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Comprendre le malheur français

Marcel Gauchet, Stock, 2016

« …A côté de l’appropriation du système (politique) par les partis, l’affaiblissement de l’Etat contribue également à la dépolitisation. Nous sommes passés de l’image de l’Etat omnipotent à l’image de l’Etat impotent. Impotent à cause de l’Europe, à cause de la décentralisation et, bien entendu, à cause du primat de l’individu sur le collectif. Je dirai en outre que l’affaiblissement de l’Etat est aujourd’hui directement dicté par les partis eux-mêmes, dont l’enracinement dépend de la décentralisation. Aux yeux des partis, ce sont les forces décentralisées qui comptent le plus. Du même coup, la capacité du cadre constitutionnel à permettre l’émergence d’une grande politique, ambitieuse sur tous les plans, paraît fortement remise en question.
L’affaiblissement de l’Etat s’accompagne de l’affaiblissement corrélatif du corps des hauts fonctionnaires, concrétisation par excellence de la loi française dans l’Etat méritocratique. Dans les Républiques instables, la IIIe et la IVe, ce sont eux qui assurent la continuité des politiques publiques, ce qui n’est pas une mince affaire ; ils s’en sont du reste honorablement tirés. C’est un groupe qui correspondait bien à l’esprit de la Ve République, telle que de Gaulle l’avait conçue, dans la mesure où sa motivation était le service public et la priorité de l’intérêt général, en faisant passer les options idéologiques individuelles au second plan. Peu visible par définition, ce personnel a joué un rôle clé dans plusieurs circonstances cruciales. Depuis 1945, il a eu en outre une responsabilité de premier plan dans la modernisation de la société française. Héritier en bonne partie de la Résistance, il en a incarné l’esprit réformateur. Ce petit milieu a puissamment nourri le débat intellectuel et politique depuis la Libération. Il n’est que de penser au rayonnement du Club Jean Moulin dans les années 1960….Or ce groupe s’est complètement dilué et délégitimé.
Dilué en ce qu’on ne l’entend plus du tout et que son rôle de proposition est devenu nul. Il s’est délégitimé de double façon : en se mettant au service des politiques, ce qui lui a retiré l’aura d’impartialité qui en faisait un dépositaire crédible de l’intérêt général, et en passant massivement dans le privé où les conditions financières sont sans commune mesure avec le public. Son désintéressement est devenu, pour le moins, problématique….Le citoyen français a vécu longtemps sur la conviction que, si on remettait la gestion collective entre les mains de l’Etat et de ses fonctionnaires les plus qualifiés, tout irait mieux. C’est une croyance qui n’est plus guère partagée.
Notre système institutionnel tel qu’il est et l’affaiblissement de l’appareil d’Etat rendent donc improbable la poursuite d’une politique de grande envergure. L’apparence monarchique que conservent nos institutions nous cache l’évidement réel du pouvoir de nos princes. La vérité est qu’ils sont souverains sur beaucoup de petits choses – nommer des gens, leur passion principale-, mais que les grandes leur échappent.
Ce tableau peu réjouissant – personnel médiocre et cynique, système politique sans pouvoir, affaiblissement de l’Etat – transcende-t-il le clivage gauche-droite ?
Oui, en raison notamment d’un élément-clé : la mue idéologique qui s’est imposée aux grands partis de gouvernement, la gauche socialiste et la droite conservatrice. Toutes deux ont subi, dans les années 1980, le choc insensible, mais décisif, du néolibéralisme. La gauche, qui est de surcroît au pouvoir dans ces années, va voir son credo idéologique complètement laminé en quelques années par le déferlement de la vague libérale, qui l’emporte sur toute la ligne. La formule de collectivisation des moyens de production devient inintelligible ; toutes les représentations organisatrices de la gauche passent à la trappe… On croit alors que la droite a un boulevard devant elle, et on se trompe. Car la gauche trouve dans la vague néolibérale un support apte à la requinquer pour trente ans. Ce support, ce sont les droits de l’homme. Le mot d’ordre de la gauche devient : le plus possible de libertés pour les individus, le plus possible de droits à distribuer pour ceux qui en sont dépourvus. Battue politiquement, elle retrouve ainsi un leadership culturel et idéologique. En tout cas en France.
De son côté, la droite n’est pas moins lessivée de son fonds de commerce autoritaire, clérical, patriarcal, familial. Elle troque définitivement le sabre et le goupillon pour l’entreprise et le marché.
A l’arrivée, on se retrouve avec une droite qui a abandonné la dimension conservatrice qui passait par l’Etat d’autorité, et une gauche qui a abandonné la dimension de justice collective qui passait, de fait, par la notion d’intégration. En pratique, cela signifie que les deux partis abandonnent une grande part de leur électorat. Cela a pour conséquence d’engendrer un vide sidéral qu’un troisième parti ne pouvait que remplir en récupérant les morceaux abandonnés en route. Sans oublier que, trente ans après – c’est-à-dire maintenant -, le libéralisme de la droite et le droit-de-l’hommisme de la gauche se trouvent dans une impasse…Ils ne sont plus des réponses plausibles aux défis collectifs qui sont devant nous : la crise de 2008 pour la droite libérale, l’impossibilité de gouverner au nom du droit des individus pour la gauche, face à des situations où le problème est éminemment collectif, achèvent de saper l’édifice. Les forces antisystème ont désormais un boulevard devant elles. Car, quand il y a des abandons, il y a des récupérateurs…
[…]…Le grand intellectuel expliquait le monde ou aidait à concevoir un autre monde. Il était investi d’une autorité de l’esprit qui le mettait en position de défier les autorités établies. Que reste-t-il de tout cela dans une indignation à la Stéphane Hessel, ou dans les dénonciations en tout genre qui font l’ordinaire de ceux que l’on continue par routine d’appeler « intellectuels » ?
L’apparence de survie des intellectuels est largement liée à l’emploi que la corporation médiatique fait de leur discours. La profession journalistique le relaie pour se légitimer, tout en les concurrençant. Car elle prétend faire la même chose, pour son aile marchante en tout cas. Le journalisme est devenu lui-même une activité « critique » dont le but n’est pas bêtement d’informer, mais de former des consciences. C’est qu’en France la profession a servi de bassin de recyclage au militantisme gauchiste en perdition….
Une seconde raison explique qu’un semblant d’intellectuel parvient à surnager : la posture « critique » est tout ce qui reste aux acteurs d’une Université très dégradée pour se donner un supplément d’âme. Dénoncer les méfaits du capitalisme, les séquelles du colonialisme, la montée du racisme, les ravages du sexisme, pour se borner aux principales têtes de chapitre, est le moyen de se convaincre de l’utilité d’une recherche qui se déroule dans une assez grande indifférence publique…Mais cela ne suffit pas à constituer un discours d’envergure sur le monde et son avenir. En revanche, cela produit un discours hargneusement retourné contre sa société d’origine…
…Nous naviguons dans un brouillard épais à propos des constats sur lesquels il faudrait être d’accord pour être ensuite en désaccord sur les solutions. C’est un des éléments clés de notre blocage politique.
Car les hommes politiques, inféodés qu’ils sont au monde des médias, n’ont plus aucun moyen de dissiper ce brouillard. Ajoutons que, par l’amplification de sa capacité d’intimidation, le monde journalistique est devenu un véritable anti-pouvoir. Il exerce une sorte de censure a priori de l’action politique, la frappant de suspicion et d’indignité dès le commencement. On n’a plus affaire à un contre-pouvoir, mais carrément à un anti-pouvoir, bien moins soucieux de prendre le pouvoir que de le détruire….
…A l’arrivée, la somme de ces censures, protestations, dénonciations, condamnations, indignations, produit une sorte d’empêchement politique de principe.
[…] L’originalité du néolibéralisme tient à un changement dans la structure de nos sociétés, celui-là même qui a eu pour effet, par ailleurs, de décrédibiliser une fois pour toutes les radicalités d’extrême droite et d’extrême gauche. La dissociation de la société civile et de l’Etat restant inaccomplie, la persistance de la structuration religieuse continuait de prêter à l’Etat une prééminence par rapport à la société qui pouvait aller jusqu’à faire rêver au rétablissement de leur ancienne unité. C’est ce croyable qu’exploitaient l’ultranationalisme et l’ultrarévolutionnarisme. Mais c’est aussi bien sur lui que se fondaient le conservatisme ordinaire ou le socialisme ordinaire, le premier pour réclamer l’ordre social par l’autorité, le second pour demander la justice sociale par la gestion collective de la production et de la répartition des richesses. Le libéralisme classique lui-même, bien qu’attaché à la liberté de la société et de ses acteurs, n’envisageait cette liberté que dans un cadre national et étatique, au service du bien de la collectivité.
La dissolution des restes de structuration religieuse, à la faveur (…) de « l’ultime tournant théologico-politique de la modernité », a liquidé cette disposition d’ensemble. Elle a rendu la société civile entièrement dépendante de l’Etat, sans plus aucune suprématie de celui-ci…C’est cette transformation structurelle qui a consacré la victoire idéologique du libéralisme, en sapant simultanément les bases tant du conservatisme que du socialisme classiques. Elle les oblige à se réinventer. Il n’y a plus d’autoritarisme conservateur possible, pas plus que d’étatisme socialiste possible. D’une certaine façon, tout le monde est devenu libéral au sens où tout le monde est contraint de prendre en compte cette donnée de la séparation de la société civile et de l’Etat, que les libéraux classiques ont été les premiers à défendre et à illustrer. Les conservateurs restent conservateurs mais ils sont forcés d’être dans une certaine mesure libéraux en admettant l’indépendance de la société par rapport à l’autorité publique. Les socialistes restent socialistes mais il leur faut s’adapter à cette existence irréductible de la société civile privée…Cette émancipation de la société peut aller jusqu’à nourrir l’idée d’une liquidation pure et simple du cadre politique comme l’idée d’une émancipation complète des intérêts individuels de tout cadre collectif…
[…] La nouveauté radicale, c’est la désubordination de l’économie comme de la société en général par rapport à l’autorité publique, et c’est de cela que le néolibéralisme, allant d pair avec la globalisation, est la théorie…
|…] Auparavant, …la priorité était politique, même si on développait parallèlement la société de consommation, laquelle, du reste, allait s’avérer elle aussi un facteur de dissolution puissant des solidarités traditionnelles.
Ce renversement de priorités va avoir des conséquences énormes, par rapport à ce qu’était la primauté du cadre politique et de l’appartenance patriotique, ou par rapport aux appartenances de classes qui se logeaient dedans. Tout cela se disloque, à une vitesse stupéfiante, un peu partout dans le monde. Là, en effet, on est entré dans l’histoire globale. Car le projet de révolution politique ne s’éteint pas seulement à Saint-Germain-des-Prés, mais aussi au Bureau politique du Parti communiste chinois… ! En quelques années, on a littéralement changé de monde.
[…]…Il ne reste plus que des individus, définis par leurs droits et leurs intérêts. Le problème politique n’est plus dès lors que celui de moyens de faire coexister les droits des individus et de leur permettre de maximiser leurs intérêts…
…L’insigne faiblesse intellectuelle du néolibéralisme est en même temps ce qui fait sa force : il n’a pas besoin de se définir contre un passé car ce passé est révolu au regard de ce que sont les mœurs, les croyances, les aspirations spontanées des individus dans le monde où nous vivons. Il n’a pas besoin de définir un futur car ce futur est déjà advenu dans ses bases…Quelle raison aurait-on d’aller au-delà de la liberté des individus et au-delà de sa traduction dans le règne du marché global ? Il s’agit simplement de mieux protéger les individus et de garantir le meilleur fonctionnement du marché global, ce qui est un problème technique, pas idéologique….Il n’est nul besoin de théorie.
[…]…La démarche conduit cependant à identifier une réforme préalable à tout réforme, …dont il faut bien définir les termes. Sauf justement qu’il ne s’agit pas d’une « réforme » au sens ordinaire du mot, mais d’une réorientation politique de beaucoup plus grande ampleur, par rapport aux choix qui se sont imposés de fait dans les années 1980, à l’entrée dans le grand cycle de la mondialisation néolibérale. Une réorientation qui transcende le clivage gauche-droite…Cette réorientation tient en trois principes.
Rien ne sera possible sans un réajustement du rapport à l’Europe. Le propos n’est pas de « sortir de l’Europe », il est de la repenser de fond en comble…
La réorientation qui commande les réformes consiste, à l’évidence, à commencer les réformes par le haut….La mise en mouvement du pays demande d’aller vers la résorption de la fracture morale qui sépare le peuple des élites…
Pas plus qu’on ne réforme une société par décret, on ne réforme un pays contre son histoire…C’est un principe de méthode qui vaut au quotidien pour les gouvernants, mais plus largement un principe qui s’applique à la définition des projets collectifs…Il va falloir refaire de la politique, au sens plein du terme : décider collectivement de notre sort.