Septembre 2016
Si on se réfère à l’histoire, les risques statistiques de la guerre peuvent d’autant moins être écartés qu’une longue période de brouillard stratégique a permis à certains opérateurs du monde de travailler dans l’ombre et d’avancer masqués.
Dans cette optique et compte tenu de la forte dégradation de la situation géostratégique ici ou là, l’éventualité d’une « vraie » guerre – régionale à répercussion mondiale – doit être sérieusement envisagée. La périphérie est-européenne, les zones moyen-orientale et sahélienne, les mers de Chine, autant d’espaces de frictions déclenchées pour des raisons essentiellement géopolitiques mais aussi économiques et religieuses. Les ingrédients habituels de la guerre sont ainsi réunis en divers points de la planète, en même temps que s’arment ou se réarment de nombreux pays concernés par ces différends. Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide et les utopies pacifistes qui ont suivi, les réalités du monde nous rattrapent et nous imposent leur brutale logique. Nous voguons ainsi, depuis plus d’un siècle, d’une candide naïveté géopolitique à une frénésie guerrière nationaliste. Il semble bien que la trêve pacifiste soit près de s’achever.
Toutes les conditions d’un ou plusieurs conflits sont en effet réunies ou, pour certaines, proches d’être réalisées. Des trois motifs majeurs de désaccords ou de déséquilibres, à savoir la démographie, l’idéologie et l’économie – qui se coagulent naturellement sur la notion de frontières et de territoires -, chacun d’eux inquiète aujourd’hui à juste titre : la planète est surpeuplée et certaines régions du monde ne supportent plus leur trop-plein démographique ; les flux financiers deviennent incontrôlables et peuvent faire vaciller à tout moment les systèmes bancaires et, au-delà, les économies, même les plus solides d’apparence ; enfin, un totalitarisme remplaçant l’autre, certains systèmes utilisent la violence extrême et la propagande pour parvenir à leurs fins dominatrices.
Ces dérèglements du monde sont d’autant plus dangereux que les pays revêtus d’une responsabilité mondiale – puissances du Conseil de sécurité notamment – ont laissé faire pendant plusieurs décennies sous prétexte de « paix » ou sont intervenus dans les affaires régionales à « contresens », laissant se développer ou, au pire, provoquant par leur maladresse des foyers de conflit quand ils ne les alimentent pas eux-mêmes.
Dans plusieurs zones en effet, de nombreux pays se réarment massivement et, plus grave, le canon tonne ou menace de tonner sur plusieurs théâtres, Ukraine, Proche et Moyen-Orient, Sahel ; ailleurs, en Asie tout particulièrement, où le risque de conflit restait latent, de grossières provocations peuvent déclencher l’escalade à tout moment, notamment entre la Chine et les Etats-Unis qui jouent à se faire peur mutuellement.
La métamorphose de la violence
Nous avions tous, avec un bel ensemble, évacué la guerre de nos horizons stratégiques, et il serait malhonnête de ne pas l’avouer. Mais ce qu’il faut ajouter à décharge, c’est que la disparition déclarée de la guerre signifiait plutôt sa mutation que sa mort clinique. Désertant le champ de bataille classique où s’affrontaient des hordes de chars, des escadres de bombardiers et des flottes de cuirassés, la guerre mécanique et nationale s’avérait sinon impossible ou impensable du moins impraticable. La dissuasion y avait sa part, essentielle, en interdisant la montée aux extrêmes pour ses possesseurs, mais aussi l’économie et la politique, en raison de ses échecs coûteux et répétés, en Corée puis au Vietnam que l’Afghanistan et l’Irak ne feront que confirmer. Trois ouvrages en avaient rendu compte dans les années 1990 : La Guerre hors limites – Payot – de deux colonels chinois (en service commandé de l’APL), la Transformation de la guerre de Martin van Creveld (Editions du Rocher, 1998), et La Violence qui vient que j’ai publié dès 1997 chez Arléa.
C’est pour avoir négligé ces différentes études que les responsables militaires – et les dirigeants politiques dont ils sont les conseillers – sont demeurés après la guerre froide dans l’alternative du « tout ou rien » stratégique, soit la guerre aux extrêmes avec le pare-feu de la dissuasion nucléaire, soit la « petite guerre » des interventions limitées sur des territoires circonscrits. Le modèle d’armée qui en découlait était simple et pouvait répondre a minima à ces deux cas de figure : en maintenant « en état » une force de dissuasion nucléaire à double composante aérienne et maritime, en forgeant une capacité interarmées de projection de forces opérationnelles. Et sur ce deuxième volet, on pourrait réduire le format en fonction des circonstances extérieures et, surtout, des ressources disponibles. Sur un modèle qui correspondait à une conception dépassée de la guerre, les armées devenaient la principale variable d’ajustement budgétaire en période de crise. L’un entraînant l’autre, nous sommes parvenus au point de rupture où, si les capacités existent, elles ne peuvent ni durer ni se renouveler ; elles sont donc vouées à l’usure et au déclin. En matière stratégique, le défaut ou l’erreur d’analyse sont coupables dans le long terme, car s’il est aisé de réduire un modèle d’un trait autoritaire, il est beaucoup plus long, compliqué et coûteux de le redéployer.
Que disaient ces ouvrages et que proposaient ces études ? Tout simplement ce que l’on sait depuis des millénaires, c’est que la violence est inhérente aux sociétés humaines et que sa forme s’adapte aux circonstances. La « guerre est un caméléon » : qui ne connaît ce célèbre aphorisme de Clausewitz ?
La première leçon que l’on retient des trois guerres mondiales – deux « chaudes » et une « froide » -, c’est que ce type de guerre à la fois totale et classique, mobilisant toutes les ressources humaines, économiques et techniques, n’est plus praticable à cette échelle pour au moins deux raisons : celle de la barrière nucléaire dont la menace reste toujours dissuasive, celle de l’opinion publique qui lui est, presque partout, réfractaire ; sans compter l’argument des moyens qui demeure majeur, les guerres de ce type étant littéralement ruineuses.
Le deuxième enseignement tient aux facteurs d’hostilité entre les nations ou entre les peuples. En Europe au moins, la question des frontières semble stabilisée, même si l’explosion de la Yougoslavie a ranimé des querelles ancestrales de territoires. Au-delà du limes européen, cette question reste vivace, en Ukraine notamment comme aux Proche et Moyen-Orient. Mais l’intangibilité des frontières est inscrite dans la charte de l’ONU et devrait freiner les éventuelles ardeurs conquérantes. Or, c’était depuis des siècles l’objet principal des litiges entre Etats. L’issue de la guerre froide au profit du « monde libre » a dégonflé le facteur idéologique, également grand pourvoyeur de conflits au siècle dernier, guerres mondiales certes mais aussi guerres dites de libération et de décolonisation. Le monde comprend aujourd’hui deux centaines d’Etats indépendants sinon souverains, et établis dans leurs frontières.
Les nouveaux champs conflictuels
Les facteurs d’hostilité se sont donc déplacés vers des domaines sinon nouveaux du moins exacerbés par la mondialisation, le « droit » ou les technologies. La démographie au premier rang car son triplement en quelques décennies dans le monde du sud est proprement « bouleversant » ; un grand nombre de pays y sont trop faibles et démunis pour pouvoir « exister » en tant qu’Etats responsables de leur population, de son bien-être, de son éducation, de sa santé… ; des vagues migratoires, amorcées aujourd’hui, en provenance d’Afrique notamment, vont perturber en même temps les relations internationales et les équilibres sociaux dans les pays de transit et de destination ; la libre circulation, le droit d’asile, les moyens de transport rendent difficile le contrôle par les Etats de ces flux migratoires alors qu’ils sont exploités par des réseaux criminels. Dans un autre domaine, la concurrence économique a pris une telle ampleur avec le développement des échanges mondiaux que les instances vouée à sa régulation avouent leur impuissance à les rendre équitables, les Etats se dressant les uns contre les autres pour protéger leurs intérêts menacés par ces formes de dumping, sans compter la contrefaçon qui lèse les droits de propriété industrielle, sans compter non plus l’invasion de produits à bas coût qui ruinent des économies locales, en Afrique en particulier. Autre exemple, celui du cyberespace où le monopole américain sur l’Internet et les réseaux sociaux ne peut que conduire les réfractaires à l’influence occidentale, soit à faire de l’entrisme et du sabotage, soit à monter des systèmes parallèles et incompatibles qui mèneront une guerre sans merci pour s’imposer. Toutes ces failles dans les systèmes qui structuraient le monde sont ou seront exploitées par les Etats, les groupes ou les organismes qui réfutent l’ordre ancien ou veulent profiter des nouvelles opportunités.
Sur le plan géopolitique, on peut observer un double mouvement de sens contraire ; celui des populations exilées attirées voire fascinées par l’eldorado occidental – Amérique du nord et Europe, celui des Etats-civilisations réfractaires à l’influence occidentale et qui cherchent à tout prix, pour certaines au prix du sang, à s’en affranchir. Cette situation contrariée n’est pas particulièrement pacifique et, compte tenu des personnalités très diverses des responsables étatiques, pourrait nous réserver de désagréables surprises dans les prochaines années. D’autant que les pays jusqu’alors dominants sont entrés soit en léthargie (comme les pays européens), soit sont empêtrés dans une histoire trop lourde pour eux (cas des Etats-Unis), soit enfin n’ont plus ni l’autorité ni les moyens de faire respecter les règles qu’ils ont instituées à l’époque de leur splendeur.
C’est ainsi que pour de nombreux acteurs, anciens ou nouveaux, plusieurs champs se sont ouverts à divers types de conflictualité dont ils exploitent sans vergogne les opportunités. Ils sont d’abord ouverts dans des « espaces » qui étaient soit interdits soit inconnus, comme le « hors jus in bello » des terroristes islamistes ou comme le « hors limites » des colonels chinois. Ils sont aussi entrouverts dans des espaces incertains, comme les franges de l’ex-Union soviétique que la Russie cherche à récupérer dans son giron. Ce sont les réalités du moment, assez éloignées de celles qui prévalaient encore à la fin du XXe siècle. Et c’est à leur aulne, après analyse des situations qu’elles déclenchent, qu’on doit reconsidérer les alliances, qu’il faut adapter les appareils de défense et, plus généralement, repenser la sécurité internationale et celle qui prévaut au sein des nations. En effet, une des caractéristiques de la mondialisation est, sinon d’unifier, du moins d’étendre ses tentacules, dont la conflictualité sous ses diverses formes, à l’ensemble du monde comme au sein des nations.
La diversité des stratégies
Ces formes qui, justement, épousent des stratégies différentes, enfin libérées du carcan stratégique imposé depuis l’ère clausewitzienne par la prépondérance des militaires. Elles n’émanent plus du giron occidental, culturellement enfermé dans ses certitudes stratégiques et aveugle aux déplacements des lignes de forces qui encadraient l’exercice de la violence. Elles sont le fait de « civilisations », écartées ou marginalisées par la longue toute-puissance occidentale, qui ont défriché ces nouveaux espaces pour y déporter l’affirmation de leurs intérêts ou, peut-être, leur volonté de revanche.
On peut distinguer deux types de stratégie qui, par leurs modalités « hors champ », rendent inopérantes les formes classiques de l’action stratégique telle qu’on la transmettait de génération en génération dans nos Ecoles de guerre. La première s’assimile à une stratégie du « grignotage » où les acteurs avancent en terrain miné mais pas à pas et en s’assurant que celui-ci n’est pas balayé par la mitraille ; progresser « en tâtant les pierres », selon la formule de Deng Xiaoping, est relativement indolore pour l’adversaire et rassurant pour le protagoniste qui peut ainsi consolider ses prises. Les Présidents Poutine et Xi Jinping ne procèdent pas autrement, qui sont dans le même temps membres permanents du Conseil de Sécurité et gardiens de la Charte, et qui modifient les lignes à leur profit, sous des prétextes « historiques », aussi bien en Ukraine qu’en mers de Chine. La grande alliance qu’est l’OTAN, faire-valoir des Américains, est bien en peine de contrer ce type de stratégie animée par de grandes puissances et maintenue strictement sous les radars du système otanien. La Russie en Crimée et la Chine dans les îles Paracels et Spratley ont mis le monde devant le fait accompli et on ne voit pas qui et avec quelles forces ira les déloger. Dans ce monde où le niveau du risque consenti a été abaissé à l’extrême, libre cours est laissé aux audacieux et aux pragmatiques ; nul doute que les présidents russe et chinois en font partie et pas seulement pour élargir leur champ d’action : la stratégie du grignotage et pratiquée dans tous les domaines, à commencer par celui de l’information-communication, dans les médias, sur Internet et les réseaux sociaux.
La seconde stratégie, qu’on voit à l’œuvre un peu partout et qui désole le monde, est celle du « couteau de cuisine ». C’est la stratégie du faible au fort mais poussée à l’absurde car elle agit, non pas sous les radars mais hors de leur portée. Illisible selon nos critères, elle oblige à réviser nos classiques, à étendre le champ d’investigation bien au-delà du premier cercle, à nouer de nouvelles alliances et, évidemment, à revoir la structure et le niveau de nos forces de sécurité. Il s’agit, on l’aura compris, de combattre en priorité le terrorisme, principale modalité d’action de cette stratégie du couteau de cuisine. Sur ce sujet, la prose contemporaine est suffisamment abondante pour qu’on s’abstienne d’en rajouter.
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C’est en fonction de ces analyses, ou du moins de leurs prémices, qu’il convient de remettre en cause nos systèmes d’alliances, de repenser nos concepts de sécurité, puis et seulement enfin de remodeler nos forces. Cessons d’invoquer des « livres blancs » longuement élaborés et inutiles ; créons plutôt un Conseil National de Sécurité placé directement sous l’autorité du Président de la République et chargé – en permanence – de procéder à l’évaluation de la situation actuelle au niveau stratégique transversal, et non pas de tirer des plans sur la comète ou d’imaginer des guerres futures qui n’auront jamais lieu.
Remettre en cause nos alliances, c’est tenter enfin de faire avancer la « défense européenne » en cherchant un accord le plus large des Etats européens pour assumer leurs propres responsabilités en matière de sécurité et pour déléguer à la Commission de Bruxelles la gestion d’un budget d’investissement collectif en matériels de soutien logistique. C’est aussi élargir le champ de nos coopérations militaires aux acteurs majeurs de l’époque (Chine et Russie par exemple) et réviser celle qui nous lie aux pays africains sur une base régionale.
Repenser nos concepts de sécurité, c’est reconsidérer le binôme dissuasion-projection qui nous enferme dans un « tout ou rien » problématique. Nous nous sommes éloignés, depuis Charles Hernu et la « force d’action rapide », des fondamentaux de l’Ordonnance de 1959 dont les injonctions se focalisent sur la « défense du territoire » et la « protection de la population ». Nous voyons bien que les stratégies alternatives, ci-dessus décrites, prônent le « contournement » en opposition à « l’affrontement ». Ces stratégies qu’on nommait autrefois (voir Beaufre) « indirectes » et qu’on appelle aujourd’hui « asymétriques » visent toujours à atteindre nos « intérêts vitaux » mais lentement et par la bande. Si elles visent parfois des territoires secondaires, elles s’attachent surtout à miner le cœur du pays, à savoir la population, et de préférence la population jeune, plus sensible aux sirènes et plus malléable.
En application rigoureuse de nos principes de défense, et pour faire face à ces stratégies de contournement, il nous faut – à tout prix – redensifier notre appareil de défense et de sécurité. La mission première de l’armée française est de défendre la France et de protéger les Français. Pour certains esprits délicats ou frileux, cela sent le « militarisme » ou l’entrisme des militaires dans la sphère politique. Ce préjugé est ridicule car la France d’aujourd’hui n’est pas l’Algérie d’il y a cinquante ans, sauf que, si rien n’est fait dans les prochains mois en matière de sécurisation, on peut tout craindre d’une montée de populismes, des communautarismes et autres « ismes » malveillants. C’est pourquoi la constitution d’une Garde territoriale est une affaire urgente. Et non pas une Garde au rabais avec quelques milliers de réservistes, par nature peu disponibles, mais une Garde territoriale déclinée au niveau de chaque département et comprenant au minimum un bataillon de 800 personnes pour chacun d’entre eux. Les départements trouveront les casernements, les armées trouveront l’encadrement, l’Etat trouvera le financement de cette « quatrième armée », désormais indispensable à la protection des points sensibles, des manifestations ou événements publics, utile aux secours en cas de catastrophes naturelle ou …d’attentats. Pour les effectifs, un service militaire, si possible volontaire (dans lequel il faudra « intéresser la partie » ou « renvoyer l’ascenseur ») d’une durée de six mois, devrait faire l’affaire. S’il faut certes assurer la sécurité du territoire et rassurer la population, il faut aussi reprendre en main la jeunesse de France, pour au moins un tiers abandonnée à elle-même, lui « donner des armes » au sens littéral du terme comme à son sens civique ou éducatif.
En matière de défense, il paraît inutile d’inventer l’avenir. Il suffit d’observer le présent, de le comprendre et d’y adapter nos capacités. Les stratégies qui minent le monde actuel sont certes dissimulées et parfois illisibles, mais nous ne sommes pas obligés pour les tenir en échec de foncer dans le mur et de leur faciliter la tâche.