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Oncle XI et Docteur XI Jinping

La Chine bouge. Certes, ce n’est pas le grand soir espéré par certains et dont la probabilité serait faible à terme visible, le traumatisme de Tian’anmen étant encore dans toutes les mémoires. Mais quelques milliers de protestataires dans une vingtaine de villes phares du pays ont eu raison du dogme de l’infaillibilité xi-jin-pingienne, avatar récurrent et éculé de la sagesse impériale. Le scénario du repli dogmatique chinois est parfaitement relaté par Alain Frachon dans sa chronique publiée par le Monde du 8 décembre. On peut en extraire trois observations : la première colle à l’actualité et s’intéresse à la façon dont la Chine a géré l’épidémie de Covid 19 depuis trois ans ; la deuxième est relative au conflit de priorité politique chinoise, entre l’idéologie et l’économie ; la troisième est plus générale et concerne le débat démocratie versus dictature pour déterminer lequel de ces régimes politiques est le plus efficace.

Pandémie et mondialisation

Commençons par la gestion de l’épidémie pour saluer, avec Alain Frachon, la manière exemplaire avec laquelle la Chine a jugulé la propagation du virus sur son territoire en quelques semaines. Elle a effectivement bien réagi à ce qui était alors une épidémie. Mais dès lors que celle-ci se transformait en « pandémie », ce qui était prévisible dans un monde globalisé, la première puissance commerciale du monde et instigatrice des routes de la soie ne pouvait y échapper ; sauf à parvenir à immuniser sa population active par un vaccin efficace pour préserver sa vie économique et à confiner sa population âgée pour éviter une hécatombe. Cette stratégie de bon sens qu’aucun pays majeur n’a d’ailleurs adoptée, pour des raisons sans doute moutonnières, aurait permis d’atténuer le choc économique comme les effets politiques d’une telle pandémie. Loin d’avoir les qualités itératives d’une stratégie, le dogme appliqué fut celui du « tout ou rien », donc du simplisme et de la brutalité qui sont les moindres travers des dictatures. Moyennant quoi, le gouvernement chinois a choisi de confiner à tout va, mis l’économie en berne et négligé ce qui parait pourtant essentiel en pareil cas, à savoir l’immunité de la population.

Les Chinois subiront donc la double peine, celle d’un fort ralentissement économique (au risque de tomber de la bicyclette) et celle qu’ils ne pourront guère empêcher d’une progression exponentielle de la contagion dont les derniers variants sont hautement transmissibles ; on dénombre déjà plusieurs millions de cas dans les grandes villes de Pékin, Wuhan, Shanghai le 18 décembre. L’année 2023 pourrait donc être pour la Chine une annus horribilis au double titre de l’économie et de la santé. Et aucune mesure autoritaire ne saura désormais éviter cette catastrophe annoncée sauf à prendre le risque insensé de graves troubles sociaux. On voit bien que toute application absolue d’un dogme conduit inévitablement dans le mur et qu’à l’inverse la capacité de changer de politique est un signe d’intelligence.

Permanence du « mandat du Ciel »

Depuis près de 3000 ans, le seul problème de la Chine est celui de sa sécurité, qu’elle soit physique ou alimentaire. Si les frontières sont garanties par le système impérial, les paysans chinois doivent et peuvent parvenir à nourrir la population la plus nombreuse de la planète et ce sur une terre arable qui lui est chichement mesurée. L’Empereur, qu’il fut jaune et soit aujourd’hui rouge, doit ainsi assurer ce qu’on a longtemps appelé le « mandat du Ciel », traduction imagée de ce que sont les exigences des Chinois dans les domaines principaux de la vie quotidienne : se nourrir, se loger, se vêtir et se déplacer. Pour le dire autrement, la paix est le gage de la prospérité. Ce qu’avait si mal compris Mao qui voulait renverser la vieille Chine et créer une société nouvelle déconnectée de ces réalités historiques. Ce qu’avait si bien compris Deng qui rompit les entraves idéologiques et convia les Chinois à « plonger dans la mer » avec le succès quasi miraculeux que connut leur économie dans les années 2000. Ce que Xi s’efforce de nier depuis 2013, arguant que l’économie capitaliste allait tuer l’âme de la Chine, mettait en danger sa sécurité et qu’il fallait revenir aux errements…maoïstes. Xi a replacé l’idéologie sécuritaire – la hantise du Parti – devant la nécessité économique, au prétexte que celle-ci, sous influence libérale et donc occidentale, rompait les équilibres antérieurs et livrait la Chine au système dit impérialiste. La recherche de l’équilibre – le Président Hu Jintao disait « harmonie » – entre les deux termes de l’équation chinoise était certes fragile et complexe, mais personne ne peut nier les progrès considérables qui furent effectués dans le monde post-maoïste pour avancer dans la voie d’un compromis acceptable et, croyait-on, durable. Pour un héritier supposé du pragmatisme taoïste et de sa résilience, Xi s’est conduit en théologien borné et, au lieu de corriger des excès sans doute avérés, s’est empressé à peine parvenu au pouvoir de contrarier le cours des choses qui, pourtant, semblait si bien réussir à son pays.

A un pays obsédé depuis toujours par ses problèmes existentiels, il impose un diktat idéologique contre nature, la Chine ayant conçu et développé depuis 3000 ans une manière d’être et des façons de faire étrangères à tout carcan modélisateur. La Chine a toujours été un anti-modèle non seulement par rapport aux idéaux occidentaux, mais à l’égard de sa propre vision d’un monde limité et réduit à son immanence. Xi fait partie de cette génération de « gardes rouges » qui croit, contre la nature des choses et le courant du fleuve, pouvoir remettre les idées, c’est-à-dire la vérité supposée, en amont des réalités pour plier celles-ci à leurs exigences. Quand ces idées sont premières et apparaissent donc justes, ce qui fut le cas pour la culture européenne naissante, elles sont en mesure de comprendre la réalité qu’elles s’efforcent de traduire, et de s’y associer. Lorsque ces mêmes idées arrivent a posteriori dans un monde fini et qu’elles sont donc loin d’être premières et avérées – comme le marxisme et son ersatz maoïste -, elles se heurtent au réel et ne parviennent à le nier qu’au détriment des hommes.

Le peuple chinois, heureux d’avoir retrouvé la vraie vie pendant deux ou trois décennies, se voit à nouveau imposer un sort contraire. Quelques manifestations sporadiques fin novembre 2022 ont reflété le début d’expression d’un désaccord de certaines catégories de la population, dont celle des étudiants ; elles ont paru suffisamment inquiétantes pour le pouvoir pour que celui-ci fasse brusquement machine arrière et assouplisse les mesures anti-Covid. Cette précipitation dans le rétro-pédalage est assez inhabituelle en Chine où le système de décision se caractérise par sa lourdeur bureaucratique et son caractère irréversible ; elle est probablement le signe d’un alarmisme au sommet du pouvoir qui, un mois après la clôture du XXe Congrès, fait le contraire de ce qu’il affirmait lors de cette grand-messe du Parti. C’est une encoche dans la crédibilité du Parti, un sérieux revers pour le très puissant Docteur Xi, et peut-être une bonne nouvelle pour l’avenir de la Chine dont la bonne santé politique et économique est un gage de stabilité et de progrès pour le monde entier.

Dictature versus démocratie

Nous savons depuis Churchill que le régime fondé par les Britanniques est le pire qui soit à l’exception de tous les autres. Jamais cet aphorisme n’a été aussi pertinent. Dans la complexité du monde contemporain, les dictatures ont beaucoup d’avantages immédiats, mais la plupart se révèlent à terme plus ou moins long – c’est là qu’est tout le problème – comme de sérieux inconvénients. Il est vrai que dans des circonstances difficiles, imprévues et incertaines, l’unicité d’un système vertical et autocratique facilite une prise de décision rapide et tranchante ; dans un grand nombre de situations, la vitesse prime et permet d’éviter les atermoiements, les hésitations et, surtout, la propagation de phénomènes adjacents. Si la solution choisie s’impose par sa logique, ce qui est fréquent, les régimes autoritaires prennent une grande longueur d’avance par rapport à ceux qui auraient besoin de plus de temps pour évaluer, débattre et enfin se résoudre au compromis. Mais il y a fort heureusement des contre-exemples où la précipitation conduit à l’excès ou à l’impasse et où il vaut mieux prendre son temps. Et l’on revient aux deux arguments stratégiques majeurs que sont, d’une part la verticale du pouvoir, d’autre part la gestion du temps.

Si l’on prend les deux phénomènes qui secouent le monde actuel, à savoir la pandémie du Convid19 et la guerre en Ukraine, il parait évident que les protagonistes dictatoriaux que sont la Chine et la Russie ont marqué des points apparemment décisifs dans les premiers temps de ces événements. Sur la durée, il commence à apparaître tout aussi clairement que l’horizontalité des démocraties, après des chocs initiaux plus ou moins vaillamment contenus en raison de leurs nombreuses vulnérabilités, leur donne une profondeur de champ et une variété de réponses qui explique aussi bien leur résilience que leur capacité de rebond. Pour l’emporter, les dictatures doivent réussir dans la fulgurance sans laisser aux concurrents et opposants le temps de s’organiser. Cela suppose que leurs plans soient judicieux, qu’ils soient documentés et adaptés aux circonstances ; l’alliance de l’autorité et de l’intelligence des situations parait alors invincible. Mais il semble bien, à travers l’histoire récente au moins, que le point de croisement entre la verticalité du pouvoir et la transversalité de la connaissance soit aussi aléatoire qu’éphémère. Les plans d’agression de l’Ukraine et d’interdiction du Covid19 se sont révélés l’un et l’autre calamiteux.

Outre la personnalisation du pouvoir et son exercice rigide en l’absence de voies alternatives soumises à élections, la dictature se distingue de la démocratie par sa conception globale de la sécurité, à l’image de la loi imposée à la Chine de Xi Jinping dès 2013. Celle-ci correspond, disent ses thuriféraires, à l’insécurité générale que fait peser le système occidental sur un monde en tous points critique. Cet argument de « globalité » serait recevable si l’idée même de sécurité absolue était envisageable. Or, le terme sécurité tient son origine du latin « sine curare » – sans souci -, état de tranquillité et d’immobilisme qui correspond mieux à la mort qu’à la vie ; celle-ci n’a de sens que dans un certain degré d’incertitude, de risque, de changement, de progrès, de mouvement, lesquels sont tous porteurs d’insécurité. Le concept « démocratique » de sécurité ne peut donc être global mais seulement « élargi » aux menaces effectivement détectées et toujours « préventif » pour assurer le fonctionnement normal des sociétés. Il garantit un espace de manœuvre pour le pouvoir et un minimum de liberté d’action pour le citoyen.

De manière générale, pour être durable sur ses bases et assez solide pour construire, la démocratie a besoin de temps et de moyens, ne serait-ce que pour persister contre les aléas, les péripéties et les défections. Pour survivre, les dictatures se nourrissent de chimères, vantent un passé mythique, que ce soit celui de Staline ou celui de Mao (qui se haïssaient), et brûlent leurs vaisseaux. Mais l’incendie peut durer et se propager ; c’est pourquoi il faut s’équiper de pare-feu, s’entraîner à lutter contre les flammes et inventer de nouveaux extincteurs.

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Face au Docteur Xi Jinping, nous avons sans doute pris nos désirs d’une Chine harmonieuse et sympathique pour des réalités, alors qu’il s’agit d’une fiction y compris pour le peuple chinois. Xi ressemble quelque part au médecin de Molière qui, faute de connaissances, limitait son diagnostic au poumon – l’idéologie – et ne voulait rien voir de la diverse réalité humaine. Mais, s’agissant de l’état de la Chine de cette fin de 2022, il est difficile de se prononcer. La Chine, plus que tout autre pays, en raison de sa dissemblance, doit être vue de près ; et l’absence de contacts, d’échanges, de voyages depuis bientôt trois ans nous prive de la palpation des choses qui seule peut autoriser un diagnostic sérieux. C’est pourquoi, vu de loin et avec nos seuls critères, nous serions tentés de dire que les deux empires léninistes courent à leur perte. Mais à quelle échéance et dans quelles conditions, voilà qui relève de la prophétie !

Eric de La Maisonneuve