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ACTUEL 76 – De la sécurité de la France

Sur ce sujet essentiel, on ne peut se contenter d’une analyse factuelle ; il faut remonter aux origines. Dès le début des années 1990, soit dans les premiers temps de l’après-guerre froide, la disparition de la menace soviétique a agi comme un filtre magique sur l’Europe occidentale et, plus généralement sur l’Alliance atlantique qui était organisée contre le menaçant Pacte de Varsovie. La « paix » était donc survenue et c’était une bonne surprise, tellement heureuse qu’on se mit à théoriser la « fin de l’Histoire » et les dividendes que les peuples allaient en tirer.

D’une certaine façon, cela était vrai et l’on eut été alors ridicule de jouer les matamores ou les Cassandre. Cela dit, la véritable question n’était pas posée, du moins pas officiellement : la disparition de la « menace » entraînait-elle nécessairement la paix ? On aurait dû relire Raymond Aron : si la guerre était effectivement « improbable », la paix n’en était pas pour autant « possible ». Pour une raison simple qu’on ne voulut point voir à l’époque : c’est que le monde, coincé dans cet état de ni-ni (ni-guerre, ni-paix) se condamnait à une situation stratégiquement indéfinie et peu analysée qui était celle de la crise. Et c’est bien là que le bât blessait : la menace disparue, allait-on pour autant vivre en paix compte tenu des nombreux domaines où se développaient à la fois l’incertitude, les vulnérabilités et les failles ? C’était avéré notamment dans les secteurs où intervenaient les nouvelles technologies, lesquelles ouvraient des champs entiers aux diverses agressivités qui n’avaient plus à s’employer sur leurs terrains de prédilection guerriers.

Dans cette incertitude et dans le nouveau confort que donnait l’illusion d’une paix jugée comme définitive, non seulement toute perspective d’un possible effort de défense fut révoquée, mais surtout toute analyse suggérant un déport de la réflexion stratégique d’un concept de « défense » stricto sensu vers celui plus global de « sécurité », qui entrevoyait d’y regrouper des notions qui dépendaient alors de l’économie, de la technologie, de la sociologie, de la communication, du renseignement, etc., fut balayée d’un revers de la main. Sous prétexte et par crainte d’un insupportable mélange des genres, en particulier du civilo-militaire, on se ferma toutes les issues de secours pour pallier la multitude d’effets nocifs des crises qui se déclenchaient dans tous les domaines. Le Livre blanc sur la Défense de février 1994 fut l’illustration de ce déni de réalité.

Plus de trente ans après l’irruption de ces phénomènes, il nous faut concéder que nous avons alors eu grand tort, non seulement d’avoir sacrifié notre appareil de défense sur l’autel de la facilité, mais surtout de n’avoir pas compris que la « menace » n’est pas la condition nécessaire et suffisante pour adopter une posture de « sécurité ». La responsabilité politique d’un pays oblige, quelles que soient les circonstances, à se mettre en situation de protéger le territoire et la population de toute agression, quelle que soit sa nature et comme en faisait obligation l’Ordonnance de 1959 portant sur la définition et l’organisation de la Défense. En se focalisant sur l’absence de menace militaire pour baisser la garde de sa Défense, la France a en réalité sacrifié sa sécurité, contournée par ailleurs dans ses autres domaines de vulnérabilité. C’est dans cet esprit qu’il convient de revisiter un appareil de Défense compris et compatible avec un dispositif général de Sécurité.

Hormis les forces de dissuasion nucléaire demeurées justement « en état », les forces dites conventionnelles réduites a minima par la raréfaction des ressources (finances et effectifs) n’eurent d’autre choix que de s’aguerrir dans des opérations extérieures, souvent justifiées sur le moment mais toujours sans issue militaire compte tenu de la nature politique des conflits considérés. De là une distorsion entre une doctrine de dissuasion qui a toujours vocation à sanctuariser le territoire national et un appareil de forces éparpillé à travers le monde. Dans le contexte de 2025, cette situation n’est plus tenable. La France doit, pour assurer sa sécurité, retrouver la cohérence de son système de défense et revenir sur les fondamentaux de sa doctrine originelle.

Celle-ci a toujours eu trois volets dans le concept de défense globale établi au début des années 1960 : une force de dissuasion nucléaire, une défense opérationnelle du territoire, un corps d’intervention ; les trois armées participant, à due compétence, à chacun de ces volets. La conscription permettait alors de couvrir largement les besoins en effectifs de l’une (Armée de Terre) comme des deux autres. Et c’est par la volonté affirmée par le politique de maintenir le duo dissuasion-conscription que les Armées – l’armée de Terre essentiellement – s’efforcèrent de proposer un modèle d’armée qui avait tout de la quadrature du cercle ; des lois de programmation fondées sur ce principe (1990-1993, 1992-1997), mais en décalage avec les mots d’ordre pacifistes, se heurtèrent aux réalités financières et les Armées furent contraintes de diviser par trois un modèle désormais insoutenable.

Une architecture nouvelle de Défense

On peut considérer l’impéritie des trente dernières années comme une chance pour la défense française. Malgré des réformes incessantes, surtout liées à la professionnalisation d’une part, à la participation à l’OTAN et au corps européen d’autre part, nous avons maintenu notre système en modèle réduit, échantillonnaire selon certains. La page n’est pas entièrement blanche, mais à défaut de temps les marges de manœuvre existent. Il ne s’agit pas ici de constituer un dossier d’état-major complet, mais d’indiquer quelques grandes lignes de ce que pourrait être un système cohérent, c’est-à-dire correspondant à la fois à nos besoins propres de sécurité et aux exigences d’une solidarité européenne de défense.

Trois étapes paraissent nécessaires et au moins un quinquennat – avec une loi de programmation réaliste – pour remettre en ordre l’ensemble du système. La première consiste à mes yeux à « resanctuariser » le territoire national et à affecter à sa protection la totalité des énergies et des moyens : faire en sorte qu’il soit « inviolable » dans la troisième dimension et dans nos approches maritimes avec la garantie absolue, en arrière-plan, de la dissuasion exercée par les deux composantes des forces nucléaires. Cela suppose la constitution d’un « dôme de fer » anti-aérien, anti-balistique et anti-cyber au-dessus des centres névralgiques et des zones d’intérêt stratégique. En parallèle, la surveillance maritime notamment sur les voies d’accès aux complexes portuaires doit être densifiée.

La deuxième étape concerne ce que l’on a longtemps appelé, par excès, la « défense opérationnelle du territoire ». La déflation des années 1990 a entraîné un abandon de centaines de garnisons dont les militaires non seulement occupaient le paysage mais rendaient, le cas échéant, d’utiles services aux collectivités territoriales. Sans ressusciter la conscription ni vouloir peindre la France en kaki, un réarmement territorial paraît indispensable pour protéger la population des défis contemporains, catastrophes naturelles, accidents industriels et autres problématiques collectives contre lesquelles les autorités sont démunies. Un « service militaire volontaire » de six mois exécuté dans le département ou à proximité, comprenant une formation militaire de base, une éducation physique, une instruction technique élémentaire et, enfin, une capacité à intervenir à la demande des préfets et sous l’autorité des responsables militaires, paraît être le meilleur compromis entre la sécurité nationale et la cohésion sociale. L’hébergement comme l’(auto)-encadrement peuvent trouver des solutions locales simples avec les moyens actuels. Quant à la charge financière, elle serait répartie au prorata des bénéficiaires. Enfin, un « service volontaire » ne se conçoit pas sans contreparties : priorité à l’engagement dans les Armées, permis de conduire, etc. Cette « Garde nationale » pourrait évoluer entre 30 000 personnels initialement et 80 000 en régime normal, soit environ 800 effectifs en moyenne par département.

La troisième étape concerne les forces proprement dites qui, stationnées aux frontières, seraient en mesure de se déployer aux approches du territoire national en cas d’agression d’un ou plusieurs de nos voisins. Non pas un « corps de bataille », sans cohérence avec la stratégie de dissuasion et dont la reconstitution « à l’ancienne » serait aussi coûteuse qu’inutile, mais un corps d’intervention de six à huit brigades, toutes hypervéloces et blindées pour la plupart mais avec des équipements légers (modèle Griffon). Là encore, la page n’est pas blanche et il suffit, sans révolution, de faire monter en puissance l’outil existant. Rien n’interdit, par solidarité et en fonction des accords d’assistance mutuelle tant de l’OTAN que de l’UE, de déployer par exemple en Allemagne et/ou en Pologne une ou deux brigades en soutien des forces nationales locales. Cela a été fait pendant la Guerre froide où un corps d’armée français stationnait en République fédérale avec, au pire, mission de livrer un combat retardateur contre l’éventuelle agression des forces du Pacte de Varsovie.

La solidarité européenne

Tant que les Etats-Unis ne se sont pas prononcés quant à leur engagement européen et donc à l’avenir de l’OTAN, tout échafaudage d’une « défense européenne » semble prématuré. Mais il vaut mieux prendre les devants au cas où, probable, les Américains réduiraient sensiblement leur participation (voir ACTUEL 75). Dans cette hypothèse, la position géographique des Etats européens face à la « menace » russe est primordiale. Si le Portugal est peu concerné, en revanche la Moldavie et les pays baltes sont dans une position critique. Pour simplifier, on peut établir deux catégories : les pays du front et les pays en deuxième voire troisième rideau. Selon leur position, les appareils de défense et de sécurité doivent être distincts : des corps de bataille aux frontières orientales, des forces de sécurité et d’intervention au cœur du continent. Inutile donc de s’efforcer de constituer une « armée européenne » homogène à l’image des coalitions des XIXe et XXe siècles où chacun apporte sa contribution au prorata de ses moyens. La grande difficulté de cette option se trouve dans les spécificités opérationnelles de chaque armée qui interdisent en fait l’amalgame européen et contraignent à un partage des taches particulièrement précis.

En revanche, plusieurs fonctions-clés doivent être mutualisées en priorité : une capacité de commandement (dont le C4I…), celle de renseignement opérationnel, celle de logistique et celle de couverture air-espace. Elles devraient toutes pouvoir se décliner à partir des capacités actuelles de l’OTAN et, le cas échéant, être complétées ou redéployées selon l’attitude américaine. Comme indiqué ci-dessus, rien n’interdit la présence de forces de réassurance dans les pays du front, par souci de solidarité, pour compléter un dispositif ou pour expérimenter des équipements.

La question du rôle de la dissuasion nucléaire française se pose évidemment dans un tel dispositif. Il paraît clair – depuis toujours – que la situation géographique de la France en Europe l’oblige à élargir le champ de ses intérêts vitaux. Ce qui fut considéré pendant la Guerre froide conserve toute sa pertinence. Et ce n’est pas une affaire de moyens : avec environ trois cents têtes nucléaires délivrées par un nombre suffisant de vecteurs, la France a largement les armes nécessaires pour assurer une dissuasion « tous azimuts ». Cette capacité de dissuasion nucléaire appartient exclusivement au pouvoir politique français et n’est donc pas partageable, ni en termes de décision ni en matière de stationnement. Cela dit, des accords bilatéraux – par définition secrets – peuvent être établis avec d’autres pays européens dont la sécurité peut apparaître comme « vitale » pour la France. Mais, s’agissant de la dissuasion, moins on en parle, mieux cela vaut en termes d’incertitude et donc de crédibilité.

En conclusion, la France demeure la pièce maîtresse de la sécurité européenne, par sa position géographique, sa dotation nucléaire, ses intérêts politiques et économiques, ses valeurs de droit et de liberté. A ces titres divers, elle se doit d’être exemplaire et de se mettre dans les meilleurs délais en posture de sécurité, seule à même d’encourager une articulation efficace des moyens de défense de ses partenaires européens et de décourager toute tentative d’ingérence ou d’agression d’un acteur extérieur.

Eric de La Maisonneuve