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Sinocle.info – les bonnes pages

1/ Le marteau et l’algorithme

Le narrateur, de retour du Changtang le haut-plateau tibétain qui s’étend du Ladakh à la province du Qinghai, fait une escale à Chengdu, capitale du Sichuan, avant de reprendre l’avion pour Paris. Dernier chapitre de la Panthère des neiges, dernier livre de Sylvain Tesson : « Nous atteignîmes le parc. La fête foraine était réussie. Les haut-parleurs pulsaient, la vapeur des beignets enveloppait les clignotements. Même Pinocchio aurait été dégoûté. Les panneaux n’omettaient pas d’afficher la propagande du Parti. Le peuple chinois avait perdu sur les deux tableaux. Politiquement il subissait la coercition socialiste. Economiquement il tournait dans la lessiveuse capitaliste. Il était le dindon de la farce moderne, marteau et algorithme sur le fanion ».
L’auteur préfère les panthères des neiges aux dindons de la farce et les grands fauves des sommets en voie de disparition aux animaux de basse-cour. C’est son strict droit. Qui ne préfèrerait pas attendre à l’affût entre le lac Yaniugol et les monts Kunlun un félin sublime d’élégance et de volupté à la contemplation d’une pintade dans un élevage industriel breton ? Mais un peu de compassion et de considération pour les dindons ne nuirait pas à la grandeur d’âme de l’écrivain voyageur qui a forgé la sienne avec Héraclite et Lao-tseu, William Blake et Victor Hugo, Hölderlin et Heidegger, Homère et Melville, le Livre des morts tibétains et la Bhagavad Gita. Que la Chine soit un régime socialiste autoritaire nous le savions déjà, que les Chinois tournent dans la grande lessiveuse de la consommation, nous en avons chaque jour des preuves plus éclatantes. La dernière en date ? Les 38 mds de dollars récoltés par les plateformes commerciales du groupe Alibaba pour la seule Fête des Célibataires le 11 novembre dernier.
Les formules chez Sylvain Tesson claquent et balancent mais ne nous apprennent pas grand-chose de nouveau, pire même, en cultivant les préjugés, elles les transforment en postulats. C’est le propre des formules, des phrases qui sont écrites pour faire de l’effet plus que pour faire réfléchir, imaginer ou rêver. Elles brillent de leur excès, séduisent par leur outrance, s’abîment dans leur propre image. Comment prouver que le peuple chinois a perdu sur les deux tableaux, politiquement et économiquement ? Cette prétendue défaite est-elle définitive ? Qui sait ce que pense le peuple chinois ? Qui peut parler en son nom ? Ne se comporte-t-il pas, au contraire, comme un peuple dont la confiance, l’honneur et la dignité ont été regonflés par la réussite économique ? Un peuple qui, tout à la joie de participer enfin au banquet des nations, semble momentanément oublieux de son idéal de liberté ?
Premier préjugé caché dans le style brillant de l’auteur qui revendique « la sombre fidélité pour les choses tombées » chère à Victor Hugo : le peuple chinois historiquement formé à la sujétion voire à la soumission successive aux dynasties féodales, aux puissances étrangères et aux appareils du parti communiste semble programmé pour subir désormais la loi du capitalisme orwellien de ses dirigeants. Second préjugé : le capitalisme détruit les âmes, ruine tout effort spirituel, asservit la nature, arraisonne techniquement le monde en éliminant systématiquement ses énigmes et ses beautés.
Troisième préjugé : il existe une alliance objective entre le marteau communiste qui assomme toute dissidence et l’algorithme qui contrôlera à terme tous les esprits, autrement dit entre l’idéologie et la science. En résumé : le peuple chinois est introuvable ( comme tous les peuples ? ), fiction inventée par le pouvoir qui le manipule et le trompe depuis des millénaires ; le capitalisme est un vampire qui suce le sang des hommes avec autant d’avidité que celui de la terre ; l’homme est un animal dominateur, impatient, arrogant et servile à la fois. Les formules de l’écrivain brillent mais rien ne bouge.
La panthère des neiges n’apparaît qu’à ceux qui pratiquent encore les vertus antiques, aux seigneurs des hautes altitudes, aux cœurs nobles, aux esprits indomptables. Les autres seront les dindons de la farce. Mais quelle est la plus noble des voies ? Celle qui nous pousse à tourner le dos à la dévastation du monde pour aller, solitaires spirituels, mesurer notre âme à celle de la panthère des neiges ou celle qui nous enjoint, solidaires de tous les dindons du monde, de les aider à être chaque jour un peu moins dupes de la farce ?

2/ L’Eurasie, nouvel avenir du monde ?

« Avec son slogan le changement c’est maintenant, François Hollande ne croyait pas si bien dire, sauf que le changement ne se produit pas en France mais en Chine ».
Le Raffarin nouveau est arrivé : il s’appelle Chine, le grand paradoxe co-écrit avec Claude Leblanc.
L’ancien Premier ministre, représentant spécial du ministère des Affaires étrangères pour la Chine depuis 2018, arpente le pays depuis cinquante ans. Il a appris avec Deng Xiaoping à « tâter les pierres en traversant la rivière » et sait avec Confucius que « errer sans se corriger c’est vraiment errer ». Quoi de neuf dans ce nouveau cru chinois ? Du connu, du subtil, du savoureux et du solide.
Le (trop) connu ? Les 8 % de terres arables du monde pour 22 % de la population mondiale, notre déficit commercial de 29 milliards, le nombre de brevets déposés chaque année qui dépasse le score américain, les 35 000 km de lignes à grande vitesse sur un total de 140 000, les 70 milliards de dollars qui seront investis en 2020 dans l’intelligence artificielle contre seulement 12 milliards en 2017, les 2000 milliards de devises étrangères, le marché du luxe qui progresse cette année de presque 20% en Chine continentale…bref  tout ce qui fait de la Chine la plus puissante des puissances émergées.
Le subtil ? Un bon mot d’Edgar Faure « Les Chinois savent attendre, ils savent aussi ce qu’ils attendent ». Quelques nuages de Confucius, apologue de l’effort « l’honnête homme remonte sa pente, l’homme vulgaire la descend » et prince du réalisme « dans ce monde sur dix choses, huit ou neuf n’iront pas comme je le souhaite ». Une pincée de François Jullien sur la pensée chinoise pour laquelle « tout réel est un procès régulé et continu, découlant de la seule interaction des facteurs en jeu ». Un peu de Xi Jinping dans le texte « la liberté est la finalité de l’ordre et l’ordre est la garantie de la liberté » ou encore « notre capacité à innover notamment dans la créativité originalle est insuffisante ».
Le savoureux ? Cet aveu de Wang Qishan, à l’époque secrétaire du Comité central pour l’inspection disciplinaire du parti communiste, aujourd’hui vice-président chinois : « Si j’étais français, je serais sarkosyste ».
Et le solide alors ? Il est dans l’analyse des points de vulnérabilité du modèle chinois. Bien plus dangereux que le piège de Thucydide sont les pièges de l’inégalité, de l’hybris, de la glaciation idéologique et de la contradiction verte. La Chine devient puissante certes mais une puissance de plus en plus inégalitaire : le PIB de sa province la plus riche est dix fois supérieur à celui de la plus pauvre, alors que ce rapport n’est que de 1 à 8 au Brésil ; 5000 yuans (636 euros) pour le salaire moyen dans le Shanxi contre 12 000 à Pékin. Le pays a beau être la deuxième économie du monde il n’est que le 82 ème en richesse par habitant, derrière le Chili, la Bulgarie ou le Gabon. Définitivement débarrassée du profil bas cher à Deng Xiaoping la Chine se bat désormais farouchement pour le leadership mondial sur tous les fronts, s’exposant ainsi à la compétition des vanités nationales, menace pour l’équilibre du monde identifiée par Raymond Aron : «Emportées par l’orgueil les nations peuvent être ou apparaître aux autres impérialistes ». Pétrifié par la catastrophe de l’effondrement idéologique soviétique Pékin vend au monde entier un multilatéralisme dont le socialisme à la chinoise serait le bouclier. Premier investisseur mondial dans les énergies nouvelles ou recyclables le pays devrait augmenter de 30 % les capacités de production de ses centrales à charbon d’ici 2030, comme le rappellent régulièrement les chercheurs du Global Energy Monitor basé à San Francisco.
Que faire face à une puissance aussi paradoxale ? Aimer les Chinois plus que le pouvoir qui les représente, nous muscler, nous Européens, pour ne pas être pandaïsés. Eviter la peur qui comme le dit le proverbe allemand rend le loup plus gros qu’il n’est. Eviter la suffisance aussi qui s’accroche comme à une relique à la supériorité du modèle occidental.
La Chine est une chance pour l’Europe : à condition que l’Europe soit lucide, unie, ambitieuse, consciente de son avenir et confiante dans son destin. La réciproque est vraie : l’Europe est une chance pour la Chine. Elle peut l’aider à ne pas tomber dans le travers auquel la puissance peut mener. Mais l’histoire a-t-elle le sens de la réciprocité ? Le sage poitevin n’est pas Confucius mais il est aussi pragmatique que lui « nous ne pouvons pas exiger des Chinois qu’ils construisent une démocratie à la britannique ou à la française, d’autant qu’elles ne sont pas exemplaires, mais nous devons attendre un niveau minimum de compatibilité ».
Tout le problème est de savoir à partir de quand le seuil minimum de compatibilité est piétiné. Si l’Eurasie doit exister un jour il faudra que la Chine y mette beaucoup du sien, la Russie aussi, et l’Europe sans doute encore plus.

3/ Un sinologue démineur

Le relativisme culturel est un piège qui risque d’être d’autant plus fatal à l’Europe qu’elle semble de moins en moins savoir d’où elle vient et où elle va.
Le discours de Yang Shangkun, président la République populaire de Chine depuis 1988 à Claude Martin, nouvel ambassadeur de France, définit parfaitement ce relativisme culturel dont la Chine a fait depuis quarante ans une arme conceptuelle redoutable pour saper la passion universaliste occidentale, réguler le monde comme bon lui semble et discréditer toute aspiration démocratique chez elle :
« Vous croyez aux valeurs chrétiennes, à l’individualisme, aux droits de l’homme, à toutes sortes de choses qui sont inspirées de votre philosophie et de votre religion. Pour nous, tu le sais bien, ce sont les enseignements de Confucius qui fondent l’organisation de la société. Celle-ci serait chaotique si l’on obéissait aux caprices des individus. Un soleil dans le ciel, un seul empereur sur la terre, l’autorité ne se divise pas. Les sujets obéissent au souverain, la femme à son mari, le cadet à son aîné, l’élève au maitre. C’est ainsi que la Chine a été grande et forte depuis plus de deux mille ans ;  elle a beau s’engager dans de grandes réformes, sur les principes qui régissent l’ordre de la société, elle ne changera pas. Fais bien comprendre cela à la France ».
La matrice politique issue de la dynastie Zhou fondée environ 1050 ans avant notre ère fonctionne ici à plein régime. Yang Shangkun s’adressant librement à notre ambassadeur en serait presque le parfait ventriloque. Depuis rien n’a changé, tout s’est radicalisé. C’est la stimulante hypothèse de J.F Billeter dans Pourquoi l’Europe ? Réflexions d’un sinologue.
La Chine est devenue moderne sans connaître les temps modernes. Entendons par temps modernes ce moment où une culture prend conscience d’elle-même, de sa valeur et de sa singularité, par un retour réflexif sur sa propre histoire intellectuelle. Les temps modernes supposant au moins trois conditions d’apparition, le droit d’inventaire du passé, la pensée critique et l’autonomie du sujet, ils sont l’astre éclipsé du ciel conceptuel chinois. Deux éclaircies auraient pourtant pu embraser la pensée chinoise du grand feu de joie des temps modernes. Le mouvement du 4 mai 1919 qui vit les étudiants, d’abord révoltés par la négociation secrète de la diplomatie versaillaise qui attribua au Japon l’ancienne colonie allemande du Shandong, se battre pour se libérer du bric-à-brac confucianiste et des vieilles lunes de la sagesse antique et faire enfin de la science et la démocratie les deux mamelles de l’émancipation individuelle et les leviers d’un nouvel esprit critique. Mais l’étincelle moderniste du 4 mai fut aussitôt noyée dans la puissance impériale japonaise, la dérive autocratique du Kuomintang nationaliste et la séduction idéologique des communistes. Trois siècles plus tôt l’effervescence intellectuelle et scientifique de la fin de la dynastie Ming subissait un sort analogue, étouffée par la reprise en mains conservatrice du pays par la dynastie mandchoue des Qing. Deux fois les chemins de la liberté ont failli s’ouvrir, deux fois ils ont été vite refermés.
Le sinologue rappelle que ziyou, le mot chinois pour liberté, est un « néologisme formé au Japon au XIX siècle, adopté le siècle suivant en Chine et qui signifie littéralement procéder de soi, obéir à son propre mouvement ». Aucune connotation politique donc pour la liberté qui s’exprime de façon négative par les figures de « l‘ermite, du sage caché (yinshi) qui s’exclut de la société afin de se livrer à une ascèse solitaire, du moine bouddhiste ou de la retraite du fonctionnaire enfin libéré des contraintes de l’administration ».
La matrice politique traditionnelle chinoise a toujours sacrifié la liberté sur les autels de l’harmonie. Huit principes président à ce sacrifice : 1/ la société étant irréductiblement divisée en deux sphères, dominante et dominée, le souverain doit garantir l’unité de la sphère supérieure et faire en sorte que l’inférieure reste divisée. Rappel utile à ce propos : avant leur affadissement conceptuel sous la dynastie Song, yang et yin signifiaient la force une qui commande et donne l’impulsion (yang) et le monde multiple des forces (yin) qui, livrées à elles-mêmes, sombrent fatalement du côté obscur, engendrant le chaos. 2/ La monarchie est la seule forme de pouvoir viable car hiérarchisée, ritualisée et immuablement transmissible. 3/ Le pouvoir chinois s’exerce sans limite de temps ni d’espace. 4/ L’empire est l’absolu de la stabilité car il constitue un monde clos et harmonieux pourvu qu’il reste fidèle au principe confucianiste de l’enchaînement naturel des ordres « mettre de l’ordre en soi, pour en mettre ensuite dans sa famille, puis dans l’Etat, puis dans le monde entier. 5/ La civilisation est autochtone, elle vit de la terre chinoise et son indissoluble enracinement local rend vaine ou indésirable toute ouverture ou confrontation avec l’altérité hors les murs. 6/ Le pouvoir se prend et se conserve par la victoire militaire, par la force et l’éclat plus que par la loi et le droit. 7/ Il est de nature stratégique, tire sa légitimité de la juste évaluation du potentiel de chaque situation, aux antipodes donc de l’idée d’autorité occidentale, cette puissance sans contrainte née des lois communes que la cité se donne librement ; l’homme en Chine est ainsi un animal stratégique bien avant d’être l’animal politique que les Grecs et les Romains ont fait de nous. 8/ Enfin, le jeu de l’équilibre des pouvoirs et l’exigence de leur séparation sont étrangers à la pensée politique chinoise car elle a historiquement et congénitalement arrimé le pouvoir à l’indivisibilité, son indivisibilité garantissant son efficacité.
Comment être plus clair sur l’écart conceptuel entre la matrice politique chinoise issue des Zhou indéfiniment réactivée par les pouvoirs en place, de l’Empereur jaune à Xi Jinping et la matrice politique de notre Renaissance et de nos Lumières européennes ? Les écarts conceptuels ne s’occultent ni ne se comblent ; ils s’évaluent justement, il faut sans cesse les rapporter l’un à l’autre sans vouloir les aligner ni les comparer, dans une confrontation pacifique pour résister à la tentation de la rupture irrévocable.
La Chine s’est engouffrée dans la modernité sans passer par les temps modernes. Elle en paiera peut-être un jour le prix. L’Europe, crispée sur la nostalgie de ses temps modernes à elle, doit réinventer sa modernité. Faute de quoi, elle en paiera à coup sûr le prix le plus fort. L’équilibre du monde en dépend. Car ce n’est pas sur les puissances fanatiques, orgueilleuses, belliqueuses, irascibles qu’il faudra compter.

4/ L’Occident est individualiste, la Chine holiste. Est-ce grave docteur ?

Nul n’étant censé savoir que c’est Emile Durkheim qui introduisit le holisme en sociologie, rappelons donc la définition qu’en donne Chantal Delsol dans son denier essai Le Crépuscule de l’universel.
Une société holiste est une société « où les ensembles symboliques, petits ou grands, ( familles, lignages, corporations, paroisses ) détiennent autorité et pouvoir sur les individus … Ce sont ces corps qui font sens et non les individus. Un individu fait sens à travers son appartenance à des corps intermédiaires qui sont des ensembles organiques dotés de significations qui débordent le présent vers le passé et l’avenir ».
Chantal Delsol travaille depuis longtemps sur le pouvoir occidental, l’identité de l’Europe, le principe de subsidiarité, le populisme, la République et les mythes politiques de l’Europe centrale. Fondatrice de l’Institut Hannah Arendt, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, elle nourrit aussi régulièrement le think tank Institut Thomas More.
Sa stimulante hypothèse intellectuelle ? Le choc Occident-Chine est moins idéologique ou civilisationnel qu’anthropologique. Cessons donc de nous crisper sur la lutte finale socialisme à la chinoise contre libéralisme américain ou sur les vertus comparées des civilisations asiatiques et occidentales. Le vrai choc est dans l’antagonisme entre la société holiste et la société individualiste. Et plus encore dans leur vision de la modernité. La modernité occidentale, puisant ses racines dans la Bible, Athènes, Rome, la Renaissance et Les Lumières a toujours fait de l’émancipation de l’individu le critère ultime de la modernité. Forte de sa radicalité, elle a même déconsidéré, sous-évalué voire méprisé les autres formes de modernité.
« Chaque pays est aujourd’hui jugé selon son état d’avancement dans la voie de la démocratie occidentale ou de l’adoption du mode de vie occidental. Cette conception est née de l’incompréhension par l’Occident de l‘essence des autres mondes qui se trouvent abusivement mesurés à l’aune occidentale ». Vous croyez lire la déclaration à l’ONU d’un Poutine ou d’un Xi Jinping ? Vous venez de redécouvrir Soljetnitsyne, un extrait du Déclin du courage, écrit en 1978.
La modernité chinoise ne passe pas par l’émancipation de l’individu. Pour une raison simple : comme dans toute société holiste, la personne, son concept au même titre que sa réalité, n’a ni le statut ni la dignité dont elle jouit dans la modernité occidentale.
Sur ce point le modèle singapourien des années 80 conceptualisé par Lee Kuan Yew, fils d’émigrés du Guangdong et qui inspire aujourd’hui encore la majorité des dirigeants asiatiques, est formel. Les principes sociaux et politiques résumés dans Le Livre blanc sur les valeurs communes en sont la preuve la plus exemplaire : «  La nation avant la communauté, la société avant l’individu, la famille comme unité fondamentale de la société. Les normes sociales collectives ont tendance à surpasser l’individualisme à l’oeuvre dans les sociétés démocratiques libérales. La démocratie est précieuse uniquement si elle débouche sur les gains sociaux préférés du peuple que sont l’ordre public et la prospérité économique ».
J’appartiens donc je suis, rappelle la société holiste. Tu n’es rien, ou si peu, si tu ne t’es pas créé toi-même, lui oppose l’individualisme occidental.
Responsabilité contre autonomie, auto-création émancipatrice contre appartenance libératrice : à chacun son credo moderne. Société de créances et de devoirs d’un côté, société de droits et de conquêtes de l’autre. Dans la guerre des holistes et des individualistes, chacun a ses coups bas : les premiers diabolisent l’individualisme pour en faire la mère exclusive de tous les maux, compétition de tous contre tous, égoïsme, solitude, anomie, anarchie, chaos, vide spirituel, épuisement mental donc psychotropes, alcools, drogues ; les seconds ridiculisent la quête sociale d’affiliation, d’ascendance, d’appartenance en l’interprétant comme désir pervers de sujétion et amour morbide du censeur.
Dès lors, on ne pense plus, on agresse ou on se victimise. Les uns se présentent comme les derniers héros de l’honneur et du courage collectif, les autres s’enorgueillissent d’étendre indéfiniment le droit à la reconnaissance et à l’émancipation à tout ce qui vit et souffre sur cette terre.
Ainsi Zhao Tingyang dans ce passage de Tianxia, tout sous un même ciel : « la modernité a reconnu la légitimité de l’égoïsme en définissant le comportement rationnel comme une façon logique et cohérente de poursuivre la maximisation de son propre intérêt. Ce principe de modernité contient tous les maux car l’égoïsme renferme tous les maux possibles et sa légitimation le rend inéluctable ». Ou encore le Document 9 du pouvoir à destination des cadres du Parti qui fait l’inventaire des 7 périls occidentaux à combattre, les valeurs universelles, les droits de l’homme, la société civile, la démocratie constitutionnelle, le régime multi-partis, la liberté de la presse, le nihilisme historique.
Bref les deux camps se méprisent, la guerre des idées s’affole, dégénérant en guerre idéologique alors que son fondement est anthropologique. A l’Est « la liberté conférée à l’individu est vue comme la conséquence d’un aveuglement anthropologique : dans la réalité aucun d’entre nous n’est une île » note l’essayiste. A l’Ouest l’individualisme débridé s’épuise dans le narcissisme des petites différences et dans l’extension infinie des droits à tout ce qui déborde la stricte identité humaine ou sexuelle.
L’inventivité technologique ne sera jamais le dernier mot de la modernité. A cette aune la Chine et les USA en seraient les deux seuls champions. Technologie et idéologie ne sont que des manifestations épidermiques de la modernité. Son ancrage est anthropologique et, à ce titre, la société individualiste ne peut pas prétendre, pas plus que son contre modèle holiste, au monopole de la modernité.
Ce qui est  technologique change, ce qui est idéologique passe, ce qui est anthropologique demeure.
Chen Xu, le représentant permanent de la Chine à l’ONU est récemment intervenu au cours de la 43e session du Conseil des droits de l’homme qui se tient à Genève. Il a fermement rappelé que le chemin pour arriver aux droits de l’homme doit s’adapter aux réalités locales et à la volonté de chaque peuple. Vouloir imposer un seul chemin ne serait, selon le diplomate chinois, ni démocratique ni scientifique. Routine diplomatique diront les uns, machiavélisme idéologique penseront les autres. Et si cela était plus modestement une revendication à une modernité plurielle ?  L’universalisme occidental peut sortir grandi de la confrontation à la modernité chinoise. S’il continue à la regarder de haut, comme il s’y croit autorisé par son histoire, cela risque fort d’annoncer son crépuscule.