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SINOCLE – 30 mai 2024 – Le grand basculement 

Si Hongkong n’est plus la grande plaque tournante asiatique des capitaux qu’elle était, l’endroit reste un poste d’observation unique pour comprendre l’interdépendance du monde indo-pacifique et de l’Occident. Et si un bon intellectuel est celui qui anticipe ou, à défaut, modélise les changements de cadre conceptuel de l’histoire à l’origine des révolutions ou des grands basculements du monde, alors David Baverez est un bon intellectuel1.

Depuis 1945 nous vivions dans une économie de paix, nous sommes contraints de nous adapter aujourd’hui à une économie de guerre. Et ce n’est pas uniquement la faute de Poutine. Adam Smith, Rousseau et Keynes furent les grands inspirateurs de la première. Mad Max, Hobbes et Marx sont des boussoles conceptuelles plus utiles pour s’orienter dans la deuxième. Mad Max parce qu’il a anticipé que la vraie lutte à mort serait la lutte non pour la reconnaissance sociale mais pour les ressources et l’énergie et que la prédation deviendrait le régime économique le mieux partagé du monde. Hobbes pour avoir compris contre Rousseau que le peuple pouvait préférer la sécurité à la liberté. Marx et son réalisme tragique pour avoir prophétisé que les hommes faisaient l’histoire sans savoir pour autant l’histoire qu’ils faisaient. Ainsi entrons-nous dans l’âge du chaos dont l’économie de guerre est à la fois le messager et le moteur.

Dans la mythologie grecque, Chaos est une divinité primordiale, père de la Nuit et des Ténèbres qui enfante le Ciel et la Terre, dieu né de personne si ce n’est de lui-même, qui ne ressemble en rien à une personne, naissance qui précède le monde et qui préexiste à toute la généalogie des dieux et des hommes. Contrairement aux dieux et aux hommes dont l’obsession commune est de structurer le monde, d’ordonner son cours par une régulation rationnelle aussi imparfaite que persévérante, Chaos laisse être les choses sans principe et sans finalité. La raison des dieux, parfois complice, parfois contraire à celle des hommes, mais toujours active, n’abdique jamais, pas plus que la raison des hommes. Le Chaos est, au contraire, l’âge où raison divine et raison humaine sont débranchées, rendues inopérantes. Cela ne produit pourtant ni la catastrophe ni l’apocalypse. Juste un autre régime du monde, un monde où tous les mythes de la mondialisation heureuse volent en éclats.

Le commerce et la consommation étaient les deux leviers de l’économie de paix, la production et la technologie sont désormais les deux leviers de l’économie de guerre. Le vieux mantra data is the new oil est en train de s’inverser en oil is the next big data. La production sans usine est morte et avec elle le grand mythe du fabless : le mot d’ordre est à la relocalisation, à la souveraineté industrielle et à la sécurisation des chaînes d’approvisionnement.

Le transnationalisme, noyau dur de la mondialisation heureuse, est mort : les frontières sont brutalement revenues et avec elles la lutte à mort pour la défense ou l’expansion des territoires, justifiées par des faux récits, souvent révisionnistes, pensés pour recréer l’unité imaginaire et fantasmatique de peuples déchirés par l’explosion des inégalités sociales et économiques.

La gouvernance mondiale est morte : les rapports de force entre les puissances se font et se défont dans un processus transactionnel limité à un petit nombre de protagonistes qui ne croient plus ni à la pérennité des alliances ni à l’universalité des principes juridiques ou philosophiques. La guerre n’est plus la poursuite de la politique par d’autres moyens, mais le moyen pour la classe politique de confisquer le pouvoir et d’accumuler des richesses.

La culture de l’innovation, au lieu d’innerver équitablement l’ensemble des chaînes industrielles et de stimuler la diversité des marchés, se concentre sur des secteurs stratégiques où la guerre pour le leadership mondial fait rage : la robotique, la blockchain, l’intelligence artificielle, le stockage de l’énergie et le séquençage de l’ADN.

Pour dramatiser encore le basculement du monde, David Baverez s’amuse même à détourner l’acronyme ESG, sésame de toute entreprise vertueuse et graal du management contemporain : Environnement s’efface ainsi devant Energie, Sociétal devant Sécurité et Gouvernance devant Guerre.

L’exergue du livre est de Paul Valéry : « La meilleure façon de réaliser ses rêves est de se réveiller ». On comprend pourquoi.

1 David Baverez, Bienvenue en économie de guerre, Novice, 2024.