En 2004, j’avais remis à mon éditeur un manuscrit volumineux au titre ambitieux : Le Hasard et la Stratégie. Ce travail cherchait à démontrer, depuis les origines des sociétés humaines et en particulier avec les Temps modernes, la volonté constante des dirigeants, sinon d’abolir le hasard, du moins d’en encadrer les effets et d’en limiter la portée, notamment dans l’action guerrière. La grande affaire des Temps modernes, ceux du rationalisme, sera alors, grâce aux progrès de la connaissance, de donner aux hommes la maîtrise de leur destin ; pour ce faire, « agir stratégiquement », c’est-à-dire analyser la situation, décrypter les causes des événements, prévoir les tendances, organiser les sociétés, se donner des objectifs pour satisfaire autant que possible les aspirations humaines. Le manuscrit fut jugé trop épais et le titre prétentieux ; son remodelage allégé parut en 2005 chez Economica sous le titre inclassable de Stratégie, crise et chaos ; malgré quelques critiques favorables, il tomba très tôt dans les oubliettes…
Pourtant ce titre était le bon et le sujet majeur ; ils permettaient de présenter en synthèse l’alternative qui est celle de notre époque, la confrontation entre l’engrenage imparable des contingences, celui, entre autres, de la mondialisation, et les volontés plus ou moins affirmées mais partout démenties d’organiser et surtout de réguler le monde. Nos lourdes et puissantes organisations naviguent à vue entre ces écueils imprévus qui naissent de nos incessantes innovations et qui surgissent de toutes parts.
Je ne vais pas reprendre ici ce qui nécessiterait un long développement historique et qui est par ailleurs fort bien traité, entre autres, par Yuval Noah Harari dans son monumental Sapiens, une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2015).
La voie de la rationalisation et la maîtrise de l’action
L’idée semble en effet incontestable que la finalité de l’humanité est d’essayer par tous les moyens de s’affranchir de la fatalité et de maîtriser son destin. « Pour quoi faire ? », c’est un autre débat. Tous les efforts des dirigeants dans tous les pays du monde depuis l’aube des temps ont, semble-t-il, convergé vers ce but, avec plus ou moins de bonheur selon les époques et les continents, mais avec des avancées considérables dans ce qu’on appelle la civilisation occidentale, en particulier depuis la Renaissance et les Lumières. C’est cette « organisation des choses », cette « maîtrise du destin », ce chemin et cette démarche que nous appelons « stratégie ».
Dans la conduite de la guerre, où le sort de la bataille – et donc souvent celui du pays – dépendait d’aléas incontrôlables, la technique et l’organisation ont permis en quelques siècles, non d’en faire une science exacte, mais au moins d’en calculer par avance les effets et les risques. Et de permettre donc de rendre plus efficace le rapport de forces en l’appliquant au bon endroit et à bon escient.
Il suffit de se reporter à la bataille d’Azincourt (octobre 1415) pour se convaincre de cette réalité : la plus puissante chevalerie d’Europe face à une poignée d’archers anglais affaiblis et transis, anéantie en quelques heures par défaut de commandement, par engagement stupide dans un terrain étroit, détrempé et dominé, par indiscipline et fougue incontrôlée de cavaliers embourbés…Ni l’art de la guerre ni la raison n’avaient grand-chose à voir avec cette défaite cuisante et humiliante qui prolongea la guerre de Cent Ans d’une quarantaine d’années. Petites causes non maîtrisées, grands effets incalculables ! Au fil du temps et en raison de ces conséquences, ce type de situation, absolument aléatoire, était devenu insupportable. La création des premiers éléments d’une armée permanente par Charles VII, la généralisation des armes à feu et surtout l’emploi des canons, permirent à l’Etat naissant de se doter des moyens d’influer sur le cours des choses. Les progrès dans l’ordre militaire furent dès lors incessants pour tenter de maîtriser la violence collective et, au-delà, pour la réglementer.
Le domaine de la guerre n’est pas exemplaire mais il est emblématique d’une démarche qui provoqua et accompagna le progrès scientifique et technique dont la justification majeure était justement de contribuer à maîtriser le cours des choses. Ainsi le XIXe siècle s’engagea-t-il dans cette voie qui permit en quelques décennies de prolonger et d’améliorer la vie humaine, de développer les sociétés par la croissance économique, la production d’énergie, la construction de moyens de transport, etc. Cette véritable stratégie de développement s’est poursuivie tout au long du XXe siècle malgré – ou à cause – des guerres mondiales et aboutit dans les années 1950-1980, les Trente Glorieuses, au moins pour les pays dits avancés – un tiers de l’humanité à l’époque -, à un niveau inégalé dans l’histoire d’un certain équilibre des sociétés. Cette époque n’est pas bénie et il serait injustifié d’en avoir la nostalgie, mais on ne peut s’empêcher de considérer que c’est bien par ce faisceau de facteurs rationnels, mis en œuvre depuis quelques siècles de Temps modernes, que nos sociétés sont parvenues à ce stade où le politique semblait gouverner les pays, où les économies semblaient répondre à certains leviers, où la sécurité semblait dépendre des forces qui y étaient affectées, où la loi semblait correspondre à l’état de la société, etc.
Le chaos de « niveau deux »
Si on reprend la thèse de Harari, « l’histoire est ce qu’on appelle un système chaotique de ‘niveau deux’ », et nous sommes parvenus à ce niveau deux. Dans les premier siècles de rationalisation des actions humaines – du XVIe au XXe en gros -, le hasard pouvait se comprendre dans cinq ou six paramètres, tous localisables et appréhendables. Le travail de rationalisation tendait justement, grâce au progrès des connaissances, à maîtriser ces paramètres et à les faire rentrer dans la boîte. Non sans difficulté, faute d’expérience et par manque d’informations sur le cours des choses. Dans le même temps, l’augmentation des connaissances élargissait le champ du possible et faisait apparaître de nouveaux paramètres, jusqu’à atteindre – ce que l’on observe aujourd’hui – un nombre de ceux-ci et leur interférence qui échappent ensemble à l’entendement. De ce ‘niveau un’ prévisible et à peu près maîtrisable où la conduite des sociétés semblait envisageable, nous avons accédé, sans le vouloir et depuis plusieurs décennies, à ce ‘niveau deux’ que décrit Hariri comme « celui qui réagit aux prédictions le concernant, et qui se dérobe à toute prédiction exacte ».
Il n’est pas question ici de sembler dédouaner de leurs responsabilités les politiques qui ont été, en France du moins, impuissants à prévoir les tendances, incapables de gouverner. Mais il faut avoir l’honnêteté de dire à leur décharge que la mission est devenue impossible. Avec deux paramètres proprement révolutionnaires, le numérique et la mondialisation, le cadre espace-temps de l’action classique a explosé.
Le numérique a réduit le temps au présent, puisqu’il permet l’instantanéité du global, c’est-à-dire qu’il fait surgir dans le même moment une foule de critères tous décisifs mais dans des domaines différents et peu ou pas corrélés. La mondialisation a inventé ce terme de « glocal » qui déhiérarchise les divers espaces et rend vain d’essayer de circonscrire l’action sur un seul terrain, tant ceux-ci sont enchevêtrés. Ces conditions, nouvelles car elles datent du début de ce siècle, rendent tout prise de décision inutile ou inconvenante.
Les outils classiques qui étaient ceux de l’action stratégique traditionnelle ne sont plus adaptés à l’appréhension de cette forme de chaos de ‘niveau deux’. De la même façon qu’à partir du XVIIIe siècle européen, nos sociétés modernes se sont dotées, d’abord de concepts, puis d’un système et d’ensembles de pratiques qui ont permis de prendre en compte le ‘niveau un’ avec un taux de réussite apparemment satisfaisant, il serait nécessaire aujourd’hui de refonder notre capacité de circonscrire le hasard et d’agir en toute connaissance de cause. Nécessaire car nous ne pouvons pas accepter de voir notre humanité replonger dans l’impuissance qui fut la sienne depuis les origines ; possible car nous disposons des outils et des circonstances qui en produisant ce type de chaos nous donnent en même temps les clefs d’une « nouvelle stratégie ».
En effet, pour paraphraser de Gaulle, c’est de notre adaptation aux circonstances que peuvent naître les conditions de l’action. Limiter le hasard est un impératif de survie de notre monde. La démarche stratégique, analytique, rationnelle, rendue plus rigoureuse et exhaustive par ses instruments technologiques, doit en être plus que jamais la méthode.
Eric de La Maisonneuve