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Chine : la double impasse

Le pouvoir du Parti communiste chinois est égal à lui-même et à ses ascendants léninistes ; il se distingue par son dogmatisme, son manque d’imagination et son allergie à tout compromis. Cela ne date d’ailleurs pas du régime actuel : le système impérial faisait également preuve de son obstination jusque dans l’adversité et la défaite. C’est autant cet aveuglement que l’absence de scrupules des « puissances » qui valurent à l’Empire du Milieu ce siècle de revers que l’orgueil chinois a transcendé en « humiliations ».

Si l’on s’attache à l’histoire des deux derniers siècles pour analyser les événements d’actualité que sont en même temps le conflit commercial sino-américain et la révolte hongkongaise, ces constantes de rigidité ne laissent pas d’inquiéter. En effet, lors des prémisses de ces deux affaires, Pékin, sans avoir toutes les cartes en main, n’était pas en position désastreuse ; il lui suffisait de négocier et de céder sur certains points non essentiels pour repousser de quelques années les échéances. Il n’en a rien fait, par dogmatisme bien sûr mais aussi par une arrogance plus récente que lui donne la conscience de sa nouvelle puissance. L’hubris a atteint le pouvoir chinois et il est probable qu’à terme plus ou moins proche les conséquences en seront lourdes, aussi bien pour la Chine telle qu’elle est aujourd’hui que pour son environnement mondial.

De quoi s’agit-il exactement ? D’une question de principes. La Chine n’est tout simplement pas un Etat de droit. C’est un pays depuis toujours gouverné par la loi dont on sait qu’elle peut se faire et se défaire au gré des circonstances. Ainsi des traités dits inégaux, consentis sous la pression de la force et que les Chinois se promettent bien de dénoncer dès qu’ils en ont l’occasion. C’est le cas pour Hong-Kong, dont l’île a été cédée aux Anglais par le traité de Nankin en 1842 et dont la rétrocession en 1997 ne peut souffrir, aux yeux chinois, aucune condition, puisqu’il s’agissait initialement d’une spoliation, ce qui d’ailleurs n’est pas faux. Le statut spécial de Hong-Kong, négocié par le Royaume-Uni et accordé pour cinquante ans jusqu’en 2047, n’est donc pour eux qu’une fiction qu’il s’agit de réduire à rien dans les meilleurs délais, l’unification entière et totale de la Chine étant le fondement principal et le garant de la légitimité du PCC. Les traités, les statuts, les contrats, ont pour les Chinois la valeur que nous voulons bien leur accorder ; pour eux, elle est toute relative et dépendante là encore des circonstances : rien ne peut primer le concept même de « Chine ».

S’agissant du commerce international dont les règles sont fixées par l’OMC, la Chine a tout fait pour que les Etats-Unis les y admettent en 2001. Une fois placés à l’intérieur d’un système qui les avantageait outrageusement, le pouvoir chinois en a usé et abusé avec un cynisme que nous dénonçons aujourd’hui avec une grande candeur. Probablement avons-nous pensé, comme d’habitude, que les Chinois, respectueux de l’ordre mondial, se plieraient à nos règles et deviendraient les bons élèves d’un système qu’ils n’avaient de cesse de dénoncer par ailleurs. A partir du moment où ils considèrent que « le système » a été conçu et voulu dans des intentions qui leur sont étrangères voire hostiles, ils se prêtent au jeu dans la limite de leurs intérêts et, lorsque ceux-ci sont en cause, ils n’hésitent pas à trahir leur engagement. C’est ce qu’il s’est passé dans leurs relations commerciales avec les Etats-Unis dont ils pensaient que le déséquilibre, dû pour une partie considérable aux entreprises américaines investies et piégées en Chine, accroîtrait une interdépendance avec les Américains, association plus ou moins forcée dont ils se voyaient les principaux bénéficiaires.

Dans les deux cas – Hong-Kong et les relations commerciales -, les prévisions chinoises ont été dépassées par des interlocuteurs parfaitement conscients du piège qui leur était tendu et qui se sont vus dans l’obligation de s’opposer à la mainmise croissante de Pékin sur leurs destinées.

Dans le cas américain, les experts sinologues qui entourent Donald Trump n’ignorent rien des arrière-pensées chinoises ; ils ont facilement convaincu leur président qu’il fallait mettre le holà à une dérive qui deviendrait mortifère à terme proche. Dans un premier temps, les Chinois ont dû croire qu’il suffisait de céder sur quelques points mineurs, relevant strictement de la comptabilité import-export et qu’ils s’en tireraient en augmentant substantiellement leurs achats de soja aux fermiers du Middle-West. C’est pourquoi les négociations ont démarré sur un ton optimiste et dans une relative confiance. Mais les Américains voulaient bien plus que cela, en réalité annuler les facilités de pays sous-développé que s’accordait la Chine devenue grande puissance ; ce hiatus est considérable et la suppression éventuelle de ces dérogations (subventions publiques notamment mais aussi transferts massifs de technologies) serait de nature à remettre en question le système économique « aux caractéristiques chinoises », c’est-à-dire tout sauf libéral, en réalité étatique et dans la main de fer du PCC. Là où on pouvait s’entendre sur le rééquilibrage de 200 à 300 milliards de dollars, tout accord est devenu impensable si on remet en question la mainmise du Parti sur l’économie chinoise.

Les Chinois jouent la montre : ils croient avoir le temps pour eux, dans une conception taoïste du monde et des événements qui n’a pourtant plus lieu d’être. En effet, ce qui a changé dans les quarante dernières années avec l’ascension fulgurante de la Chine et son accession à la puissance mondiale, c’est justement sa « mondialisation » et son début de normalisation, même si celle-ci est la bête noire du Président Xi. Le pouvoir chinois spécule sur l’éventuel changement de président américain fin 2020, alors qu’il devrait savoir que les exigences américaines à son endroit ne viennent pas seulement des foucades trumpiennes mais des intérêts profonds de l’Amérique et de l’analyse qu’en font ses classes dirigeantes : il faut arrêter l’expansion chinoise avant qu’il ne soit trop tard. Alors que les Chinois ont l’intention inverse : retarder les échéances, notamment conflictuelles auxquelles ils ne sont pas suffisamment préparés, en tout cas pas avant les années 2030. Différences de visions, différences de calendriers, divergences d’intérêts : tout semble réuni pour que la crise s’aggrave et débouche, via une guerre monétaire par exemple, sur une crise financière et économique mondiale et d’une gravité inédite, compte tenu de la taille des protagonistes.

Cette situation est sérieusement aggravée sur le front intérieur chinois où la révolte hongkongaise ne peut que déclencher un second front dont la coordination avec le conflit commercial pourrait préfigurer un embrasement général. Nous n’en sommes pas là tant s’en faut, mais il faut être prudent car en cet été 2019 tous ces fagots pourraient s’enflammer spontanément. En ces circonstances, le silence du pouvoir central peut se justifier par le statut d’autonomie des « nouveaux territoires » mais il laisse plutôt à penser à un embarras ou à « un caillou dans la chaussure » qui perturbe hautement la tranquillité de Pékin. Il faut ajouter, ce que nous savons mal, que les problèmes internes à la Chine, les fameux « défis chinois », sont d’une gravité suffisante pour donner quelques soucis à Zhongnanhai, qui se serait bien passé des désordres de Hong-Kong. Depuis 2014 et la révolution des parapluies, Pékin sait à quoi s’en tenir sur la mentalité des jeunes hongkongais, leur occidentalisme et leur individualisme, dont certains traits ne sont pas sans rappeler les aspirations des étudiants du printemps de 1989. Il s’est trompé sur un point qui est celui, commun, du « tianming », le non moins fameux « mandat du Ciel », considérant que la satisfaction des besoins matériels vaut brevet politique et dissout les aspirations d’ordre philosophique et moral ; il fait d’ailleurs la même erreur à l’égard du peuple chinois en général et des classes moyennes supérieures en particulier dont il reste persuadé qu’il s’est acquis la reconnaissance définitive par l’élévation de leur niveau de vie. Pour couper l’herbe sous le pied de la frange minoritaire des contestataires hongkongais, Pékin a poussé les feux pour un retour anticipé de l’île dans le giron chinois, précisément pour l’abolition d’un statut spécial qui n’a pas lieu d’être et pourrait donner des idées émancipatrices, sinon séparatistes, à d’autres entités chinoises. Il faut en effet avoir présentes à l’esprit les grandes difficultés auxquelles se heurte le pouvoir au Xinjiang et, sans doute mais avancé avec précaution, quelques « remuements » perceptibles dans plusieurs grandes villes de Chine. Là encore, son déficit de diplomatie ou de capacité de négociation, sa rigidité doctrinaire et l’assurance d’un pouvoir absolu, peuvent conduire le pouvoir central dans le mur. Il est bien sûr hors de question de céder aux exigences des contestataires, notamment les élections libres et la libération des prisonniers politiques, ce qui serait un signal donné à toute la population chinoise d’une dissidence « possible » dont, sur un ensemble de 1,4 milliard, il est probable que plusieurs dizaines de milliers tenteraient de profiter. En laissant le gouvernement local de Carrie Lam se débrouiller avec cet imbroglio pour le dénouement duquel il n’a aucune solution, Pékin là encore joue le pourrissement et la montre. Et il se trompe pour les mêmes raisons ; le pourrissement se fera contre lui et le temps est désormais celui du monde, des médias, de l’opinion publique.

La Chine qui « rêvait », via les nouvelles routes de la soie, de proposer un monde alternatif et meilleur, se laisse prendre à son propre piège et ruine ses perspectives d’avenir. Parce que le ver est dans le fruit depuis les origines du régime, peut-être même depuis les origines de la Chine, pays d’exception et hors du monde, qui ne sait pas y trouver sa place et qui veut la conquérir par des moyens que le reste du monde croit avoir encore les capacités de circonscrire. C’est dire que les conflits sont latents, que leur conjonction ne peut que hâter leur déclenchement. Nous entrerions là dans une nouvelle phase de l’humanité, dont l’incertitude me paraît totale, aléatoire et mortifère. Mais il n’est pas encore sûr que ce pire doive advenir, la sagesse pouvant toujours illuminer les dirigeants au bord du précipice.

Eric de La Maisonneuve
Auteur des Défis chinois – Editions du Rocher – 2019
7 août 2019