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Bloc-notes 6

Journal Avril-mai 2021

La tribune de « Place d’Armes »

Voilà une initiative (malheureuse) d’une poignée de militaires à la retraite conduite par un « quarteron » de généraux en deuxième section qui va faire couler autant d’encre que de salive. D’abord, et c’est l’essentiel, parce qu’ils ont raison sur le fond : la France fout le camp et chaque jour de délitement nous rapproche d’une catastrophe ; annoncée depuis longtemps par nos édiles, à commencer par Gérard Collomb, orfèvre en la matière, en quittant le ministère de l’Intérieur à l’automne 2018. Ensuite, parce qu’en se présentant ès qualités ils mettent l’Etat régalien en porte à faux : laisser imaginer et surtout croire à un climat putschiste dans les Armées relève d’un abus de confiance effectivement condamnable ; personne ne doit jouer avec l’honneur des Armées même et surtout sous prétexte de défendre celui de la nation. A cette aulne, si défendre l’honneur conduit à mépriser l’intelligence, les auteurs et signataires auraient mieux fait de s’abstenir. Enfin, lorsqu’on écrit une adresse au pays ou aux gouvernants, ce qui est manifestement le cas, on s’entoure de précautions lexicales et syntaxiques, on fait en sorte que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » et qu’on parvienne à ne pas prêter à interprétation. Or, le texte est confus ou du moins dans sa formulation prête à confusion : en cas de guerre civile, nos camarades d’active seraient amenés à intervenir ne peut rien signifier d’autre que si, pour maintenir ou rétablir l’ordre républicain, le gouvernement n’a d’autre recours que de faire appel aux forces de troisième catégorie, alors l’armée sera employée dans ce type de mission. Cette hypothèse n’est pas absurde quand on sait à quel point les forces de première et deuxième catégorie (police et gendarmerie) sont à bout de potentiel et ont été ces derniers temps à peine capables de contenir les débordements des émeutiers. Le problème que semblent ignorer ces retraités manifestement peu au fait des réalités militaires contemporaines est que nos Armées dans leur configuration et leur état actuels sont, faute de moyens et d’effectifs, dans l’incapacité de se substituer aux forces de maintien de l’ordre ; sauf à leur venir en appui, ce qui les exclut par définition de l’engagement proprement dit contre la « chienlit » envisagée.

Le problème est réel et la polémique politicienne engagée par un certain nombre de matamores médiatiques prouve à elle seule sa gravité. Seulement, eux dénoncent le doigt et refusent de voir la lune qu’il s’efforce de montrer. Notre société doit redescendre sur terre. Pénétrée de la philosophie des Lumières, ayant tout misé sur l’homme – individu libre et centre de l’univers -, elle a perdu de vue que toute collectivité humaine, que cela plaise ou pas, est continuellement prise dans un cycle de violence. Et comme l’écrit Jacques Julliard citant Julien Freund « la violence entraîne une fuite en avant devant les solutions ». Par un singulier retour de l’histoire, nous refusons de voir cette violence alors qu’elle nous submerge. Maladroitement et, à leurs yeux préventivement, ces anciens militaires appellent l’attention de leurs concitoyens sur les dangers qui les menacent. Car ils savent d’expérience que le nécessaire contrôle de la violence ne peut être que l’apanage de l’Etat – et la sécurité la justification de ce dernier – et, à son service exclusif et loyal, la fonction de la force armée. Ils ont bien compris par ailleurs, et ils le disent avec leurs mots, que ce contrôle ne s’exerce pas à 5 000 kilomètres du territoire national, mais sur celui-ci et au cœur de la population. Que nos édiles et nos journalistes revoient leurs classiques et repensent les fondements sans lesquels nos sociétés – démocratiques et libérales – ne peuvent survivre et prospérer. C’est à mon avis ce que ces soldats maladroits mais sans doute honnêtes ont tenté de leur faire comprendre. Cela dit, il y a d’autres moyens de se faire entendre que de jeter le discrédit sur un corps aussi essentiel au bon fonctionnement de la société.

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Le tournant africain

A la surprise générale, le Président de la République a annoncé le jeudi 10 juin la suspension de l’opération Barkhane. Après plus de huit années passées à pourchasser les djihadistes des diverses mouvances qui polluent le Sahel et notamment la zone dite des « trois frontières » aux confins du Niger, du Burkina Faso et du Mali, nos 5 000 soldats ne sont pas parvenus à éradiquer les terroristes, tant s’en faut. Il est vrai que, malgré ses apparences désertiques, cette immense région est un véritable refuge où, sauf renseignement précis, on recherche quelques indices dans un océan de sable. L’opération de janvier 2013, même si la menace sur Bamako avait été à dessein sans doute exagérée, était toutefois justifiée au nom de nos accords de défense et du respect de nos engagements bilatéraux. Sans revenir sur les problèmes ethniques, sociaux et politiques qui sont l’histoire du Mali depuis son indépendance, cette guerre asymétrique de type révolutionnaire n’est pas plus gagnable par une armée « occidentale » que ne le furent tous les conflits de même nature qui ont marqué l’histoire conflictuelle de la seconde moitié du XXe siècle ; l’armée française en a fait la désastreuse expérience et l’échec afghan en est la plus récente illustration. Au Mali comme ailleurs, le djihadisme est le support et l’expression d’une crise socio-politique interne comme le communisme fut en son temps l’argument des mouvements d’indépendance ; c’est un prétexte qui trouve ses soutiens au Moyen-Orient comme il les trouva jadis à Moscou. C’est pourquoi la guerre qu’on appelait « opération Barkhane » n’avait aucune chance de jamais résoudre le problème. Finalement, on ne peut pas grand-chose avec des baïonnettes !

Les dirigeants maliens étaient pris dans cette contradiction dont le Colonel Assimi Goïta tente de sortir. Formé dans nos écoles militaires et praticien de nos méthodes, il connaît les limites de l’exercice comme celles de nos forces armées. Il savait le pouvoir civil coincé entre l’intransigeance française et la nécessité de négocier avec les « rebelles ». Il a manifestement choisi une autre option, radicale, de se passer de l’aide française et sans doute européenne pour faire appel à d’autres soutiens, moins regardants politiquement mais susceptibles à ses yeux de contribuer à trouver une solution « africaine ». On peut imaginer que le président français préfère se retirer avant que d’être remercié ! Mais une telle brutalité est-elle compatible avec nos intérêts de sécurité et n’est-elle pas en outre une gifle assénée à nos armées dont le chef d’état-major venait d’annoncer qu’elles étaient au Sahel pour encore quinze ans ? A moins que nous renforcions nos positions au Niger voisin et mal en point et surtout au Burkina Faso qui va à la dérive. Quant au Tchad que nous soutenons depuis plus de cinquante ans avec constance, sa position stratégique nous oblige à y conserver au moins une base aérienne.

Cela dit, comment le Colonel Goïta, désormais Président du Mali, peut-il espérer trancher ce nœud gordien que représente la rébellion sahélienne où se mêlent certes des mouvements djihadistes radicaux comme Daesh et Al Qaida mais aussi des factions touareg toujours dissidentes, des bandits nomades de grand chemin, des trafiquants en tous genres qui sont la plaie de cette région économiquement inexistante ? Si l’option militaire française est écartée en raison de son inefficacité, et par conséquent des tendances anti-françaises et anti-colonialistes qu’elle suscite dans une opinion travaillée en sous-main, sur quelles forces opérantes le pouvoir malien peut-il s’appuyer ? Les officiers maliens, comme beaucoup de militaires africains, ont souvent une double formation : française et russe. Je crois savoir qu’ils préfèrent en général et de loin la vie paisible des garnisons hexagonales ainsi que la camaraderie qu’ils entretiennent avec leurs homologues français. Mais, en l’occurrence, quand le tuteur français ploie sous la tâche, la tentation de faire appel à Moscou est grande, d’autant que le pouvoir russe cherche à s’implanter en Afrique ; sa concomitance de vues supposée avec son allié chinois permettrait aux deux néo-grandes puissances anti-occidentales de s’affirmer sur ce qui sera l’enjeu politique, économique et donc stratégique du XXIe siècle.

Que la junte de Bamako ne veuille pas du califat islamique paraît acquis ; mais qu’elle veuille négocier avec les Touareg et avec d’autres mouvances moins radicales est une nécessité qu’on a trop tardé à prendre en compte, malgré les perspectives de l’accord d’Alger. Les Russes de la société paramilitaire Wagner, les rares forces maliennes et, probablement, le concours de quelques moyens résiduels français (forces spéciales, hélicoptères et chasseurs-bombardiers) s’attaqueront aux djihadistes tandis que le pouvoir malien entreprendra de négocier « à l’africaine » avec les rébellions. S’il parvient ainsi à améliorer la sécurité du pays, le Colonel-Président Assimi Goïta devra trouver par ailleurs des ressources financières et économiques que l’Union européenne, la France et les Etats-Unis risquent fort de réduire à l’avenir. La République populaire de Chine se fera sans doute un plaisir et un devoir de se substituer aux néo-colonialistes inefficaces en investissant massivement au Mali, sans ingérence mais à ses conditions comme d’habitude dans sa pratique africaine. Le choix du Colonel Goïta est effectivement hasardeux. Le couple éventuel sino-russe sera-t-il gagnant ? Compte tenu de ce que l’on peut observer par ailleurs, en Centrafrique notamment concernant les Russes, cela paraît loin d’être évident. Mais si on considère que le Colonel Goïta a toute légitimité pour contester l’option française, dont les décisions sont prises à Paris et non à Bamako, il n’a guère d’autre choix que celui qu’il est supposé avoir fait. Car la troisième option, celle d’une solution strictement africaine, qu’il s’agisse de souveraineté nationale ou d’entraide régionale, s’est depuis longtemps perdue dans les sables sahariens.