Le piège du point culminant
Il y a dans la pensée de la guerre de Clausewitz deux concepts très utiles pour comprendre la dangerosité de notre monde. Le premier est celui du centre de gravité, le second celui du point culminant. Le centre de gravité est la source où chaque protagoniste puise sa force et son énergie. Cette source peut être matérielle ou immatérielle, technologique ou idéologique, démographique ou énergétique. En neutralisant le centre de gravité de son adversaire, on prend une option sérieuse sur la victoire. Le point culminant est ce point où une offensive victorieuse risque de compromettre tous les bénéfices de la victoire en faisant un pas de trop, pas fatal qui permet au défenseur de reprendre l’initiative et de déstabiliser à son tour l’agresseur.
Dans la guerre sino-américaine, dont l’intensité ne faiblit pas même si le théâtre des opérations russes la fait passer au second plan, chaque puissance semble certaine de son centre de gravité : l’Amérique de son modèle politique, la Chine de sa puissance économique. Le Capitole pris d’assaut par les hordes trumpistes et le fléchissement chinois de la croissance, de la natalité et de l’immobilier sont des signaux qui nous rappellent que les centres de gravité ne sont jamais immuables. Borge Bende, le président norvégien du Forum économique mondial, reste cependant « assez optimiste à long et moyen terme pour l’économie chinoise ».
Misant sur une stratégie d’encerclement et de contournement pour affaiblir l’adversaire, l’un en construisant, avec son tout nouveau Cadre économique indo-pacifique (40 % du PIB mondial autour de 13 pays), une arche d’alliance démocratique s’étendant du Japon à l’Inde et de la Corée du Sud à l’Australie, l’autre un front pour combattre l’hégémonie américaine réelle ou dramatisée, les deux rivaux en oublient le piège de leur point culminant respectif. Or toute puissance s’affaiblit dès qu’elle néglige ou transgresse son point culminant. Avec sa guerre enlisée, sale et chaotique la Russie vient d’en donner une preuve édifiante. Mais l’Amérique n’est pas à l’abri du piège de son point culminant.
En poussant son avantage contre la Russie par son soutien à outrance à l’Ukraine, elle espère se débarrasser de Poutine, affaiblir la Chine au passage, relancer son leadership mondial. Elle prend le risque, en allant trop loin, d’atteindre son point culminant, le moment où les autres puissances du monde reprendront contre elle l’éternel refrain de son hégémonie, de son hybris militaro-industrielle, justifiant ainsi le droit de la combattre ou de la contourner. Quant à la Chine, quel sera le piège de son point culminant ?
L’étude que présente PWC à Davos sur l’état du monde s’intitule Hopes and Fears. Le paysage est sombre. La Russie est une puissance chaotique, la Chine une puissance qui se vit comme empêchée, l’Amérique une puissance résiliente. Seule l’Europe est une puissance régulatrice mais c’est une puissance en convalescence qui reconstruit, par réaction et non par anticipation, son aura politique et sa force d’intervention.
L’avenir appartiendra-t-il à la puissance régulatrice ? Pour cela il faudrait qu’elle commence par redéfinir son centre de gravité. Celui-ci, contrairement à ce que Mitterrand pensait, n’est objectivement plus la paix. Et il semble improbable désormais que le vieux continent parvienne à convaincre le monde que la démocratie est le modèle politique le plus universellement désirable. La paix et la démocratie restent constitutives de l’Europe mais, correspondant de moins en moins à des aspirations universellement partagées, elles ne suffisent plus à définir un centre de gravité qui lui donnerait un impact décisif sur l’avenir du monde. Quel sera notre prochain centre de gravité ? La transition énergétique, étrangement séparée par souci d’efficacité dans le nouveau gouvernement Macron de la transition écologique, chacune confiée à deux ministres différentes ?
La mort est aujourd’hui revenue comme moteur de l’histoire sous trois formes, celle de la pandémie, celle de la guerre en Europe, celle de la catastrophe écologique. Le virus, le char et la kalachnikov, le sol stérile, l’océan acide et l’air pollué, toutes les forces négatives semblent se conjurer pour nous étouffer. Cette conjuration morbide devrait pousser les puissances influentes du monde, a minima la Chine, les Etats-Unis et l’Europe, à une seule chose : travailler ensemble à repousser la mort sous ses trois formes concomitantes.
Au lieu de cela, que se passe-t-il ? Chacun cherche à tirer parti des faiblesses de l’autre. Business as usual ou presque. On imagine des nouvelles routes énergétiques pour acheter et vendre les mêmes matières dont les prix explosent, 438 euros la tonne de blé tendre le 16 mai, 105 000 dollars la tonne de nickel le 7 mars. Et les investisseurs du monde entier craquent pour le métavers dont le pionnier Meta, le géant de Menlo Park, nous annonce qu’il ouvre un avenir où les gens auront beaucoup plus d’occasions de jouer, d’interagir et de se connecter. Comme si, pressentant ou même sachant que la vie sur terre était condamnée, on s’ingéniait à créer des ressources virtuelles parallèles, cette fois-ci vraiment inépuisables puisqu’elles sont le pur produit de nos artefacts technologiques et de notre imagination.
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Le golfeur et le boxeur
Entre Tiger Woods et Mike Tyson, il faut choisir. Dans une conférence récente à l’Asia Society de Houston, Texas, l’ambassadeur chinois aux Etats-Unis a exhorté l’Amérique à jouer le jeu d’un bon golfeur plutôt que celui d’un bon boxeur.
Reprochant au secrétaire d’Etat américain Antony Blinken d’avoir une perception fausse de notre monde et de son pays, Qin Gang, nommé il y a moins d’un an à Washington pour sortir la relation sino-américaine de l’impasse, appelle de ses vœux une concurrence équitable et loyale entre les deux puissances, un respect mutuel et une coexistence pacifique. Ce que ne saurait démentir le nouvel ambassadeur américain à Pékin Nicholas Burns, ex professeur de relations internationales à Harvard.
Le roi du swing contre le champion du KO : les deux modèles antagonistes de référence du diplomate chinois sont intéressants à plus d’un titre. Puissance réfléchie, précise, souple et concentrée contre puissance explosive, agressive, fulgurante et vengeresse, autrement dit puissance civilisée contre puissance sauvage : c’est le premier sens de l’opposition. En appelant l’Amérique à se prévaloir du modèle Tiger Woods, le propos exhorte donc la puissance à tourner le dos à sa pulsion dominatrice et à son esprit d’arrogance et de provocation.
Le boxeur, 55 ans aujourd’hui, seul champion du monde des poids lourds à 20 ans, 50 victoires sur 58 combats professionnels dont 44 par K0, élevé dans le ghetto de Brownsville à Brooklyn, connaît très jeune la violence et les maisons de correction lui tiennent lieu d’école. Le golfeur, 46 ans, né à Cypress en Californie, est un bon élève du lycée d’Anaheim et entre à Stanford à 18 ans. L’un a été formé par son père vétéran du Vietnam qui l’initie au golf quand il a 3 ans, l’autre vit une enfance dure et déshéritée entre sa mère et son beau-père. Opposer Iron Mike et le roi du swing, c’est donc opposer la brutalité de l’école de la rue et la distinction de l’éducation classique. Une subtilité diplomatique qui place la Chine du côté des grandes puissances civilisées, reléguant l’Amérique à une culture violente présumée originelle.
C’est le deuxième sens de l’opposition. La mère thaïlandaise du petit Woods l’appelait l’enfant universel et son père disait qu’il était à moitié thaï, un quart chinois, un huitième blanc, un seizième amérindien et un seizième noir. Outre la sympathie immédiate que peut susciter pour tout Chinois le surnom Tiger dont son père l’affuble à sa naissance en hommage à un soldat vietnamien qui lui aurait sauvé la vie pendant la guerre du Vietnam, c’est le symbole hybride et cosmopolite que représente le golfeur qui donne son troisième sens à l’opposition Tiger, l’enfant de la riche Californie contre Mike, l’enfant de Brooklyn, capable d’arracher avec ses dents l’oreille d’un adversaire. Comme si le Kid Dynamite noir cristallisait par sa hargne et sa rage tous les problèmes irrésolus d’une Amérique raciste, divisée et toujours méprisante envers ses minorités.
« Everybody has a plan until they get punched in the face » est l’une des phrases fétiches du boxeur. On a tous un plan en tête jusqu’à ce qu’on se prenne la première droite dans la gueule. « The greatest thing about tomorrow is I will be better than I am today » est le mantra du golfeur. Si demain vaut la peine d’être vécu c’est parce que je serai meilleur qu’aujourd’hui. D’un côté le grand idéal de la perfectibilité, de l’autre l’hypothèse de la violence qui vient contredire toute stratégie. Si le boxeur est plus réaliste que le golfeur c’est à son adversaire qu’il le doit : on n’a pas la même stratégie face à un trou d’à peine onze centimètres de diamètre que face à un colosse de cent kilos. L’un perd contre lui-même, l’autre sous la puissance des coups de l’adversaire.
La boxe n’a rien à voir avec la guerre, ses mitrailleuses, ses bazookas, ses bombardiers, il y a un arbitre pour arrêter le combat quand l’un des combattants est trop blessé, aimait rappeler Mohamed Ali. Dans les rapports entre les nations, tout se passe désormais comme s’il n’y avait plus d’arbitre pour arrêter les conflits. La scène mondiale ressemble bien plus aujourd’hui à un ring de boxe qu’à un terrain de golf. Un ring où le combat se fait de plus en plus sans limite de rounds et sans arbitrage. Ou pire avec la violence comme seul arbitre. La valorisation, si pertinente soit-elle, du modèle Tiger, censé incarner le côté obscur de la force américaine, oublie ce changement décisif de terrain.
Le monde sera au bord du volcan tant que ses deux premières puissances cultiveront une perception faussée l’une de l’autre. L’Amérique n’est pas plus une puissance boxeuse que la Chine une puissance golfeuse. Et aussi longtemps que les deux ne renonceront pas au mythe mimétique du leadership c’est le monde entier qui risque de sortir de ses gonds.
« Pour entamer un monde neuf et au siècle porter secours il faudrait qu’une flûte à l’œuvre vienne relier les nœuds des jours » écrivait le poète russe Mandelstam en 1922. Et si, au lieu d’avoir depuis des siècles les mêmes références de compétition martiale, le pouvoir changeait enfin de répertoire ?