Alors que les médias et la littérature spécialisée ne cessent, selon les cas, de dénoncer, de redouter ou d’exalter la néo-puissance chinoise, l’analyse attentive d’un certain nombre de faits laisse à penser que cette vision occidentalo-centrée est peut-être excessive et sans doute décalée. Ce qui suggère ce questionnement réside pour l’essentiel dans ce qui est pour nous une incohérence, en tout cas une absence de logique entre les « attendus » et les résultats apparents, entre ce qui parait problématique et la réalité. Comment un système en plein essor et déjà si puissant pourrait-il avoir autant de « cailloux dans la chaussure », des vulnérabilités et des déséquilibres aussi flagrants dans ses éléments fondamentaux ? Comment la seconde économie mondiale pourrait-elle continuer de progresser sur des bases politiques, économiques, démographiques, environnementales manifestement aussi bancales ? La doxa chinoise poursuit en aveugle les louanges d’un système que le Parti s’empresse d’ériger comme modèle de développement, selon le consensus de Pékin, alors que, selon nos critères, ce système devrait se condamner lui-même, à terme assez proche, au déclin et à l’échec. Les Chinois sont les premiers à capitaliser sur le « déclin de l’Occident » qui serait alimenté par les perversions propres aux démocraties occidentales, alors que ce supposé déclin, loin d’être la résultante d’une perversion, n’est en réalité qu’une des composantes du système démocratique, contraint par sa propre logique et son besoin de survie de se remettre en question en permanence. C’est dire que les Chinois, pourtant férus d’occidentalisme et familiers de ses idéologies, sont encore loin d’en avoir compris les ressorts. Et peut-être cette obsession que représente pour eux cet Occident qu’ils font semblant de détester les empêche-t-elle d’avoir la lucidité de leurs propres problèmes.
La question chinoise est plus complexe qu’il n’y paraît aux yeux des observateurs occidentaux. Ceux-ci ne jugent que d’après leurs propres critères, le plus souvent quantitatifs, en tout cas dérivés des observations et de la critique que celles-ci suscitent dans le monde socio-libéral au sein duquel ils évoluent. Cette question est rendue d’autant plus complexe que la Chine a semblé pendant ses « trente glorieuses » intégrer la mondialisation occidentale et épouser sa logique. C’était ignorer la dualité originelle de la culture chinoise, son opportunisme stratégique et sa tradition théâtrale. L’empire du Milieu, toujours plus chinois que communiste, a de fait très peu investi dans le navire de la mondialisation dont il a été une sorte de « passager clandestin », mais il en a pris tous les avantages, notamment le bénéfice des échanges, pour se reconstruire et consolider ses acquis. Le jour où, après la crise financière de 2008, la Chine a considéré que les inconvénients de la navigation mondiale faisaient prendre trop de risques à son modèle de développement, elle a regagné la terre ferme pour rétablir la sécurité et, croit-elle, la pérennité de son système. Le successeur du grand Empereur Ming Yongle, fondateur de Beijing, ne fit pas autre chose en décidant de détruire la flotte gigantesque de son amiral Zheng He qui, dans les vingt premières années du XVe siècle, avait inventé une forme de mondialisation chinoise. La Chine n’est manifestement pas soluble dans le monde ; elle n’en a ni l’expérience ni les pratiques ni le souci d’universalité. Elle est un monde en soi avec sa propre conception des choses et son ignorance des autres. Si l’on observe ses croyances légendaires, elle est entrée le 1er février 2022 dans l’année du tigre. Après le rat porteur épidémique et le buffle impassible, cet animal-totem le plus puissant de l’astrologie, apportant justice, loyauté et moralité, saura-t-il, associé à l’eau, rentrer ses griffes et faire valoir une puissance tranquille ?
Les mystères de Pékin
On prête au Président Xi Jinping les pouvoirs faramineux de l’empereur de Chine conjugués à ceux du Secrétaire général du Parti communiste chinois, encore plus étendus, comme le répète la presse française, que ceux du fondateur de la dynastie rouge, Mao Zedong. Il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles l’Oncle Xi est parvenu au pouvoir avant d’évoquer celles dans lesquelles il veut le perpétuer. Le second mandat de Hu Jintao fut moins glorieux que les précédents ; la crise de 2008 plomba l’ambiance économique et clôtura le cycle des trente glorieuses. Accusé d’immobilisme et d’avoir favorisé le camp réformiste sensible aux sirènes occidentales, le président sortant n’était pas en mesure d’imposer son courant, celui de la Ligue de la Jeunesse, et son représentant Li Keqiang. Le clan des « princes rouges » avait son candidat avec le personnage très charismatique mais embarrassant de Bo Xilai, fils de l’Immortel Bo Yibo, appuyé sur le double réseau de la Sécurité d’Etat (Zhou Yongkang) et d’une partie de l’Armée. Xi Jinping, personnage jusqu’alors assez discret, eut le flair de se glisser entre les deux boutiques précédentes et le talent de se faire adouber par les « shanghaïens », l’immense réseau qu’avait tissé Jiang Zemin, l’ancien président successeur de Deng Xiaoping. Une fois hissé sur le pavois du Bureau permanent du Politburo en tant que Vice-Président, il eut tout loisir de faire campagne et de recruter ses séides.
Son premier mandat fut consacré à sauver le Parti de la corruption et à préserver la Chine de l’emprise occidentale. Sur ces deux sujets, il ne se fit pas que des amis. En voulant nettoyer les écuries d’Augias, il mit en lumière ce que tout le monde savait, à savoir que le régime était corrompu des pieds à la tête et qu’écraser quelques tigres parmi des milliers de mouches ne pouvait qu’accumuler la rancœur des autres fauves. En portant le fer contre les dérives de l’Occident, il favorisait la suprématie des vieux conservateurs maoïstes et leur vision archaïque de l’histoire mais obligeait les réformistes à faire profil bas et à ronger leur frein. En faisant le ménage anti-corruption, il touchait nécessairement au tout-puissant réseau de l’aristocratie rouge et aux structures du Parti tel que l’avait modifiée la théorie des « trois représentativités » initiée par le marionnettiste en chef Jiang Zemin.
Le deuxième mandat de Xi fut à la fois idéologique et géopolitique. Dans un régime sans support autre que le mercantilisme, coincé entre Confucius et Marx, Xi eut la témérité d’imposer sa « pensée » comme théorie du socio-capitalisme aux couleurs chinoises, autant dire la quadrature du cercle ; mais la Chine est depuis toujours adepte de cette forme « d’en même temps », du principe de non-contradiction et du mélange contre nature à nos yeux du yin et du yang. Il n’empêche que les écoliers chinois subissent dès la maternelle l’apprentissage de la pensée de l’Oncle Xi ! Sur le plan géopolitique, tout en affirmant sa prétention à se hisser au moins au niveau de puissance américain, Xi se réclame d’un monde multipolaire, jouant ainsi sur les deux tableaux de la suprématie et de la dualité. Après avoir fustigé l’Occident et ses principes pernicieux dans une directive dès 2013, après s’être aliéné les Etats-Unis en trahissant tous ses engagements économiques, Pékin a lancé une double offensive, d’une part en partant à la reconquête de Taïwan via la mer de Chine du sud, d’autre part en se lançant dans l’aventure BRI – les routes de la soie new-look. On a quitté le magasin de porcelaine pour le champ de mines !
La rigueur de la lutte anti-Covid maintenue à son plus haut niveau depuis février 2020 pourrait s’expliquer par les coups de vent et quelques avis de tempête qui auraient agité le Bureau politique à la fin de 2019. Un département a été particulièrement malmené ces derniers temps, celui de la Sécurité d’Etat (Guoanbu), un des piliers du Parti. Si son patron, Zhou Yongkang, en charge du département de 2002 à 2007 puis superviseur de ces questions au Comité permanent de 2007 à 2012, a été condamné à vie pour corruption en 2013, ses acolytes et successeurs Geng Huichang (en 2016) et Sun Lijun (en 2020) ont été limogés et condamnés avant que le numéro 2 de Guoanbu (Dong Jingwei) fasse défection en 2021. Même si ce dernier cas reste une supposition, cela prouve néanmoins que le cœur du réacteur est en surchauffe.
Que pourrait être le troisième mandat de Xi Jinping ? C’est là que le mystère est entier. Jusqu’à présent, c’est-à-dire depuis trente ans, à la mort de Deng Xiaoping, les règles étaient établies et les équipes de direction plus ou moins collégiale étaient connues et cohérentes. Cette année, avec le XXe Congrès, la génération des « gardes rouges » atteinte par l’âge devrait abandonner le pouvoir et le transmettre aux enfants de la « réforme » dont la formation, les mentalités, les idées et l’expérience ont peu en commun avec ceux des acteurs de la « grande révolution culturelle ». A l’exception notable de Xi qui s’est adjugé la perpétuité des pouvoirs. On peut se poser la question de savoir avec qui il va gouverner, qui va entrer au Bureau politique et surtout au Comité permanent. Les observateurs qui suivent avec minutie les récentes nominations aux postes clés du Parti ont relevé quelques blocages et plusieurs mises au placard. La plus spectaculaire fut celle de Sun Zhengcai, le dauphin potentiel et successeur de Bo Xilai à Chongqing qui non seulement fut écarté de son poste éminent mais en outre condamné à la prison à vie. Quand on sait que tout se trame en Chine depuis deux mille ans dans les couloirs du palais impérial, nul doute que quelques incisives s’affûtent à Zhongnanhai en vue des empoignades à venir. Non seulement se pose la question de la prochaine génération, mais aussi celle du camp des réformistes dont les figures ont été soit éliminées soit marginalisées. Dans la Chine actuelle, si diverse et si contradictoire, il n’est guère imaginable que les coups de force successifs de Xi Jinping n’aient pas laissé des traces profondes et des rancœurs vivaces. Cette affaire de succession ou au moins de direction politique est peut-être le plus gros écueil pour la Chine de demain et peut-être même dès 2022.
Le fantasmé « péril jaune »
On sait que la démographie est, avec la géographie, une des mamelles auxquelles s’abreuve la stratégie. Mais celle de la Chine est en voie de tarissement. Le recensement décennal de 2020 aurait dû nous éclairer sur la situation exacte de la population chinoise. Pour de nombreuses raisons (épidémie, erreurs de calcul, dissimulation politique), cet état est inaccessible ou incomplet, en tout cas sujet à caution comme la plupart des statistiques émanant de l’empire du Milieu.
La première bombe démographique se situe justement dans le comptage : 1,4 milliard ou pas ? C’est la première place mondiale qui est en jeu, en concurrence avec l’Inde. Officiellement, la Chine de 2021 comptait, 1.411.780 habitants ; sans tenir compte de cénacles américains qui corrigent à 1,2 milliard le nombre des Célestes, d’autres instances aussi crédibles tablent sur 1.402.000 habitants à la même date. Ne discutons pas sur l’épaisseur du trait : la Chine a atteint le 1,4 milliard d’habitants entre 2019 et fin 2020 et il est plus que probable que ce pic ne sera pas dépassé. En 2021, naissances et décès se sont équilibrés autour de 10 millions chacun, mettant ainsi la balance en équilibre. Mais c’est le nombre des naissances qui laisse perplexe : 17 millions en 2017, 14,65 millions en 2019 soit un taux de 10,4‰, puis 12 millions en 2020 et enfin 10,62 millions en 2021, soit un taux de natalité de 7,5‰ ; la dégringolade est continue. La politique de l’enfant unique, le déséquilibre de 20% en faveur des garçons, les réticences aussi bien psychologiques voire philosophiques qu’économiques à fonder une famille, tous ces facteurs se conjuguent pour expliquer ce désastre nataliste et le déclin irrémédiable de la démographie chinoise… Selon les chiffres officiels, l’épidémie de COVID19, très rapidement et drastiquement jugulée, n’a pas eu d’effet sur la mortalité en 2020 avec 4 500 décès déclarés ; y en aurait-il eu cent fois plus (ce qui est probable) que cela n’aurait guère modifié les statistiques. Pour les années à venir, une mortalité de 10 à 12 millions de personnes par an paraît plausible, les gains de longévité (75 à 80 ans selon le sexe) étant achevés et les conséquences de la vie moderne (accidents de la route, tabagisme, pollution, diabète, etc.) en pleine croissance. C’est dire que, sur un plan macro-démographique, le pic attendu à 1,45 milliard d’habitants en 2030 ne sera jamais atteint mais que la décrue va s’enclencher prochainement à moins qu’elle ne soit déjà amorcée.
Ce mouvement démographique précoce a des conséquences à plus ou moins long terme sur le plan politico-stratégique (poids dans le monde, concurrence avec le rival indien), bien évidemment sur le plan économique via la main d’œuvre et la dynamique du marché, et perturbe, plus gravement, les équilibres sociaux. La pyramide des âges est inversée, ressemblant bizarrement à un toit chinois aussi évasé que sa base est mince. Moins de jeunes, c’est certes moins d’écoles et d’universités mais aussi moins de dynamisme et de projection vers l’avenir. Plus de personnes âgées – 264 millions de plus de 60 ans en 2020, soit 18,7% de la population – c’est un fardeau social et sanitaire croissant que le système politique ne s’est pas donné les moyens de traiter et que la société traditionnelle – familiale – n’est plus capable de supporter. Quant à la population active, les 15-59 ans, ils sont encore 63,3% de la population (contre 70% en 2010), soit plus de 800 millions de personnes, nombre qu’un recul de l’âge du départ en retraite (55 ans pour les femmes, 60 ans pour les hommes) pourrait maintenir pendant une dizaine d’années. Mais c’en est sans doute fini de ce réservoir illimité de main-d’œuvre jeune et docile dont la disponibilité comme l’ardeur au travail ont été parmi les principaux moteurs du miracle économique chinois. Sur le plan social, le ressort familial sur lequel est fondée la société chinoise depuis l’Antiquité a été brisé ; la formule qui le décrit justement est celle du 4+2+1, pour dire que sur les épaules d’un héritier reposent deux parents et souvent quatre grands-parents. C’est psychologiquement éprouvant et intenable sur le plan économique. Comme pour tous les pays vieillissants, le problème crucial du gouvernement chinois est désormais de devoir consacrer – ou non – un budget suffisant aux troisième et quatrième âges, au risque soit de limiter les investissements productifs, soit de mécontenter une grande partie de la population.
Le triangle des Bermudes économique
La Chine a construit son émergence économique en pariant sur la mondialisation et en faisant jouer à plein ses leviers principaux, dont au premier rang les investissements et le commerce extérieur. C’était la méthode éprouvée par les dragons asiatiques des décennies précédentes et dont la plupart avait réussi à s’affranchir pour rejoindre la cohorte des pays développés. Un pays n’est développé qu’au regard du niveau de vie de sa population, donc de son Pib par habitant. Si celui-ci a atteint 10 000 dollars en moyenne par tête en 2020, ce ratio cache une disparité de revenus que dénote un indice de Gini de 0,46, digne des pires républiques bananières. Il y a bien 600 millions de Chinois largement en-dessous de ce seuil, ainsi que l’a révélé le Premier ministre Li Keqiang en 2020. En continuant de consacrer l’essentiel de ses ressources au commerce extérieur et aux investissements publics, le gouvernement de Pékin ne favorise ni son budget social ni la consommation intérieure, bloquée aux environs de 40% du Pib, à comparer aux 70% des pays européens. En outre, il accroît une dette colossale estimée entre 260 et 300% du Pib. Le contraste entre cette fuite en avant financière et la morosité du marché intérieur ne semble pas de bon augure pour un atterrissage en douceur de l’économie chinoise et son intégration progressive dans le contexte mondial.
Le marché chinois est gigantesque et a permis aux entreprises innovantes et ancrées dans sa dynamique d’être devenues des géants aux poches profondes. Ainsi, Huawei était-il, avant de subir les foudres américaines, l’incontournable numéro un des télécommunications, comme Alibaba le grand rival d’Amazon ou Xiaomi le challenger de Samsung. China Mobile, avec près d’un milliard d’abonnés, fait plus de cent milliards de chiffre d’affaires. Il en va de même pour les entreprises pétrolières, celles du bâtiment et, en général, pour le secteur des infrastructures ; son gigantisme l’entraîne à croître pour survivre et oblige le gouvernement à abonder dans ce sens, d’où les projets colossaux des routes de la soie (OBOR ou BRI) et, in fine, l’accumulation de dettes insolvables par la plupart des pays tributaires concernés. Pour alimenter son système triangulaire en matières premières, mais aussi pour satisfaire ses besoins alimentaires et énergétiques, enfin pour faire tourner son réseau de manufactures et financer ses importations, la Chine doit exporter à tout-va. Elle est donc dépendante du monde extérieur à tous égards (main d’œuvre, capitaux, technologies, énergie) et le restera tant qu’elle n’aura pas réussi à réorienter son économie vers un système plus libéral, moins gourmand en matières premières et moins subordonné à la demande extérieure. Est-ce réalisable dans la décennie à venir ? Non, tant que la main de l’Etat et du Parti sera aussi fermée dans le dirigisme. Non, tant que la population sera réticente à consommer. Et tant qu’aucun régime de retraite satisfaisant ne sera mis en œuvre dans ce pays vieillissant, la population active continuera d’épargner quelque 40% de ses revenus et d’investir dans l’immobilier. Le danger pour la Chine de perpétuer le système actuel ou de ne pas parvenir à le réorienter serait le ralentissement de sa croissance et une forme de stagnation qui éloignerait la perspective d’une société de « moyenne aisance » à de lointaines échéances. Les 600 millions de Chinois encore à la traîne et qui sont fascinés par les guirlandes du miracle chinois accepteront-ils d’attendre vingt ou cinquante ans de plus pour pouvoir en bénéficier ? En attendant cet hypothétique avenir radieux, le Parti aura-t-il l’audace et les ressources de modifier sa trajectoire ? C’est évidemment peu probable, car cela signifierait son renoncement à sa conception du gouvernement des hommes.
Le désastre écologique
S’il est un domaine dans lequel la Chine s’enferre dans ses contradictions, c’est bien celui de l’écologie. Cela fait maintenant trente ans que tout le monde se rend compte que le pays, pourtant immense, se dénature à grands pas et devient invivable pour les populations urbaines. L’air y est irrespirable une partie de l’année, l’eau est polluée et rationnée, la terre souillée autant par les pesticides que par les rejets industriels. Il peut paraître inconcevable qu’un peuple qui était encore paysan à la fin du siècle dernier (moins de 20% de population urbaine en 1980) et donc attaché à la salubrité de son environnement, sujet principal voire exclusif de la peinture chinoise, se soit laissé entraîner dans une spirale de dégradation de la nature, spirale dont il semble presque impossible de pouvoir sortir à horizon raisonnable. Le drame de la Chine se trouve dans l’absence d’équilibre entre sa géographie et sa démographie ; pays montagneux et désertique, la Chine a peu de terres arables – 8% de son territoire – soit à peine 800 000 km2 pour une population de 1,4 milliard d’habitants. Cette concentration dans trois bassins fluviaux et sur la côte des mers de Chine, puis dans une trentaine de mégapoles, a facilité la rapide modernisation du pays en quelques décennies mais, ce faisant, a provoqué une grave et peut-être irrémédiable dégradation de l’environnement. Le principal coupable de la pollution est le secteur de l’énergie. Dévoreuse d’énergie du fait d’un développement aussi rapide qu’anarchique, la Chine utilise encore à 80% de ressources fossiles dont 60% de charbon pour produire son électricité ; ce dernier est à l’origine de 80% des émissions de gaz à effet de serre (GES), les hydrocarbures comptant pour les 20% restants. Au stade actuel, la Chine est responsable de 30% des émissions mondiales de CO2, soit le double des Etats-Unis. Elle prévoit un pic d’émissions en 2030 et la neutralité carbone en 2060, autant dire une éternité. Ces échéances, dictées à la fois par une transition énergétique lourde et coûteuse et par les exigences d’un développement encore soutenu, sont en parfait décalage avec l’urgence climatique que la Chine subit d’ailleurs aux premières loges et qui, à terme assez rapproché, risque de handicaper gravement l’avenir économique du pays ainsi que le bien-être de sa population. L’enjeu est donc majeur, mais dans ce domaine comme dans les précédents, il n’apparaît pas que la rigidité du système puisse permettre d’envisager le changement radical de stratégie qu’imposerait cette situation. Nul doute que ce soit, avec d’autres, un sujet de discorde au sein des instances du Parti. L’avenir de celui-ci est donc intimement lié aux solutions qui seront envisagées dans les prochains mois, en tout cas lors du XXe Congrès en octobre 2022.
Un monde de barbares
Telle est l’idée que les Chinois se font du monde extérieur depuis deux ou trois mille ans. Et malgré les apparences d’intégration et de participation aux mécanismes internationaux, leur opinion a peu évolué : par nationalisme certes, mais surtout par méconnaissance « intellectuelle » du grand rival occidental. La Chine, géant géopolitique, a toujours été entourée de pays tributaires, bien obligés (au Vietnam près) de céder à la pression de leur puissant voisin. L’émergence chinoise du début du XXIe siècle a permis de recréer ce réseau de tributaires qui s’était dissous avec l’effondrement de l’empire au XIXe siècle puis avec l’hégémonie soviétique au XXe siècle. L’Asie centrale et l’Asie du sud-est, soumises aux forces du marché comme aux attraits des investissements, sont à nouveau dans le cercle de la clientèle chinoise et aux premiers rangs dans la constitution des réseaux des nouvelles routes de la soie.
En dehors de ce premier cercle géographique, la Chine a des partenaires. L’Afrique lui fournit des matières premières indispensables à faire tourner son économie, l’Europe et les Etats-Unis lui achètent les biens dont elle est devenue le producteur quasi exclusif. De ce système mercantile, la Chine tire d’énormes bénéfices dont elle profite pour son développement intérieur mais aussi pour se faire une clientèle mondiale et élargir ainsi son influence. Celle-ci passe nécessairement par le système international dont la Chine est devenue un des principaux contributeurs, le premier en assumant de multiples directions dans les filiales de l’ONU (FAO, Télécom…), le premier également pour les forces de maintien de la paix avec 2600 hommes. Elle s’établit ainsi en rivale du groupe longtemps majoritaire des démocraties occidentales et de leurs affidés, avec l’objectif avoué de fonder autour d’elle une alternative au système mis en place après le second conflit mondial. Mais si tout cela peut refléter une attitude face au monde extérieur, cela ne constitue pas pour autant une politique étrangère.
Faute d’en concevoir l’utilité ou d’en ressentir la nécessité, la Chine n’a jamais eu de politique extérieure. Elle estimait se suffire à elle-même et, lorsque le besoin se faisait pressant, elle échangeait ses rouleaux de soie contre les chevaux de Ferghana pour la remonte de sa cavalerie. Et l’on sait que, lorsque les nations européennes lui imposèrent relations, négociations et traités, l’empire n’y résista pas. On a vu aussi ci-dessus que, lorsque l’emprise de la mondialisation se fit plus pressante dans les années 2010, le Parti communiste au nom de la Chine entreprit de se replier derrière sa « grande muraille » traditionnelle, numérique aujourd’hui pour ne pas être submergée par l’internet mondial. On le voit encore dans l’attitude peu diplomatique de ses ambassadeurs, plus empressés de critiquer leur pays de résidence plutôt que d’y établir des relations de confiance. La Chine dispose pourtant du second réseau diplomatique mondial avec 276 ambassades et consulats mais cette expansion tous azimuts ne se traduit pas par un accroissement de son image internationale. En réalité, la Chine ne sait faire que deux choses : confondre propagande et soft-power et envoyer ses entreprises publiques en première ligne. Dans le premier cas, la lourdeur de la propagande est d’autant plus contre-productive qu’elle se manifeste par une langue et une culture ésotérique que ses partenaires ne maîtrisent pas et dont ils sont souvent très éloignés. Dans le deuxième, les entreprises chinoises ont des comportements néocoloniaux peu nuancés et qui laissent une place insignifiante aux indigènes. La politique du chéquier, lorsqu’elle n’est pas entachée de conditions exorbitantes, a une indéniable capacité de séduction. La Chine en a usé et sans doute abusé. Les Etats prestataires, initialement crédules, se sont rendu compte avec le temps que la Chine ne cherchait que son seul intérêt et qu’ils s’étaient fait berner par le slogan gagnant-gagnant (le fameux win-win) dans lequel, selon toute logique, le plus petit gagnant est en réalité perdant. Faute de n’avoir qu’une vision chinoise du monde (Tianxia), les Chinois sont incapables dans l’état actuel du régime politique d’intégrer la communauté des nations, d’y participer utilement à sa juste place non en tant que rival mais comme partenaire. Mais, par ailleurs, on ne voit pas comment dans le monde interdépendant qui est le nôtre et qui est donc aussi celui de la Chine, l’absence de coopération de celle-ci et, doit-on le redouter, le repli sur elle-même, ne déclencheraient pas à terme proche une fracture antagoniste et probablement suicidaire pour l’humanité.
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La Chine a ces cinq « cailloux dans la chaussure » qui devraient la gêner pour progresser et, peut-être même si elle ne s’en libère pas, l’empêcher de marcher. Plutôt que de rester fascinés par sa jeune puissance ou d’en critiquer systématiquement l’exercice, nous, Occidentaux, Européens, devrions chercher à mieux comprendre les raisons de la claudication de la deuxième économie du monde, du blocage de l’Autre civilisation dans son entrelacs d’archaïsmes et de l’insatisfaction profonde d’un peuple qui se prive lui-même de son avenir.
Eric de La Maisonneuve – février 2022