à leur faire baisser la tête ; difficultés ensuite car on ne voit pas – du moins pour un esprit occidental – par quel nouveau miracle et par quels stratagèmes les dirigeants chinois parviendraient d’une part à maîtriser puis à dégonfler par paliers les diverses bulles, d’autre part à réorienter un système économique aussi rigide vers un autre, plus souple et consumériste, mieux adapté en réalité aux besoins insatisfaits des Chinois qu’à la volonté de puissance de la Chine.
Techniquement, ce virage est très compliqué à négocier. D’abord, il faudrait avoir une juste perception de la réalité. Or, l’appareil statistique ne reflète pas exactement les réalités chinoises : il ne prend en compte que ce qui est mesurable, soit une partie visible de l’économie. Celle-ci, officielle et à peu près contrôlée, ne serait-ce que par les douanes, a cessé de bondir, trimestre après trimestre, à des taux à deux chiffres ; les exportations sont même en régression, pesant fortement dans l’impression de ralentissement économique. En revanche, une partie non négligeable de l’économie intérieure échappe aux contrôles et n’est mesurée qu’au doigt mouillé, sans doute d’ailleurs par défaut. Dans ces conditions, qui peut dire à quel niveau se situe la croissance chinoise ? Selon que l’on se focalise sur l’économie officielle ou l’économie supposée, le curseur peut aller d’un +3% ou 4% souvent évoqué par certains experts (Patrick Artus notamment) à un +8 ou 10% pas improbables. Sinon d’où proviendrait le milliard de téléphones portables et qui achèterait les 20 millions de véhicules vendus chaque année ? La crise immobilière – une vingtaine de villes-fantômes construites du nord au sud et à l’ouest – s’effacera en quelques années tant les besoins de logement restent immenses pour décongestionner les grandes métropoles et accueillir la deuxième phase de l’urbanisation des ruraux. L’affolement statistique que l’on subit aujourd’hui n’est donc pas nécessairement le juste reflet de la situation économique chinoise.
Ensuite, il faudrait pouvoir contrôler l’économie intérieure d’un pays de 1,4 milliard d’habitants, habitués pour la plupart d’entre eux et depuis trente ans à se « débrouiller » par eux-mêmes, sans rendre de comptes et souvent sans payer d’impôts. Le gouvernement chinois s’efforce, par divers moyens, notamment en dévaluant sa monnaie, en injectant massivement des capitaux, en baissant ses taux et les modalités bancaires, de reprendre la situation à sa main, mais jusqu’à présent sans effets décisifs et, surtout, sans convaincre. Car, si les moyens que met en œuvre le pouvoir sont toujours considérables, ils deviennent inopérants à l’échelle nouvelle d’une économie devenue gigantesque et dont l’addiction au système actuel (immobilier et exportations) est profonde.
La tentative d’une voie chinoise
Mais la réorientation du système économique chinois vers la consommation intérieure est en réalité plus une question politique que strictement technique. D’une part le peuple chinois, encore assez frugal, n’est pas (encore) très attiré par le modèle – gaspilleur – de société de consommation occidental ; d’autre part les dirigeants du PCC – du moins l’équipe au pouvoir – ne peuvent pas souscrire aux transformations politiques qu’exigerait la mise en œuvre d’un tel système en Chine. L’économie de consommation à l’occidentale passe par l’organisation d’une « société civile », et la constitution de celle-ci supposerait un degré d’autonomie de fonctionnement et de décentralisation tout à fait impensable pour les hiérarques du PCC.
C’est donc une tout autre formule que tente de mettre en œuvre le Président Xi, celle de la « voie chinoise » vers le développement, ce « rêve chinois » dont il a fait son slogan : il consiste à reprendre la main dans tous les domaines, à la manière singapourienne mais à une échelle sans commune mesure avec ce bout de terre malaisienne. On voit bien que les idées maoïstes ont la vie dure et qu’elles imprègnent encore les esprits des dirigeants. L’éradication de toute dissidence et le retour massif de la propagande d’un côté, mais l’intervention massive du CIC (fonds d’investissement doté de 400 milliards de dollars) à la Bourse de Shanghai ainsi que la mainmise directe sur le système bancaire d’un autre, démontrent s’il en était encore besoin le tropisme du pouvoir.
C’est un pari risqué car il va à l’encontre des principes économiques et contredit les expériences des pays développés. Mais c’est aussi un va-tout car la montée des problèmes est telle et dans de telles proportions – on oublie trop souvent le facteur-clé de la Chine qui est celui du « grand nombre » – que le pouvoir chinois semble au pied du mur ; c’est ce qui donne aujourd’hui l’impression sinon d’amateurisme (ce qui serait insultant et inexact) mais de fébrilité.
Certes, le PCC jouit d’une autorité formelle absolue et règne sans partage (mais pas sans discussions internes) sur une population encore tétanisée d’un passé politique terrible mais qui semble se réveiller, après trente ans de relâchement, de sa longue anesthésie. On peut en discuter, mais il ne semble plus que le PCC ait encore les moyens d’imposer au peuple chinois une forme de retour en arrière idéologique et un mode de fonctionnement collectiviste et dictatorial. Tout au long de ces dernières décennies, le peuple chinois s’est profondément détaché et désintéressé d’un système politique auquel il n’adhère ni ne participe ; les 80 millions de membres du Parti sont une fiction et la plupart de ceux qui ont réussi à y entrer n’y sont que par intérêt personnel et par ambition.
Mais l’essentiel est dans le mode de vie d’une grande partie de la population, informée par Internet, par les réseaux sociaux et par une frénésie de communication : tout se sait aujourd’hui en Chine et le pouvoir ne peut cacher les dysfonctionnements du système, les prévarications de ses membres et la vulnérabilité de son fonctionnement. En réalité, le peuple chinois ne présente plus de prise à la propagande et à l’autoritarisme ; il s’est très largement individualisé et privatisé et il serait fort étonnant que quiconque, y compris le PCC, parvienne à faire rentrer le diable dans la boîte.
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La Chine, en son temps, a choisi de monter à bord du vaisseau de la mondialisation, après une lutte âpre entre conservateurs et réformistes. Elle en voyait les avantages évidents pour elle à court terme comme elle paraissait assurée de son immunité idéologique et de sa spécificité chinoise. Mais la fréquentation du monde a érodé ce socle et la société chinoise, comme toutes les autres, s’est transformée, en voie de « normalisation » pour la première fois de son histoire ; et cette transformation échappe en bonne part au pouvoir central et au parti.
Les péripéties chinoises actuelles ne sont donc pas anodines ; elles sont le reflet d’une profonde crise chinoise dont l’économie est la figure la plus spectaculaire mais pas la plus décisive. A travers les balbutiements du pouvoir chinois pour réorienter son économie vers la consommation intérieure et donc vers la satisfaction du « mandat du ciel », se joue l’avenir politique de ce grand pays et, partant, une bonne partie des équilibres mondiaux.
Eric de La Maisonneuve