Après son éviction de la République centrafricaine, puis du Mali et du Burkina Faso, la France a dû retirer ses forces et fermer son ambassade au Niger. Dans cette Afrique sahélienne, anciennement soudanaise, qui constituait une partie essentielle de l’AOF d’antan, fleuron colonial s’il en fût, dépendant de Paris pour sa monnaie, sa langue, ses élites, son modèle politique et sa sécurité, le revers français est considérable et, probablement, durable. Dans trop de domaines et, particulièrement, la lutte contre le séparatisme et le djihadisme, la France a manqué à la fois de clairvoyance et de savoir-faire. Si la lucidité a effectivement fait défaut aux dirigeants politiques depuis François Mitterrand, les militaires français se sont trompés de mission, d’époque et de continent. On ne peut séparer les fautes des uns des erreurs des autres, le tout débouchant sur un fiasco déplorable. Le but n’est pas ici de revisiter tous les aléas de la politique africaine de la France depuis les indépendances, mais bien d’analyser comment d’une politique de coopération militaire axée sur la formation et l’assistance aux armées africaines, on s’est résolu à intervenir directement par la force armée pour défendre nos intérêts supposés et maintenir au pouvoir nos obligés.
Le complexe de Fachoda
Le cas du Zaïre (RPC actuelle) est exemplaire de la dérive de notre politique de coopération militaire en Afrique. Il se trouve que je suis habilité à en parler, ayant commandé l’Ecole des Troupes blindées zaïroise de 1981 à 1983. La Mission militaire de coopération a été mise en place par les présidents Mobutu et Giscard d’Estaing après l’opération de Kolwesi en 1978 menée par le 2e REP, qui avait libéré le Shaba (ex-Katanga) des incursions fomentées par ses voisins et inspirées par des commanditaires internationaux. Le but de cette importante Mission (150 officiers et sous-officiers) était d’organiser et de stabiliser les deux forces principales du pays, à savoir la Brigade parachutiste (4 bataillons basés à N’Djili) et la Brigade blindée stationnée à M’Banza N’Gungu dont les 4 escadrons d’AML étaient répartis sur le vaste territoire congolais. Ces forces étaient commandées et entraînées par des cadres français et soutenues par les moyens de la Mission Militaire de Coopération dépendant du ministère éponyme.
Lorsque Jean-Pierre Cot, ministre de la Coopération, se rendit à Kinshasa en juin 1981 après l’élection de François Mitterrand, ce fut pour s’enquérir auprès des divers chefs de Mission de leur appréciation aussi bien de la situation politico-militaire locale que du fonctionnement de notre coopération. Devant l’avis unanime des trois colonels concernés sur l’effet important et bénéfique pour la stabilité du Zaïre du maintien de notre assistance militaire, la Mission sous sa forme initiale fut maintenue jusqu’au début de 1991. C’est alors, malgré ses résultats positifs, que cette coopération fut brutalement interrompue en réponse à l’assassinat de notre ambassadeur à Kinshasa, tué par balles dans son bureau à partir de l’hôtel Memling tout proche. Ce retrait en quelques jours de tous nos coopérants signifia la mutinerie puis la débandade des forces armées zaïroises soumises en outre aux incursions renouvelées des voisins angolais, zambien et rwandais. La guerre des Grands Lacs, sorte de nouvelle guerre de Trente ans africaine, permettait à tous les vautours mondiaux de s’abattre à nouveau sur le Congo pour le dépouiller de ses ressources et l’empêcher de manifester son indépendance. Une anticipation en quelque sorte de ce que connaissent aujourd’hui les pays du Sahel.
La conviction du Président Mitterrand, relatée par le Général Jean Varret1, était qu’il fallait à tout prix préserver les positions récemment acquises par la France en Afrique centrale et laver ainsi l’affront de Fachoda (1898) qui nous avait obligés à abandonner cette région ; cette conviction présidentielle s’opposait directement à la volonté des Anglo-Saxons pour lesquels il était exclu que les richesses minières du Congo – un scandale géologique – puissent échapper à leur mainmise. La politique africaine de la France n’était plus dès lors d’aider les pays africains dans la voie du développement mais de défendre les intérêts français, ou ceux de ses affidés, sur le continent. S’étant retirée du Zaïre devenu trop périlleux, la France s’incrusta alors dans le bastion rwandais sous prétexte de légitimité démocratique et d’assistance à l’ami hutu Habyarimana. C’est ainsi, en quelques années et sous l’influence de l’entourage présidentiel, que la politique de la France en Afrique passa de la coopération à l’intervention avec les maladresses et les résultats que l’on sait.
Une politique de coopération
En débarquant au Zaïre en mars 1981, j’ignorais tout du pays et de l’état de son armée. Mais comme tout officier formé dans nos écoles j’avais lu et médité les Carnets de Galliéni, les Lettres du Tonkin et de Madagascar de Lyautey ainsi qu’une bonne partie de la littérature attachée à l’épopée coloniale de la France sous la IIIe République. J’arrivais dans ce pays et au commandement de l’Ecole des troupes blindées nourri des principes de ces grands coloniaux et bien décidé à suivre leur exemple. C’est-à-dire à agir dans l’intérêt du Zaïre en tant que pays, nation, peuple, et par contrecoup dans celui de la France, de ses valeurs et de son modèle humaniste et démocratique. Profession de foi qui n’a rien à voir avec les pratiques des troupes d’intervention. Je m’en aperçus vite en comparant l’action conduite dans la brigade para, vouée à l’entraînement opérationnel, alors qu’à l’Ecole des Troupes blindées tous nos efforts étaient concentrés en amont sur les conditions de vie et le bien-être des familles. Selon les principes de Lyautey, bâtir, aménager les infrastructures, habiller et nourrir les soldats, les placer dans un contexte favorable, étaient les préalables obligatoires de toute formation militaire ; c’étaient donc nos priorités. L’efficacité d’un tel programme entraînait l’adhésion des intéressés et, au-delà, celle de la hiérarchie et des politiques, rassurés par ces objectifs guidés par l’humanisme et qui n’en avaient pas moins une profonde portée politique. Mais ce mode de coopération exigeait du temps et des moyens ; ceux-ci furent chichement mesurés et très insuffisants malgré l’efficacité reconnue du « système D » français ; quant aux délais consentis, ils ne purent être à la hauteur des circonstances, nos concurrents en Afrique centrale exerçant en permanence leur pression par de multiples canaux dont la plupart nous échappaient. Nous perdîmes cette course de vitesse par notre propre aveuglement et aussi par notre pusillanimité. Au contraire de l’abandon qui a été décidé, nous aurions dû renforcer nos efforts et nos moyens de coopération, là où nous avions acquis l’attachement de la population voire la reconnaissance des dirigeants africains. La dissolution de la Mission Militaire de Coopération en 1993 puis la suppression du ministère de la Coopération en 1998 vinrent confirmer notre changement de politique et notre orientation vers l’intervention militaire.
La France enchaîna alors les « coups » en Afrique dont le plus dramatique fut la conduite des opérations au Rwanda au printemps 1994, menée directement depuis l’Elysée par l’état-major particulier du Président en violation de toutes nos règles institutionnelles et hiérarchiques. Notre lâcheté politique lors du génocide rwandais entacha durablement la réputation de la France et de son armée. Depuis trente ans maintenant, nos trop nombreuses interventions en Afrique, hormis l’opération Licorne en 2002 en Côte d’Ivoire, furent toujours des insuccès, parfois des échecs.
Le revirement politique affiché dès 2017 et réaffirmé en 2023 par le Président Emmanuel Macron pour une reprise de notre coopération militaire sous des formes nouvelles est manifestement intervenu trop tardivement pour enrayer la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel et pour empêcher ou freiner la mainmise de puissances rivales sur les armées africaines concernées. En développant notre modèle d’intervention à objectifs strictement conservatoires, nous avons conforté la montée au pouvoir d’officiers africains frustrés de ne jouer qu’un rôle de supplétifs dans leur propre pays et d’y être supplantés par leurs homologues français très donneurs de leçons, toujours « en transit » pour quelques mois, retranchés dans leurs bases climatisées et ignorants du contexte socio-politique local . Les coups d’Etat militaires qui se sont succédé dans les pays du Sahel ont tous pour origine la volonté de reprise en main du destin national par les putschistes, et ce contre un interventionnisme français jugé brutal et inefficace. La nature, en Afrique comme ailleurs, n’appréciant guère le vide, les Français ont été supplantés par des colonies de vautours russes, chinois, turcs, iraniens qui ont commencé de dépecer leurs proies.
Le retour à meilleure fortune pour la France dépendra de la prise de conscience des Africains eux-mêmes de l’impasse dans laquelle nos erreurs les ont fourvoyés. Ce jour-là, s’il arrive, nécessitera que nous ayons réfléchi à une vraie politique de sécurité pour les pays africains qui souhaiteraient à nouveau bénéficier de notre concours. Elle ne peut passer que par une reconnaissance du rôle central que peut (et doit) exercer une armée dans le développement politique, social et économique de pays encore immatures et confrontés aux effets délétères d’un environnement chaotique. Et, en appui, que par l’intelligence d’une situation où la sécurité doit prévaloir sur la défense. Voilà une mission exaltante pour une future génération d’officiers français.
Eric de La Maisonneuve
1 Général Jean Varret, Souviens-toi, mémoires à l’usage des générations futures, Les Arènes, 2023.