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La logique des empires

et la possibilité d’une Europe

Derrière l’écran de fumée des événements internationaux, la vie du monde n’obéit pas seulement aux rapports de forces immédiats : elle est aussi animée par des arrière-pensées. En réponse à tous ceux qui prétendent sans en rien savoir que le « monde d’après » ressemblera à celui d’hier, ce qui a toujours été démenti dans le passé, il faut interroger l’histoire, ses sources et ses invariants, comme la très longue mémoire des peuples, leurs intérêts permanents et leurs obsessions pluriséculaires pour mettre en valeur les lignes de force des bouleversements en cours. Ceux des profondeurs ne se révèlent pas nécessairement par la houle en surface, mais la force et la nature des phénomènes en cours depuis vingt ans conduisent à penser que nous sommes les spectateurs/acteurs d’un changement de paradigme comme on en observe un tous les cent ou deux cents ans1.
A cet égard, on peut se focaliser sur le duel sino-américain qui excite l’actualité et présage un nouveau bipolarisme conflictuel. Mais on peut aussi avancer que celui-ci, compte tenu de la nature des duellistes et sauf accident de parcours toujours envisageable, se soldera au pire par un antagonisme retenu et plus probablement par une cohabitation raisonnable qui ménagera les intérêts réciproques des deux puissances. Elles sont à la fois si dissemblables et si ressemblantes que leurs trajectoires parallèles peuvent se poursuivre longtemps sans affrontement majeur ; mais dans cette promiscuité, géographique et technique, les risques de frictions seront fréquents et leur gestion restera problématique en raison d’approches stratégiques diamétralement opposées.
Ce duel de géants masque mal le formidable remue-ménage du renouveau de l’idée impériale et, au cœur de celui-ci, la transformation en cours du destin de l’Europe. A l’ombre du bras de fer sino-américain et sans doute à cause de celui-ci, la question européenne prend une nouvelle tournure ; la pandémie COVID-19 en aura été le révélateur et l’accélérateur. Nous assistons en effet, depuis le 18 mai 2020 et sous couvert d’une indispensable solidarité nord-sud, à la refondation de l’Union européenne, mais sur des bases consenties sinon dictées par l’Allemagne. Face à ce choc de Titans et devant une telle redistribution des cartes mondiales, une nouvelle Europe, remise dans le courant de l’histoire et faisant jeu à peu près égal avec les deux ténors, serait alors en mesure, en constituant le troisième pied du tabouret planétaire, d’assurer enfin un certain équilibre du monde à venir.

La notion d’empire

En fond de tableau historique, on ne peut que constater l’impasse dans laquelle nous a conduits l’idée de « nation ». A l’encontre des deux concepts politiques majeurs de l’histoire humaine, celui d’empire fondé sur la puissance et celui de peuple fondé sur l’unité ethnique et linguistique, l’idée de nation repose sur deux artifices : celui de la communauté d’intérêts d’une part et celui de l’indépendance d’autre part. Idée française s’il en fût2, elle trouve sa consécration dans la Confession d’Augsbourg puis dans les Traités de Westphalie (1648) et son amplification européenne puis mondiale après la Révolution française par le mouvement dit des « nationalités ». En exacerbant le nationalisme aux dépens du patriotisme3, cette idée a eu deux conséquences funestes : la guerre qui, à travers le « jus ad bellum », est la dérive logique sinon inéluctable du monde westphalien ; la multiplication des nations – près de 200 aujourd’hui -, une tour de Babel dont la diversité et les divergences d’intérêts des membres correspondent mal à la « communauté des nations » censée être représentée par l’ONU. Ce que les guerres mondiales et les suivantes n’ont pas suffi à mettre en exergue, la mondialisation financière, culturelle et économique a fini par le démontrer : « big is beautiful ».
Le monde est triplement impérial, régional et local ; c’est sa nature et sa nécessité ; et c’est son histoire. Après trois siècles d’errements et alors qu’avec plus de sept milliards d’individus la charrette planétaire est désormais pleine, il est devenu indispensable de revenir à des organisations efficaces et raisonnables. A bien des égards, les Traités de Versailles en 1919 ont été catastrophiques, car inspirés par l’esprit de revanche français et par l’utopie américaine ; la suite est connue s’agissant de l’Allemagne, mais l’acte dont la répercussion a été la plus grave à long terme a été la dissolution des empires : entre autres, l’ottoman dont la dislocation inconsidérée nous vaut encore aujourd’hui les conflits du Moyen-Orient et, indirectement, le terrorisme de Daesh, l’autrichien qui fédérait la Mitteleuropa et une partie des Balkans, le russe s’étant sabordé lui-même quelques années plus tôt mais sans toutefois, à travers l’Union soviétique, renoncer à l’idée impériale. Or, ces empires, déjà pluriséculaires, s’inscrivaient eux-mêmes dans une tradition impériale, notamment celle des empires romain et byzantin, dont la logique première était la paix – pax romana -, la puissance de l’empire et sa nécessaire décentralisation permettant d’instaurer et de faire respecter la loi commune.
Dès 1945, le tropisme impérial s’est manifesté avec force, les deux super-grands écrasant de leur puissance idéologique et politique le reste du monde, le séparant en deux camps irréductibles mais ménageant un vaste « tiers monde », pas seulement par souci d’équilibre mais surtout pour externaliser leurs différends sur un terrain moins miné que celui du rideau de fer. Que l’un défendît le communisme dictatorial et l’autre le libéralisme démocratique ne change rien à la confrontation des puissances et c’est bien sur ce terrain que l’Union soviétique dut rendre les armes.
La résurgence impériale s’est perpétuée après l’effondrement soviétique par la relève chinoise qui, sous des aspects très différents et avec des réalités économiques tout autres, n’en constitue pas moins la représentation d’un système totalitaire diamétralement opposée à une vision libérale du monde, même si les deux géants chinois et américain ont de nombreux points en commun plus ou moins déterminants pour l’avenir. Ce duel renouvelé des empires centraux, en focalisant à nouveau l’attention sur leurs enjeux bilatéraux, a paradoxalement ouvert des espaces de manœuvre à d’autres acteurs ambitieux et réveillé partout là où elles s’étaient estompées ce que j’appellerai des velléités d’empires : la Russie orthodoxe eurasiatique, l’Iran perse et chiite, la Turquie ottomane, musulmane et donc dominatrice du monde arabe, voilà trois exemples au moins de cette réémergence de l’esprit impérial ; un esprit qui n’épargne ni le Brésil, ni la Grande-Bretagne, ni non plus l’Europe comme on le verra plus loin, et qui tend à redessiner un monde de puissances fondé autant sur la primauté économique que sur la prévalence culturelle voire idéologique.
La deuxième tendance, celle de la démocratisation du monde derrière la bannière « occidentale », s’est lentement dévitalisée sous le triple coup des propres turpitudes des pays démocratiques et de la défection de plusieurs d’entre eux, des comportements impériaux antagonistes et, surtout, de la prévalence du matérialisme ambiant sur les valeurs humanistes. Loin de faire tache d’huile et de répandre ses supposés bienfaits dans la communauté internationale, le régime démocratique s’est substantiellement affaibli. Tout simplement pour n’avoir pas su anticiper et gérer les crises de tous ordres qu’il a lui-même provoquées ou dont il est le creuset. Cela ne signifie nullement que, à l’occasion des mutations historiques dont nous sommes les témoins, sa résilience ne se manifeste une fois encore ; il l’a prouvée dans la guerre à deux reprises, peut-être le démontrera-t-il dans la crise. A cet égard, le temps presse car l’histoire avance, les nouveaux empires se renforcent et s’enhardissent, des crises majeures se profilent ; le moment est décisif.

La rivalité sino-américaine

En attendant ces échéances et pour les prévenir, il faut observer avec une attention aussi objective que possible le plus important phénomène de la période, à savoir la rivalité sino-américaine. D’aucuns, dans les deux camps, enveniment le débat pour qu’il tourne au conflit : en Amérique pour maîtriser un adversaire aussi inquiétant qu’imprévisible « avant qu’il ne soit trop tard » ; en Chine pour poursuivre un cycle ascendant et, « pendant qu’il en est temps », jouer le va-tout d’un système jugé insoutenable à terme.
Cette apparente détestation réciproque n’est pas fondée, du moins du côté américain, sur un antagonisme doctrinal ; les Américains sont bien placés pour savoir que d’une part les Chinois ne s’habillent de communisme que par anti-occidentalisme, d’autre part que leur véritable ambition est, tout en demeurant la Chine éternelle, de devenir l’Amérique du XXIe siècle ; tout cela est contradictoire à nos yeux, mais la Chine est ainsi, il faut s’y faire. Le problème de ces deux géants est d’être volontairement et étroitement enlacés voire englués dans un système économique univoque dont ils ne peuvent ni ne veulent sortir et qui les oblige à composer. Cela ne les empêche pas, pour des raisons strictement politiques, de se traiter de tous les noms et de se livrer à des traitements agressifs. Si les Américains sont, à l’image des « clausewitziens », adeptes d’une stratégie d’affrontement direct et du « face-à-face », cette manière de faire est à l’opposé de celle des Chinois dont la stratégie, historiquement aussi bien que culturellement, est celle de l’évitement ou de l’action oblique.
Si l’on fait abstraction de cette antinomie stratégique aussi bien que de leur opposition idéologique fondatrice, au moins pour le PCC léniniste et nationaliste, les sujets qui fâchent sont avant tout pratiques : le déséquilibre du commerce extérieur et les transferts de technologie. Le deal sur le mode « gagnant-gagnant » conclu dans les années 1980 entre Deng et les capitalistes américains – vous apportez vos capitaux et vos technologies, je fournis main-d’œuvre, infrastructures et exemptions fiscales – a tourné court et à l’avantage des Chinois. En trois décennies, le gagnant chinois a fait grossir sa pelote au point d’asphyxier son partenaire : les capitaux et les technologies se sont effectivement investis en Chine, mais celle-ci a écrasé le marché des exportations et creusé le déficit de ses clients, notamment américains. Le déséquilibre du commerce bilatéral, de plus de 400 milliards de dollars annuels au détriment des Etats-Unis, leur est insupportable car la dépendance voire l’addiction des Américains aux produits chinois met en péril leur autonomie industrielle et leur souveraineté monétaire. Il y a donc nécessité absolue et urgente de combler en partie ce déficit abyssal, ce qui était l’objet des négociations sino-américaines dont la première phase, portant sur 200 milliards de dollars, a été conclue en janvier 2020. La question commerciale semble pouvoir être résolue à terme, d’autant que ce sont les mêmes entreprises, américaines ou leurs filiales chinoises, qui investissent et exportent ; le déficit qu’elles provoquent est en partie un trompe-l’œil. Ajoutons que le besoin de céréales et de produits agricoles importés (30% de la consommation, soit 50 millions de tonnes par an) est une question de sécurité alimentaire et le talon d’Achille de la Chine. Le transfert des technologies, à sens unique, est également préoccupant pour Washington qui craint de se voir pillé et supplanté ; nous n’en sommes pas là, et même si Pékin n’ignore rien des secrets des technologies avant-gardistes, et malgré des investissements colossaux en R&D, la capacité d’innovations de « rupture » de la « Chine actuelle » semble encore très discutable. N’oublions pas que l’esprit de critique et le doute scientifique sont les fondements de toute créativité, qualités interdites dans la Chine de Xi. Sur ces deux sujets de discorde, le premier était en voie de résolution et le second parait moins alarmant que la Maison Blanche le proclame.
La pandémie COVID-19 a modifié cet ordonnancement et singulièrement compliqué le scénario. Les caciques du PCC, soupçonnés de manipulation virale et en délicatesse sur le front intérieur, ont répondu avec une rare agressivité ; le Président Trump, en difficulté dans les sondages, exagère à dessein les dangers, exaspère la sinophobie ambiante et tente de jouer son va-tout pour sa réélection. Peut-être aussi l’a-t-on convaincu que l’autocrate Xi n’était pas en si bonne posture au sein du Bureau politique et que sa fuite en avant actuelle n’était qu’un reflet de ses difficultés internes. Les mois à venir seront difficiles voire dangereux tant les protagonistes sont poussés dans leurs retranchements par leurs propres agendas et, par mimétisme, ont déplacé leurs querelles sur le terrain stratégique : Hong-Kong au premier rang, mais la mer de Chine méridionale, les Ouigours du Xinjiang, Huawei, Wechat et TikTok, etc., autant de sujets de discorde qui dépassent les rivalités techno-économiques et les aggravent singulièrement.
Après les élections de novembre et pourvu que l’épidémie s’atténue, les choses pourraient reprendre un cours plus normal, à commencer par les négociations commerciales. Ayant joué les uns et les autres à se faire peur, Chinois et Américains, par nature pragmatiques et réalistes, s’accorderont alors sur ce qui est essentiel pour eux : l’économie. Ils ont en effet trop d’intérêts communs entremêlés, et le développement de la Chine est encore trop dépendant du système économique monté il y a trente ans, pour qu’ils se laissent aller à une querelle de puissances – sur le mode du supposé piège de Thucydide – alors que leur complémentarité et leur interdépendance sont avérées pour longtemps encore. L’économie chinoise sortira sans doute en meilleur état que les Etats-Unis de la crise sanitaire, mais il est néanmoins probable que le gouvernement chinois, poussé dans ses retranchements, cèdera sur bien des points (ou semblera le faire), ne serait-ce que pour éviter au rival américain de perdre la face, surtout s’il s’agit d’un nouveau président.

La question européenne

Mais en réalité, le vrai problème pour les Américains comme pour les Chinois c’est l’Union européenne. Tant qu’ils sont quasiment seuls en lice dans le tournoi mondial, ils trouveront (comme jadis l’Union soviétique et les Etats-Unis) le mode opératoire pour contenir leurs différends. Mais que surgisse un troisième larron dans ce dispositif, et qu’il soit d’une autre nature, voilà qui pourrait changer singulièrement la donne.
L’arbre de l’antagonisme actuel, alimenté sur tous les fronts par les excès chinois et l’intempérance américaine, cache mal la forêt d’un désordre mondial d’une tout autre envergure : ce que Huntington avait appelé le « choc des civilisations » qu’on peut ramener à l’incompatibilité supposée des deux cultures majeures, l’occidentale et l’orientale ou, plus exactement, l’européenne et la chinoise. Si l’on peut parier que, sauf dérive accidentelle, la Chine et les Etats-Unis matérialistes finiront par s’entendre pour ce qui est à leurs yeux essentiel, à savoir le techno-économique, en revanche la relation sino-européenne est entachée d’une incompréhension majeure qui porte sur les « valeurs ». Ce qui est en jeu, c’est la politique au plus haut niveau, celui qui concerne la vision du monde, la conception de l’homme et l’organisation de la société.
D’un point de vue tactique, les Chinois ont tout intérêt à exploiter la fêlure qui s’est installée entre les deux rives de l’Atlantique, d’une part pour éviter qu’un trop puissant « camp occidental » se reforme et s’attache à les contrer, d’autre part pour tenter de semer la discorde entre les « Alliés ». A cet égard, leurs agissements diplomatiques vont à contresens, soit que leurs ambassadeurs aient des motivations étroitement partisanes, soit que la complexité du jeu de go échappe à notre entendement. Quant aux Etats-Unis, convaincus de l’indéfectible sujétion européenne, ils se comportent en « maîtres d’école » autoritaires, divisant pour régner selon les meilleures règles de leurs inspirateurs anglais. Il est vrai que l’ectoplasme européen avait tout du terrain de jeu pour les deux Grands qui, tout en déplorant l’impuissance de Bruxelles (l’affaire du numéro de téléphone), savaient cantonner l’Union à sa seule fonction de « marché », mais néanmoins de premier marché mondial. S’il arrivait (par hasard ?) que cette immense puissance économique potentielle parvienne à s’organiser politiquement, alors le jeu mondial en serait troublé voire bouleversé !
C’est ce qu’il s’est passé le 18 mai et qui a été confirmé le 21 juillet 2020 par l’accord de solidarité des vingt-sept pays de l’UE pour venir au secours des membres les plus atteints par les conséquences de la crise sanitaire. Il faudrait tout un livre pour décrire par le menu les attendus de cet accord, leurs fondements historiques et leurs conséquences politiques. Avant d’examiner le trio des événements immédiatement décisifs (Brexit, abandon américain, crise sanitaire), il faut jeter un bref coup d’œil rétrospectif sur ce qui fut le nœud gordien de l’histoire européenne : la rivalité franco-allemande et la lutte séculaire du « royaume » contre l’« empire ».
Tout part d’un côté de la volonté des Carolingiens et de tous leurs successeurs pendant plus de sept siècles jusqu’à Charles-Quint de reconstituer ce qui avait été l’empire romain d’Occident, de l’autre de l’ambition d’un de leurs vassaux, le duc des Francs (Hugues Capet et sa lignée) d’ériger son domaine en royaume indépendant et d’en assurer la pérennité derrière les frontières hexagonales suggérées par la géographie. Devant l’opiniâtreté et les succès français (celui décisif de Philippe-Auguste contre Othon IV à Bouvines en 1214), les tropismes italiens des Hohenstaufen (Barberousse et ses successeurs), l’échec de la tentative d’encerclement puis la retraite de Charles-Quint, le Saint-Empire ne cessa de décliner jusqu’à la guerre de Trente Ans (1618-1648) et la rouerie de Richelieu qui ouvrit la porte à la domination française et à l’extension de son « pré carré » au détriment des apanages impériaux (l’Alsace puis la Franche-Comté avant la Lorraine). La Prusse de Frédéric II prit le relai au début du XVIIIe siècle en s’attaquant d’abord à l’empire autrichien (conquête de la Silésie) puis directement à la France pendant la guerre de Sept Ans dont l’issue au Traité de Paris (1763) fut un sérieux revers pour la « grande nation ». Malgré l’épisode napoléonien, la Prusse poursuivit son rêve d’unité allemande et le réalisa avec Bismarck, d’abord en supplantant l’Autriche (Sadowa – 1867) puis en écrasant la France de Napoléon III à Sedan (1870) et, injure supposée ultime, en proclamant l’Empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Si les derniers épisodes de ce duel pour l’imposition d’un modèle européen (deux guerres « mondiales » quand même !) se terminèrent par la défaite « sans conditions » de l’Allemagne, et si la France était bien évidemment au rang des vainqueurs, celle-ci ne devait sa survie qu’au secours massif des Anglo-Américains. Il y eut certes la geste gaullienne pendant dix ans (1958-1969) qui fit illusion, mais le destin était scellé dans un ensemble européen dont la finalité, au-delà de la réconciliation franco-allemande, était d’accoucher d’une unité politique, une fédération d’Etats-Nations plus ou moins souverains ou plus ou moins intégrés selon les idées qu’on s’en faisait à Berlin ou à Paris. Depuis la chute du mur de Berlin et la coûteuse réunification allemande, la supériorité économique de l’Allemagne et du « modèle rhénan » ne cessa de s’affirmer, obligeant la France, pour rester à parité, à augmenter sa pression, et donc les tensions, sur le plan politique. Les visions discordantes des deux pays, l’une mercantile et l’autre politique, quant à l’avenir européen étaient mal dissimulées sous des protestations d’amitié et la fiction d’un soi-disant couple franco-allemand. Dans la compétition mondiale qui s’exacerbait depuis les années 2000, cette discordance des vues semblait condamner l’actuelle construction européenne à se désintégrer à terme plus ou moins bref.

Le retournement allemand

En quelques mois, trois événements décisifs ont modifié profondément les données de ce rapport de forces entre la France et l’Allemagne et très probablement bousculé le destin européen vers un avenir imprévisible il y a encore six mois. Le Brexit d’abord, longtemps indécis mais maintenant assuré pour janvier 2021, place la France mais surtout l’Allemagne devant leurs responsabilités : plus de tiers anti-européen perturbateur, mais deux acteurs majeurs obligés de s’entendre pour faire valoir une solution commune. L’attitude américaine ensuite, alternant indifférence et mauvais coups, une conduite non plus d’allié mais de lâcheur politique qui oblige les Européens à prendre conscience de leur impuissance stratégique. A tout prendre, les Etats-Unis finissent aux yeux de nombreux Européens par leur paraître aussi hostiles que la Chine, en tout cas peu accommodants dans leurs relations et plus brutaux dans leurs décisions. De là à prendre ses distances et à caresser l’idée d’une réelle autonomie européenne, cette tentation commence à faire son chemin dans certains esprits outre-Rhin. La crise sanitaire enfin, dont les conséquences financières et sociales ravageuses mettent en péril la plupart des économies des pays membres et, partant, la monnaie européenne, ce qui a conduit le « couple franco-allemand » à tirer le signal d’alarme et à proposer un remède de cheval.
Le Brexit et le lâchage américain étaient à eux seuls des phénomènes suffisants pour modifier la situation géopolitique et stratégique de l’Union européenne, mais il eut fallu du temps pour faire évoluer les mentalités, notamment celles des pays d’Europe centrale toujours obsédés par la menace russe. La crise économique post-Covid a bousculé ces atermoiements et fait office de détonateur : l’Allemagne, pressentant des difficultés croissantes avec ses deux grands clients, chinois et américain, a pris conscience de l’absolue nécessité, pour son modèle économique, d’assurer son « marché intérieur », c’est-à-dire sa clientèle européenne, dont la France, l’Italie et l’Espagne, les trois majors du « Club’Med » et les trois victimes principales de la pandémie. Dès lors, les tenants les plus stricts de l’orthodoxie financière, à l’image de Wolfgang Schauble, longtemps gardien du temple économique et aujourd’hui président du Bundestag, ont fait volte-face en quelques semaines ; ils ont ainsi saisi la perche que ne cessait de leur tendre le président français, lui faisant croire à leur solidarité alors que leur motivation principale était autrement plus intéressée. La France semble ainsi victorieuse pour avoir obligé l’Allemagne à la solidarité financière et y gagne quelques 40 malheureux milliards d’euros, alors que l’Allemagne, désormais maîtresse du jeu européen, va enfin pouvoir mener l’Europe financière selon ses vues et ses intérêts. Certes, quelques pays dits « frugaux », qui sont des succursales de Berlin (DK, AUT, NL…), ont joué spontanément l’arrière-garde, imposant au passage des conditions qui vident de leurs récentes avancées les budgets communautaires, à leurs yeux trop dépensiers et superfétatoires, consacrés à la Défense, à la Santé, à la Recherche…Mais l’adoption le 21 juillet par les vingt-sept d’un mécanisme de financement commun (qui devra toutefois être ratifiée par les parlements nationaux) est sans doute plus qu’un retournement allemand.
C’est un changement de doctrine européenne qui porte d’abord sur ce qui est de la compétence de l’Union, à savoir l’économie et, au-delà, la monnaie, mais qui ouvre la porte à tout ce qui était tabou jusqu’à présent car interdit de fait par la double pression anglaise et américaine. Ce champ, politique et stratégique, figure désormais au rang des « possibilités » voire des probabilités. Tout dépendra alors de la relation franco-allemande, de l’humilité (peu courante) qu’aurait la France de reconnaître son renoncement historique et de son entregent stratégique, de la sagesse qu’aura l’Allemagne de transformer sa victoire économique en avancées politiques. Une question est de savoir si les dirigeants français auront conscience du « moment historique » et de la nécessité pour eux de changer de logiciel et d’entrer dans le jeu allemand ; une autre est de convaincre les (futurs) dirigeants allemands que le repentir doit cesser de bloquer les initiatives et que le temps est venu d’une véritable construction européenne.

Vers une Europe « impériale »

Si, comme je le pense, le temps des empires est revenu, c’est-à-dire à la fois celui des continents et celui des civilisations, que deux empires géants font la course en tête poursuivis par la nostalgie de nombreux autres, alors l’Europe n’a pas le choix. Sa multitude peu cohérente d’Etats-Nations ne survivra pas longtemps aux bras de fer qui s’annoncent, en tout premier lieu sur le plan économique. Nous sommes d’ores et déjà dans les mains des GAFAM, ces monstres industriels qui n’obéissent qu’à leurs propres lois et dont le poids économique écrase les capacités de la plupart des Etats : la capitalisation boursière d’Apple atteint 2000 milliards de dollars, en faisant la cinquième puissance mondiale. La création d’entreprises européennes d’envergure mondiale dans les secteurs d’avenir (IA, batteries, hydrogène, pharmacie…) est urgente et ne peut procéder que d’une organisation européenne intégrée et centralisée suivie d’investissements massifs (plusieurs centaines de milliards). Le premier pas accompli le 21 juillet doit donc être rapidement suivi d’un deuxième consistant à créer un fonds d’investissement commun et des pouvoirs afférents en mesure de lancer une politique colbertiste de « grands travaux ». La souveraineté européenne – palliatif de souverainetés nationales utopiques dans ce domaine – est la condition absolue d’un dialogue paritaire avec le duo sino-américain.
Se situant au même niveau que la non-dépendance technologique, l’autonomie sécuritaire est le deuxième volet de la souveraineté européenne. Sur ce sujet, les Allemands ne sont pas encore mûrs ; seul un lâchage plus prononcé des Américains et la vacuité de l’OTAN peuvent les faire évoluer. C’est possible à travers un changement de paradigme, en leur proposant de passer du concept général de « défense » incarné par l’OTAN qui, inconsciemment ou pas, vise toujours la Russie et reste vivace en Europe orientale, au concept global de sécurité qui contient tous les aspects de celle-ci, depuis le risque viral et la surveillance frontalière jusqu’aux menaces cyber et terroristes. Il s’agit là, non pas de se substituer aux Etats mais de créer un outil nouveau qu’un Conseil européen de Sécurité devrait chapeauter pour harmoniser les clivages conceptuels et permettre de dépasser les réticences nationales. A partir du moment où sont remplies les conditions financières et économiques d’une Europe rigoureuse et prospère, alors en prenant le temps nécessaire mais aussi en saisissant les opportunités – et il semble que le défaut américain en soit une -, la France peut redorer son blason de « puissance » en proposant cette innovation majeure, celle qui permettrait, en intégrant la notion inaboutie de défense européenne dans un concept élargi et moderne de sécurité européenne, de passer d’une Europe idéalement souveraine à une Europe réellement puissance.
Certes, l’Allemagne a gagné et pris le leadership européen. Il fallait s’y résoudre car le combat retardateur – toujours difficile et plus théorique que pratique – que menait la France au nom d’une certaine vision de l’Europe, ce combat était perdu depuis longtemps et risquait de faire capoter l’idée même d’Union européenne. Les circonstances rappelées plus haut et le duel très inquiétant auquel se livrent Chinois et Américains militent pour cette solution germano-centrée, celle d’un remake du Saint-Empire que d’aucuns pensaient relégué dans les caves de l’histoire. Il faut d’ailleurs conserver le qualificatif de « saint » à cet empire potentiel non plus par référence à Rome et à la chrétienté mais pour le distinguer des empires matérialistes actuels.
C’est le troisième volet de la future Europe, celui qui concerne les « valeurs » et en particulier celles de la liberté, des droits de l’homme et de la démocratie. Là encore, la France, vaincue économiquement et dépendante financièrement, peut renouer avec son destin et l’idée qu’elle se fait de l’humanisme. Qui serait mieux placée qu’elle en Europe, derrière le parechoc germanique, pour poursuivre son combat séculaire pour la liberté. Ce qu’elle fait aujourd’hui avec la timidité induite par la modestie de ses capacités serait autrement efficace dans le sillage européen. L’aide stratégique que la France réclame en vain de ses collègues européens dans ses interventions extérieures sera alors inversée et demandée à la France pour compléter l’aide économique massive que l’Union fournira par exemple aux pays du Sahel pour les remettre sur pied.
Cette Union européenne rénovée peut être à la fois le troisième empire économique dont l’équilibre du monde a un besoin urgent, offrant une alternative au duel sino-américain, et ce sous un leadership allemand que la France doit absolument admettre, et le cœur mondial de la démocratie et de l’humanisme, et ce sous une influence française que l’Allemagne ne doit pas contester. Là serait le véritable changement de paradigme.

Eric de La Maisonneuve

1 Voir la note de Fondapol – juillet 2020 – sur le « changement de paradigme ».
2 Intégrer dans des limites dites naturelles la mosaïque des peuples y vivant.
3 « le nationalisme c’est la guerre » (François Mitterrand) ; « le patriotisme c’est aimer son pays, le nationalisme c’est détester celui des autres » (Charles de Gaulle).