Parmi les facteurs fondamentaux de la stratégie – ceux qui rendent possible l’action -, pour la plupart remis en question par la révolution de la « globalisation », le rôle et la place des « acteurs » stratégiques revêtent à l’évidence une importance décisive.
Si l’on se permet de quitter un instant les chemins trop usités de la stratégie conventionnelle, celle qui ne s’attache qu’à la guerre ou à la géopolitique, et si l’on veut bien admettre, avec l’étymologie (stratos agein – agir ensemble), que la stratégie est bien plus que cela, qu’elle recouvre tous les domaines qui ressortent de l’action, alors les bouleversements de notre époque – politiques, sociologiques, économiques, techniques – ont un impact direct et profond aussi bien sur les logiques que sur les structures qui gouvernaient jusqu’à présent la « démarche stratégique ».
Celle-ci vise effectivement à obtenir des résultats dans la poursuite d’un objectif censé mobiliser les ressources nécessaires pour l’atteindre. Cet « agir » en perspective suppose donc la convergence des moyens et des volontés, cet « ensemble » qui traduit bien en langue moderne le grec « stratos » (foule, grand nombre, armée…).
Or, ces deux termes posent aujourd’hui des questions inédites :
– « agir » d’abord qui se réfère exactement au cadre « espace-temps » dans lequel s’inscrit nécessairement toute action, qu’elle soit individuelle ou collective ; le moins que l’on puisse dire est que ce cadre traditionnel et fondamental a littéralement explosé sous la double pression de la déconstruction spatiale et de la dictature du présent.
– « ensemble » ensuite – thème de cette chronique – qui pose le problème des « acteurs ».
Nos sociétés, depuis leurs origines, connaissent deux sortes d’acteurs : les « stratèges » ou décideurs, ceux qui conçoivent, préparent et organisent l’action : les « exécutants » ou acteurs de terrain qui se situent à tous les niveaux de l’action – tactiques et techniques – et dont le nom indique bien la diversité des fonctions.
Des acteurs « décideurs »
S’agissant des « stratèges », dont le rôle n’a guère varié au cours des siècles – la conduite des sociétés – même s’ils se distinguent par l’appellation, plus tendance mais inadéquate, de « managers », le problème se pose néanmoins de leur sélection et de leur légitimité.
A peu d’exceptions près, nos grandes écoles techniciennes forment avant tout des managers, futurs dirigeants d’entreprises, capables d’une part de s’adapter à leur environnement, experts par ailleurs en organisation. Plus que des gestionnaires, moins que des stratèges, car la frénésie de l’époque les prive du temps nécessaire pour accéder à la culture et de ce fait la possibilité de se construire une vision ou une conception du monde et des choses. Il est en effet douteux de pouvoir, en cinq à six ans d’études, acquérir à la fois des compétences techniques complexes et la culture qui seule permet d’embrasser le cours et le sens de l’histoire. Ce système et l’air du temps produisent des technocrates remarquables et des chefs d’entreprise souvent exceptionnels : ils n’ont pas pour autant la dimension de stratèges.
Ces élites, car tel est leur nom faute de mieux, n’ont d’ailleurs pas d’autre légitimité que celle de leurs compétences, fussent-ils « apparatchiks » de partis politiques ou membres des « grands corps » de l’administration. Et si on invoque à cet égard l’élection populaire qui en sacralise certains, tout le monde sait bien qu’elle est souvent une mascarade, soit par défaut soit par promiscuité. Et nos « leaders » sont plus le fruit des circonstances que l’émanation de la nation…Le peuple ne s’y trompe pas qui, d’élection en élection, déserte peu à peu les urnes !
Des acteurs exécutants
Aussi peu polyvalents et légitimes soient-ils, les dirigeants ont-ils au moins le mérite d’assurer l’intérim du pouvoir, quitte par leur immobilisme contraint à laisser se dégrader la situation en général et les comptes publics en particulier.
Mais aux étages subalternes, le marasme et l’impuissance sont bien plus alarmants encore ; en effet, les acteurs innombrables que représente la foule des exécutants ne jouent plus le rôle qui était le leur depuis la nuit des temps dans la « comédie humaine ».
Sous la férule des dirigeants, quel que fût le régime politique, les sujets étaient la plupart du temps, sauf révolution, « obéissants ». Ils n’avaient d’ailleurs guère le choix, aussi haut fussent-ils placés dans le système du moment, car le cadre était à la fois rigide et contraignant. Cet état de choses est révolu depuis un demi-siècle. L’individualisme est passé par là, et avec lui les intérêts privés, les parcours personnels, les droits acquis, et pour tout dire le refus de tout embrigadement. Ce qui, en soi, est une bonne nouvelle pour la liberté individuelle et pour l’accomplissement de chacun.
Sauf que cet individualisme s’est transformé, par excès, en « individuation », c’est-à-dire par une systématisation de la loi individuelle au détriment de l’intérêt général et du bien commun. Ce phénomène de société est sans aucun doute, et devant tous les autres, celui qui révolutionne notre époque et rend de fait impraticables les errements anciens, dont essentiellement la cohérence sociale et en définitive la cohésion nationale.
Cet individualisme forcené se manifeste d’abord par un éparpillement, une dilution horizontale qui nivelle les initiatives et nuit à l’efficacité ; cet émiettement disperse les attentions envers le collectif et privilégie les intérêts particuliers. L’abrogation progressive du « service », qu’il soit public, national ou militaire, efface des esprits la notion de « devoir » ; la frénésie de consommation, encouragée par la logique économique, exalte le mieux disant matériel et enchaîne aux seuls gains personnels…En deux générations, les sociétés, collectives par définition, ont été passées au mixer de l’individualisme pour produire cet oxymore qu’on appelle « société des individus ». Oxymore parce qu’il paraît illusoire et impraticable d’« agir ensemble », ce qui suppose un minimum de verticalité et un maximum de cohésion, dans une société dont la superstructure est affaiblie, voire illégitime, et dont la plupart des acteurs dits subalternes se veulent indépendants.
N’étant ni obéissants ni exécutants disciplinés, les individus se voudraient tous acteurs autonomes. Dans l’état structurel actuel de nos sociétés, encore peu accueillantes à leur égard (voir le statut de travailleur indépendant), non seulement ils se fragilisent eux-mêmes mais en outre et plus gravement ils obèrent par leur comportement toute velléité d’action d’ensemble qui requiert adhésion et participation.
Cela dit, le monde est ce qu’il est, la transformation sociale n’est que le fruit des forces mises en œuvre depuis au moins deux siècles, et toute tentative de retour en arrière ou d’abrogation des acquis serait aussi stupide que vouée à l’échec. Il faut donc faire avec…et tenter à partir de ce constat de reconstituer une démarche qui permette à nouveau une certaine efficacité stratégique.
Organiser la « société civile »
La question principale qui se pose consiste à concilier le vertical et l’horizontal, l’autorité et l’exécution. Contrairement aux idées toutes faites, la société militaire est sans doute celle qui, par nécessité, parvient le moins mal à cette conciliation. Cela s’appelle l’art du commandement, fondé plus sur une « confiance partagée » qu’au nombre de galons sur les manches. Mais c’est aussi une société d’exception dont les enjeux comme les valeurs se situent au-delà du sens commun ; son modèle n’est donc pas exportable vers la société civile.
En France en particulier, la société civile a souffert de l’absolutisme étatique. Après la loi Le Chapelier en 1791 interdisant la représentation des « intérêts intermédiaires », il a fallu attendre la loi de 1905 sur les associations pour donner un statut aux groupements d’intérêts particuliers. Nous en sommes toujours là et cette faiblesse du cadre juridique rend pour le moment impossible une organisation à la fois plus souple et plus moderne de cette société civile.
Comment restaurer en effet un niveau d’agir collectif dans la situation actuelle, c’est-à-dire sans chefs et sans troupes, sinon en permettant à la société civile de s’organiser, surtout en l’incitant à s’organiser en lui confiant la responsabilité de pans entiers de notre projet collectif. Ce que l’Etat ne sait plus faire faute de moyens ou ne peut plus faire faute de cohésion, il n’a d’autre choix que de le transférer à ceux qui seraient en mesure de faire…à condition qu’ils soient organisés. C’est vrai dans l’éducation où l’inefficacité est élevée au rang des beaux-arts : 15% des élèves en sortent sans diplôme, 15% des bacheliers ne trouvent pas place à l’université. Comprenne qui pourra ! C’est encore plus vrai dans le système social, pourtant investi par le bénévolat, mais si éparpillé, si dispersé, si gaspilleur d’énergie et de moyens que son rendement est très faible. Pour remettre en selle les « décrochés », au moins deux millions de jeunes gens de 18 à 25 ans qui se situent « hors système », l’Etat dépense annuellement plus de 10 milliards d’euros (rapport de la Cour des Comptes) pour un rendement dont il suffit de fréquenter nos banlieues pour se rendre compte qu’il est sinon marginal du moins très insuffisant. Or, ce problème de la jeunesse met en cause l’avenir même de la société tout entière. Transférer progressivement à une ou des organisations civiles une partie de ce fardeau pour un coût cinq à dix fois inférieur permettrait d’une part de stopper la gabegie dans laquelle s’enfoncent nos finances publiques, d’autre part de commencer à sortir quelques dizaines de milliers de jeunes de cette situation indigne dans laquelle notre inorganisation les maintient.
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La théorie stratégique classique est devenue inapplicable car ses termes, dans leur acception habituelle, n’ont plus cours. Cela n’enlève rien à la nécessité d’agir ni à celle de vivre ensemble. Les formes de l’action, plus ou moins déconcentrée, peuvent varier selon les époques et selon les capacités des acteurs. Nous avons cette chance historique de disposer de moyens techniques cohérents avec l’autonomie des acteurs. En clair, le champ horizontal a désormais la possibilité d’agir pour l’intérêt général sans être assujetti à l’autoritarisme d’une chaîne hiérarchique ; il faut seulement le reconnaître et le réglementer.
Stratégiquement, il nous faut inverser l’ordre des facteurs. L’ « agir ensemble » quasiment collectiviste résonne à nos oreilles comme une injonction et provoque la répulsion. Alors que « se réunir pour agir » appelle à une participation positive et responsable pour un objectif précis et atteignable, pour peu que cela soit juridiquement possible. Notre modèle stratégique était fondé sur les « fins » ; il faut le remettre sur ses pieds, en faisant appel d’une part aux acteurs, en leur confiant d’autre part des objectifs aussi exaltants que raisonnables. C’est par une série de « démarches » individuelles que, par capillarité, tous ces ruisseaux coordonnés et convergents iront au fleuve, celui d’un projet de société.
Eric de La Maisonneuve