Tel qu’il évoluait vers le chaos, le monde des années 2020 était devenu intenable. Insupportable en tout cas pour les Etats-Unis qui, après la parenthèse lamentable de la présidence Trump, voyaient leur rôle, leur influence, pour tout dire leur puissance, contestés et mis à mal par un nombre croissant de pays. Depuis 2001 et sa brutale réaction au Moyen-Orient après le 11 Septembre, l’Amérique se trouvait obligée de reculer sur tous les fronts jusqu’à son éviction catastrophique de Kaboul en août 2021. On pourrait faire le décompte, zone par zone, des déboires américains ; ils sont innombrables et il y faudrait plusieurs pages. Retenons simplement que leur accumulation, partant leur aggravation, finissait par poser un problème existentiel aux Américains. Tout le monde sait, même si l’on n’en mesure pas toujours l’incidence, à quel point les Etats-Unis sont divisés et…désunis ; les tensions et les oppositions internes paraissent irréductibles et elles s’intensifient du regard hostile qu’une partie du monde porte sur le pays. L’Amérique a été tant aimée, tant jalousée et tant désirée par tant de monde pendant plus de cinquante ans que la voir critiquée et vilipendée par ses anciens laudateurs est une blessure qui amplifie les dissensions internes et qui exacerbe les radicalités des yankees. C’est pourquoi l’Amérique ne peut plus perdre son temps, son argent et ses hommes à tenter de colmater les brèches ou à éteindre les braises que plusieurs de ses concurrents s’efforcent d’attiser ; la dispersion des efforts et l’accumulation des insuccès finiraient, d’une part, par venir à bout de cette considérable puissance, d’autre part, de mettre à mal cette immense fierté qui fonde toujours la « nation » américaine.
Le contexte conflictuel
Alors que se multipliaient ici et là les coups de canif portés aux Etats-Unis, le point d’orgue des humiliations était atteint dans les années 2010 avec d’un côté la dénonciation anti-occidentale par la Chine de Xi Jinping, d’un autre le passage à l’acte avec l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass par la Russie de Poutine.
Les relations sino-américaines sont devenues détestables alors même que c’est de la connivence entre le PCC et les grandes entreprises – le capitalisme américain – qu’est née la fantastique émergence chinoise. Ce revirement réciproque peut s’expliquer de plusieurs façons : la contestation par les caciques chinois de la domination à leurs yeux insolente de l’Amérique ; la hantise du complexe militaro-industriel américain de perdre la main et de se faire damer le pion dans la zone majeure de l’Asie-Pacifique ; l’orgueil culturel de chacune des puissances, niant à l’autre sa prétention universaliste. La rivalité entre la Chine et les Etats-Unis était sans doute gérable mais elle a été exacerbée par les faucons des deux camps et, surtout, par l’intermède d’une présidence américaine erratique. Les Chinois n’ont rien compris sur le moment à la folie sémantique de Trump ni à ses tentatives répétées de désorganiser le commerce bilatéral ; cela n’a eu aucun effet bien évidemment sur les Chinois, dont les exportations vers les Etats-Unis ont continué de croître, mais cela a coûté cher aux consommateurs américains et encore plus à l’économie américaine prise dans l’engrenage inflationniste. Mais, en revanche, les dirigeants chinois ont pu mesurer l’amateurisme stratégique du président américain et profité d’une situation favorable pour avancer leurs pions partout où le terrain se libérait ou était inoccupé, ie les îlots de la mer de Chine méridionale conquis et fortifiés en un tour de main. Les erreurs stratégiques de Trump ont permis à Xi Jinping non seulement de marquer des points dans un monde-poulailler ouvert à tous les prédateurs mais aussi à conforter son pouvoir dans les instances du Parti. Au point qu’excité par les plus radicaux des généraux de l’APL comme par les idéologues néo-maoïstes, Xi joint le geste à la parole concernant Taïwan, menaçant l’île récalcitrante de foudres exemplaires.
Les relations russo-américaines sont également détestables et la fin de la guerre froide n’y a rien changé. La Russie contemporaine est une pâle copie de l’Union soviétique. Mais c’est néanmoins une copie et les Américains ont une sainte horreur de tout ce qui rappelle, de près ou de loin, ce régime dangereux et détestable entre tous. Tout le monde savait, depuis Zbigniew Brzezinski et son Grand Echiquier, que l’Ukraine était en effet une clé géostratégique, qu’avec elle – et la Biélorussie – l’Empire slavo-russe pouvait retrouver sa cohérence d’antan, que sans elle – et sans l’Asie centrale – la Russie n’était qu’un immense pays dépeuplé et sans frontières, assis sur un tas de pétrole et de gaz entouré de missiles nucléaires, autrement dit une puissance hémiplégique. Poutine, également pâle copie de son illustre et barbare prédécesseur Staline, ne pouvait que rêver de reconquérir une partie du terrain perdu en 1991 et d’abord les rives de la mer Noire, cette mer qui ouvre la Russie sur le monde méditerranéen et au-delà. L’annexion de la Crimée qu’occupe à bail la puissante flotte russe était alors autant une nécessité qu’une évidence. C’est pourquoi, malgré une large « indignation » internationale et un premier paquet de sanctions, les Etats-Unis d’Obama ne bougèrent pas et son successeur sembla entériner ce coup de force. Cela et le soutien aux séparatismes des deux oblasts du Donbass, également sans grandes répercussions, encouragea Poutine à poursuivre ses conquêtes. Ce qu’il fit en février 2022 par une attaque massive sur trois fronts pour achever son œuvre en quelques jours.
Les deux puissances émergentes – Chine et Russie – avaient ainsi mis à profit le déclin supposé des Etats-Unis – préalable à une désorganisation du monde – pour avancer leurs pions, légitimant leurs actions par une propagande destinée aux opinions publiques du « troisième monde » et mettant en exergue les « humiliations » que l’Occident faisait subir à l’humanité depuis cent cinquante ans pour les uns et au moins trois décennies pour les autres. La Présidence Trump, aussi catastrophique fût-elle, n’en eut pas moins un mérite : celui de donner le temps de penser puis de préparer la riposte, prélude à une reprise en main par l’Amérique de son destin et, au-delà, du sort du monde.
Le choc de la débâcle de Kaboul en août 2021 fut unanimement interprété comme un aveu de la faiblesse américaine et, partant, un signal donné aux ours et dragons prédateurs que le champ était libre. L’Amérique, minée par de graves dissensions internes, se repliait sur elle-même, en proie au doute et à la critique. Malgré 750 milliards de dollars de budget consacré à leur Défense, soit la moitié du budget militaire mondial, les Etats-Unis étaient considérés comme une puissance durablement affaiblie. C’était une erreur : le départ précipité d’Afghanistan n’était certes pas glorieux mais il signifiait, à la manière américaine – tranchante – que la lutte contre les « rogue States », la vanité comme la dispersion des efforts, la tolérance aux échecs, tout cela prenait fin et que l’Amérique allait désormais se consacrer aux « choses sérieuses ». Affranchi des contingences locales et régionales, son « come back » pouvait alors se manifester en mettant tout son poids dans la balance pour renvoyer ses deux ambitieux challengers à leurs préoccupations régionales. Enrichie de ses précédents échecs, elle revenait avec des modes d’action sinon une stratégie innovants, usant du large spectre des modalités guerrières, ne s’interdisant rien sauf, sans doute, d’engager ses GI’s sur le terrain et de monter aux extrêmes nucléaires.
Le piège ukrainien
Face à l’étrange mais réelle alliance sino-russe, l’Amérique devait jouer les Horaces et traiter ses adversaires Curiaces dans l’ordre croissant des difficultés. Affaiblir puis vaincre la Russie s’imposait donc comme la première nécessité ; et pour ce faire, il fallait abonder dans le sens de Poutine et le prendre à son propre jeu, le judo, et le pousser à l’excès donc au déséquilibre et à la faute. Le laisser annexer la Crimée, l’inciter à soutenir les séparatistes du Donbass et tester ainsi les capacités de résistance de l’Ukraine, pays-frontière complexe et supposé fragile, telle semble bien avoir été la phase préparatoire aux opérations de février 2022. Dès leur déclenchement, on se souvient des déclarations de Washington assurant urbi et orbi que les Etats-Unis ne mettraient pas un pied ni un GI en Ukraine et qu’ils proposaient même au Président Zélensky un avion pour se réfugier chez eux : l’Amérique, par l’usage maîtrisé de la communication de crise, donnait le change et rassurait Moscou sur sa non-intervention.
Cette deuxième phase attentiste a été ce que la marée basse est aux baigneurs nus : la révélation de leur indécence. Poutine, sûr de lui et enhardi par les flatteries de son entourage, a engagé son corps de bataille réparti en sept armées sur cinq fronts distincts d’une largeur supérieure à deux mille kilomètres. Faute, par hubris, d’avoir respecté les règles du jeu, il l’a conduit au massacre puisqu’un tiers des soldats russes a été mis hors de combat en quelques mois. L’impéritie et la corruption du commandement, l’archaïsme des méthodes de combat, la vétusté des matériels, la négligence voire l’ignorance des principes stratégiques, le fatalisme conjugué à l’impréparation des troupes, tout cela a conduit à un échec aussi imprévu qu’« inespéré » pour les Américains. Poutine était pris au piège si habilement tendu ; il tentait et il tente encore de s’en dépêtrer par des exactions honteuses et des rodomontades oratoires, mais il est empêtré dans le chaudron ukrainien, pris dans les filets américains.
Nous sommes entrés depuis l’été dans une troisième phase qui risque de durer. C’est là et maintenant que les Etats-Unis vont peser de tout leur poids dans la balance, sans jamais mettre en cause le seuil nucléaire et en restant militairement en retrait du champ de bataille, et pour atteindre leur but : épuiser les Russes, qu’il s’agisse de leur armée ou de la population. Trois conditions doivent être remplies pour que cette phase soit décisive et débouche sur une forme d’implosion russe : que les Ukrainiens tiennent encore six mois sur tous les fronts, que les Européens demeurent unis au moins en apparence, que les flux d’armement occidental s’intensifient et donnent à l’armée ukrainienne les capacités de desserrer l’étau russe et, peut-être de récupérer tout ou partie des territoires occupés. Il est probable qu’entre-temps Poutine, à bout de solutions, commettra des exactions « dégoûtantes » selon les termes du président ukrainien ; il pourrait même brandir à nouveau l’usage de ce qui serait « irréparable » : le feu nucléaire, et qui signifierait alors l’entrée dans une phase totalement imprévisible. Les prochains mois d’automne seront sans doute une période à hauts risques.
L’armée ukrainienne a besoin de temps. Si elle a enrôlé plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes, il faut aussi les encadrer, les armer, les entraîner et cela demande autant de délais que de moyens. Les armées européennes, outre le corps de conseillers militaires américains, ont pris cette tâche à leur charge et vont devoir l’amplifier, sachant que de son côté Poutine peine à recruter des soldats autres que mercenaires ou repris de justice et qu’il ne dispose apparemment que de dépôts vides de matériels performants. Une course, autant au nombre des bataillons qu’à la performance des armes, est lancée que l’agilité logistique incomparable des Etats-Unis ne peut que conduire au succès de l’Ukraine. Au printemps 2023 – ou plus tard – se posera alors la question cruciale de savoir jusqu’où renvoyer les Russes dans leurs buts, comment faire rentrer le diable dans sa boîte afin, non pas de l’humilier une seconde fois, mais de lui faire entendre raison pour, enfin, le normaliser.
Plusieurs dirigeants américains ont vendu la mèche, à commencer par le Secrétaire d’Etat à la Défense ; les milieux financiers et médiatiques de la côte est se livrent aux mêmes analyses : l’Amérique fait la guerre à la Russie, mais par Ukrainiens interposés – ce qui donnera pleine légitimité à la future « nation » ukrainienne – et, à sa manière, sans intervention militaire directe dont elle sait par expérience la dangerosité, en évitant bien évidemment toute gesticulation nucléaire, mais en jouant de ses deux atouts-maîtres : le renseignement et la logistique. Dans ces deux domaines clés, les Etats-Unis ont conservé, grâce à leurs budgets phénoménaux, une avance considérable sur tous leurs challengers. Ce gap peut être estimé à une vingtaine d’années qu’aucun des concurrents, aussi actif soit-il, ne pourra combler. C’est pourquoi l’Amérique, forte de sa suprématie numérique, financière, technologique, profite des circonstances pour abattre ses atouts en même temps qu’elle cherche à réduire ses deux adversaires.
Le recentrage européen
Ce faisant et si les buts de guerre américains sont atteints – au moins partiellement car son échec n’exige pas nécessairement la défaite de la Russie -, la donne européenne en sera profondément bouleversée. Contrairement à la doxa ambiante, c’est bien l’Amérique qui tient les rênes de la guerre des Ukrainiens et non les Européens qui, en l’occurrence comme en bien d’autres, ne sont que des supplétifs ; il suffit de comparer l’aide financière octroyée par les uns – Américains – environ dix fois plus importante que celle consentie par les autres, les pays de l’Union européenne, la Grande-Bretagne en étant bien sûr exclue. En guise de soutien, les Etats-Unis, lointains, ont mis en œuvre un véritable pont aérien qui bénéficie évidemment des bases installées en Allemagne mais qui a aussi permis d’ériger la Pologne en base arrière américaine pour assurer le flux des équipements nécessaires à l’armée ukrainienne. Ce voisinage de la Pologne, en même temps que son accueil de millions de réfugiés chassés d’Ukraine, ravive certes les liens historiques de ces deux pays mais confère aussi à Varsovie un rôle particulier et éminent dans la bataille qui est menée au-delà de ses frontières orientales pour la souveraineté de l’Ukraine et, concomitamment, pour la survie de l’Europe. A titre de comparaison et toutes choses égales par ailleurs, la Pologne joue contre la Russie le rôle de base arrière qui était celui de l’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale, alors que la France comme l’Ukraine aujourd’hui en était le champ de bataille. C’est donc d’une part sur la future relation russo-ukrainienne que se bâtira l’Europe du XXIe siècle comme ce fut sur la réconciliation franco-allemande que se construisit la Communauté puis l’Union européenne, et d’autre part contre le « couple franco-allemand » dont l’hégémonie supposée a été dénoncée dans un article retentissant du Premier ministre polonais Morawiecki, article qu’il n’a sans doute pas conçu tout seul.
La guerre en Ukraine, la prochaine adhésion de ce pays à l’Union européenne et, n’en doutons pas, son enrôlement dans l’OTAN, sont donc en passe de décentrer l’Europe dite occidentale, avec son siège à Bruxelles, ses attaches à Luxembourg et à Strasbourg, et de la déporter vers l’Europe centrale la bien-nommée. Il faut lire le discours prononcé par le tchèque Milan Kundera qui cite aussi bien le polonais Milosz que le roumain Cioran pour se rendre compte de la réalité au moins culturelle de cette Europe centrale au cœur du continent et de la civilisation1. Cette Europe impériale était représentée par la « triple monarchie » viennoise qui fédérait autour des Habsbourg l’Autriche, la Bohême et la Hongrie ; elle connaissait avant la première guerre mondiale ce que Stefan Zweig appelle « l’âge d’or de la sécurité »2. La vengeance destructrice de 1919 a balayé toutes ces constructions impériales pour les remplacer par des Etats-Nations supposés démocratiques mais taillés de guingois et désarmés face aux vents violents des totalitarismes. Si cet ultime soubresaut du totalitarisme poutinien est annihilé comme je l’espère et le crois, alors ces pays d’Europe martyrisés et ballotés au gré des folies de l’Histoire retrouveront leur centralité, leur importance et leur prestige. En regardant la carte du continent européen – Ukraine incluse -, j’observe que Prague et non Bruxelles se trouve en être l’épicentre. C’est donc de mille kilomètres vers l’est qu’il faudra bientôt déplacer le centre nerveux d’une future Europe enfin respectueuse de sa géographie plus que des aléas de l’Histoire, et qui commencera à ressembler à l’idée que s’en faisait le Général de Gaulle, « de l’Atlantique à l’Oural ». Dans leur subconscient, les Britanniques du Brexit avaient probablement compris la future mutation de l’Europe loin des eaux de la Tamise.
On peut être assuré que les Américains vont pousser à ce recentrage. Certes, le Brexit les a à la fois déçus et troublés, mais c’est surtout le « je t’aime moi non plus » des Français qui les irrite le plus. Puisque Paris veut jouer la fille de l’air en prétendant à une autonomie dont elle n’a évidemment ni les moyens de la puissance ni ceux de l’influence, alors plutôt que de chercher querelle à son « alliée historique » autant la mettre sur la touche en attendant qu’elle se place elle-même hors du jeu. On sait que les visions comme les prétentions européennes de la France ne sont partagées par personne, ni en Europe ni aux Etats-Unis, et que son tropisme souverainiste interdit toute évolution vers la fédération d’Etats-Nations qui ressemblerait de près ou de loin à l’empire européen après lequel ont couru Charlemagne, Philippe V, Napoléon et les empereurs prussiens. Face à ce que sera toujours la Russie – une terre d’empire -, il faudrait constituer une Europe impériale ; c’est ce que certains appellent une Europe-puissance.
La France, sauf à renier son histoire, sa géographie et sa culture, ne peut en aucun cas se soumettre à une telle dilution. Le « royaume » devenu « république » s’est battu pendant plus de mille ans pour avoir un destin particulier, pour conclure « ce pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde » selon la formule heureuse et fameuse du Général de Gaulle. Si tout se passe comme indiqué ci-dessus, – le recentrage de l’Europe, sa soumission aux Etats-Unis, sa remilitarisation sous l’égide de l’OTAN -, alors effectivement la France devra reprendre le « grand large » et sa liberté d’action mondiale, à commencer par la stricte autonomie de sa sécurité. Cela méritera, évidemment mais en son temps, une réanalyse de situation suivie de changements d’orientation aussi bien politiques que stratégiques.
Le sort de la Chine
Lorsque les deux opérations ci-dessus décrites auront été en tout ou partie réalisées, les Etats-Unis devront s’attaquer au cœur du problème, à savoir la Chine. Il va sans dire que les opérations conduites en Ukraine, l’engagement américain comme l’enlisement russe doivent susciter une intense réflexion à Pékin. Car l’empire du Milieu ne se porte pas aussi bien qu’on le colporte à tout-va et les fêlures dans le système, réputé inoxydable, sont aussi nombreuses que profondes.
Même si Xi Jinping tente de donner de son pays une image « politique », la Chine est, avant tout et de tous temps, une « économie » ; la démographie couplée à sa géographie le lui impose et il serait suicidaire pour les dirigeants du Parti de vouloir sortir de cette équation. Déjà, la crise socio-économique déclenchée par la stratégie zéro Covid et les lourds confinements qui l’accompagnent encore en cet été 2022, aggravée par le stop and go qui perturbe aussi bien la production que les flux commerciaux mondiaux, pèse sur l’ambiance dans cette république dite populaire. De plus, ce que j’ai appelé ailleurs les « cinq cailloux » dans la chaussure chinoise3 entrave durablement une croissance qui, assurément, n’atteindra pas le ciel et qui pourrait bien avoir dépassé son apogée. L’avenir politique de la Chine et, partant, celui du Président Xi sont étroitement liés à la situation économique du pays en général et, surtout, à ce qu’en ressent la classe moyenne, ces six cents millions de Chinois, drogués à la consommation et à un bien-être qu’ils considèrent non seulement comme un dû mais aussi comme le seul argument de légitimité du Parti.
Or, que cela plaise ou non aux caciques du Parti, l’économie chinoise est toujours en grande partie dépendante de la mondialisation, de ses importations de matières premières, de ses exportations de produits industriels, et encore plus de sa connexion avec l’économie américaine. C’est là tout le paradoxe de la relation sino-américaine. La guerre entre l’hyper-puissance et la super-puissance qu’on nous annonce chaque jour plus proche, que ce soit pour des motifs technologiques et économiques, que ce soit pour la raison majeure de Taïwan, cette guerre a peu de chances de se produire jamais, du moins pas avant vingt ans. D’abord, parce qu’on ne voit pas vraiment la forme « militaire » que celle-ci pourrait prendre, ni l’une ni l’autre puissance n’ayant les capacités de « livrer bataille » au sens classique du terme, sauf à procéder à quelques escarmouches d’avertissement, sauf au contraire à abandonner toute retenue et à mettre la dissuasion nucléaire à l’épreuve. Ensuite, parce que, s’agissant des deux principales économies mondiales, le match serait à coup sûr « perdant-perdant ». On ne voit pas quel stratège fou, d’un bord à l’autre du Pacifique, aurait l’audace sinon de se suicider du moins de ramener son pays quelques décennies en arrière. D’autant que d’un côté veille le Comité central du Parti et sa forte minorité réformatrice qui n’admettrait pas de voir ruinés les efforts titanesques que les Chinois ont consenti depuis la « grande révolution culturelle » pour sortir leur pays de la misère ; que de l’autre se manifeste un Congrès américain qui, s’il est majoritairement antichinois, n’en est pas pour autant prêt à l’apocalypse.
Ce qui est probable, si la « défaite » russe est avérée, c’est que les dirigeants de Pékin auront à l’égard de Vladimir Poutine un regard moins indulgent et ne sacrifieront pas leur avenir à une alliance aussi inféconde. L’échec de l’invasion en Ukraine, sans bras de mer à traverser, montre à quel point une opération de débarquement à Taïwan serait risquée et…coûteuse. L’APL – armée chinoise – n’a aucune expérience de la guerre, sauf à avoir servi de chair à canon face aux forces américaines en Corée il y 70 ans, encore moins de savoir-faire d’une vaste opération amphibie qui aurait alors toutes les chances de tourner au désastre. Le PCC, déjà sur la sellette sur le plan socio-économique, n’y résisterait sans doute pas. Or, le Parti n’a qu’une obsession, celle de survivre et de conserver un pouvoir qu’il perdra bien un jour ou l’autre, chacun le sait dans l’appareil crypto-communiste, mais – espère-t-il – le plus tard possible. Tout indique donc que derrière les rodomontades de Xi Jinping se profile non pas tant la punition infligée à l’île rebelle que sa reconduite (à vie ?) à la tête du Parti lors du prochain XXe Congrès.
Lorsque le conflit russo-américain commencera de décliner et qu’on pourra enfin envisager un statut définitif pour l’Ukraine, il n’est pas impossible de voir la Chine prendre ses distances avec Moscou. Et si la revendication sur Taïwan doit attendre encore plusieurs décennies avant de trouver une solution, peut-être celle qui concerne les Traités inégaux de 1855 et le sort de la Sibérie orientale pourrait être mise sur le tapis entretemps. La Chine a besoin de place et, surtout, de terres arables, son problème le plus lancinant étant de disposer des ressources alimentaires pour nourrir sa gigantesque et boulimique population ; or, le réchauffement climatique rend la Sibérie cultivable et potentiellement prospère, ce que les rares Russes et autochtones résidant sur cet immense territoire sont bien en peine de faire valoir.
Après les quelques possibles escarmouches que j’ai évoquées ci-dessus, néanmoins toujours dangereuses car hasardeuses, qui reflèteront la tension actuellement très vive entre Américains et Chinois, un retour à la raison et à la normalité est envisageable. Lorsque la guerre est inutile, car sans espoir de gain de part et d’autre, un accommodement général devient indispensable. Car les intérêts réciproques des Chinois et des Américains sont tels qu’ils les conduiront naturellement à reprendre le cours commun de leurs affaires. Ni la suprématie ni la domination de l’un ou de l’autre ne semblent en jeu, mais bien plutôt leur « complémentarité » ; une complémentarité horizontale et non pas hiérarchique (à toi les bas de gamme, à moi la haute technologie) où les acteurs se partagent une part essentielle du gâteau mondial (plus de 40%).
Si l’Amérique a effectivement compris que l’ère de son « messianisme » avait échoué et devait être désormais soldée et que le « great again » pouvait se traduire en termes d’innovation et de partage ; si la Chine du PCC consentait à une solution « moyenne », celle du Milieu, qui ne consiste ni à un repli sur soi néfaste pour son avenir ni à une expansion néocolonialiste qui lui vaudrait l’opprobre quasi générale, alors les deux grandes puissances pourraient s’entendre pour repenser puis réorganiser un ordre mondial aujourd’hui déconsidéré. On aurait pu espérer voir l’Européen y jouer le rôle du « troisième homme », mais il est peu probable que les acteurs de la « guerre américaine » lui accordent une telle faveur, le tiers jouant toujours un rôle de perturbateur ou finissant pas désaccorder le pas de deux des duettistes.
Eric de La Maisonneuve
1 Milan Kundera, Un Occident kidnappé, Gallimard, 2021. Ce texte est paru dans la revue Le Débat (N°27) de novembre 1983.
2 Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Folio-essais, p . 25.
3 La Chine des cinq cailloux, février 2022, sur le site www.societestrategie.fr.