essai de compréhension
L’air des relations entre la Chine et une grande partie du monde se rafraîchissait depuis plusieurs années, mais la crise du coronavirus a entraîné un refroidissement sensible. C’est tout à fait surprenant de la part d’un pays aussi engagé sur les cinq continents et aussi dépendant du monde, proclamant fortement son multilatéralisme, alors que la communauté des 193 Etats, tous plus ou moins touchés par cette pandémie, aurait besoin d’entraide et de solidarité. A cet instant historique crucial, la Chine fait comme si cette catastrophe n’était pour elle qu’une opportunité, exploitant à fond la dualité du « weiti », ce mot chinois qui signifie crise en associant deux caractères, celui de danger et celui justement d’opportunité. On aurait aussi pu l’espérer plus discrète alors que, si l’épidémie est née chez elle de façon qu’on veut croire fortuite, ce sont ses atermoiements et ses défaillances qui ont permis qu’elle s’échappe et infecte le monde entier. La responsabilité de la Chine est donc manifeste mais elle la rejette avec vigueur comme s’il lui était impossible d’accepter la réalité et de la regarder en face.
Cela dit n’explique pas le changement de pied chinois dans les relations extérieures ni la brutalité soudaine du comportement de leurs diplomates, appelés à devenir des « loups guerriers », ce qui en dit long à la fois sur la doctrine de politique étrangère de la Chine et sur la mission combattante de sa diplomatie. On ne trouve pas non plus de déclaration de guerre froide dans les écrits du Président Xi ni dans ses dernières déclarations. Seul le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a évoqué cette notion de « guerre froide » mais très récemment (fin mai) et pour répondre directement à l’attitude sinophobe américaine. Il faut dire qu’avec la charge permanente que font peser les Etats-Unis, soudain décillés de leurs attirances chinoises, maintenir des relations objectives et mesurées avec le géant américain demande une grande patience, qualité qui semble avoir déserté les profondeurs de la Cité interdite.
Il faut donc chercher ailleurs, et je veux ici proposer deux hypothèses de travail pour mettre en perspective la politique de la Chine à l’égard du monde, à défaut d’une politique étrangère digne de ce nom. La première concerne pour nous une évidence, celle de « la Chine dans le monde », à sa juste place et avec les responsabilités qui incombent à une telle puissance. La seconde est liée à l’histoire de l’Empire du Milieu, celle d’une « Chine hors du monde » et qui, à défaut de pouvoir l’ignorer, veut s’en tenir à distance et faire bande à part.
La Chine dans le monde
Ce fut le pari de Deng Xiaoping avec sa politique de « réforme et d’ouverture » – en réalité peu de réformes et beaucoup d’ouverture -, le pari de la mondialisation. La Chine est entrée dans le monde par étapes (reconnaissance par la France en 1964, par les Etats-Unis en 1972, accession au Conseil de Sécurité comme membre permanent en 1971) ; elle a été pleinement acceptée et « normalisée » en décembre 2001 avec son admission à l’OMC. Ce pari de Deng, porté par ses deux successeurs, a été gagnant au moins en termes financiers (réserves de 3000 milliards de dollars) et économiques (multiplication par quinze du PIB en trente ans), mais aussi sur le plan social car c’est bien là qu’est l’origine de l’enrichissement chinois et de l’accession à la « classe moyenne » de près de la moitié de la population chinoise.
Mais l’entrée dans le monde d’un tel colosse ne pouvait se faire sans conditions ni sans conséquences. La Chine, légitimement, voulait sa place et toute sa place, ce qui, dans les institutions de Bretton Woods ou dans les nombreuses filiales des Nations unies, n’allait pas de soi. Les Etats installés n’étaient pas prêts à concéder leurs prérogatives. Et partout où la Chine a réussi à élargir son champ de compétences, elle a naturellement réclamé sa part de responsabilité et sa voix au chapitre. Au total, la Chine s’est plus imposée par défaut que par cooptation, car elle a profité du vide laissé par le désengagement américain pour avancer ses pions.
Si la mondialisation économique est pour la Chine un succès historique, elle en mesure aussi pleinement les sérieux inconvénients. D’abord, malgré la part importante du capitalisme étatique et de ses gigantesques entreprises, notamment d’infrastructures en tous genres, qui disposent d’un énorme marché captif, une part toute aussi importante du tissu industriel chinois est constitué de filiales et de sous-traitants de multinationales, coréennes, japonaises et, surtout, américaines. Et celles-ci ont, dans le commerce extérieur chinois, un rôle essentiel. C’est dire, par ce seul aspect, à quel point le système économique chinois est dépendant du monde extérieur et lié étroitement à l’économie américaine. C’est également vrai pour l’Allemagne mais dans une moindre mesure. Ensuite, s’il est évident que la Chine est devenue le principal moteur économique du monde, son bon fonctionnement dépend pour beaucoup de la vigueur et de la bonne volonté de ses partenaires. C’est un fil à la patte gênant et qui explique les tentatives pour s’en libérer comme celle d’OBOR, les nouvelles routes de la soie. Enfin, cet embarquement dans le bateau de la mondialisation oblige la Chine, sinon à en respecter les règles, du moins à en admettre la philosophie. Et ce point est fondamental, car il voudrait dans un monde libéral que soient assurés deux principes : celui de transparence et celui de réciprocité. Dans ces conditions, la Chine serait condamnée à n’être qu’une grande puissance dans un système mondial d’obédience libérale. Or, la Chine dirigée par le Parti communiste veut rester souveraine chez elle et récuse toute ingérence dans ses affaires intérieures. Il y a là une contradiction qui n’a pourtant pas empêché de dormir les dirigeants chinois jusqu’à la crise de 2008, où ils se sont rendu compte de leur dépendance au monde extérieur et à ses avatars.
En réalité, la Chine n’a pas l’expérience d’un monde auquel elle n’a jamais participé en 3000 ans d’histoire et auquel elle est étrangère. Elle ne s’y sent pas « chez elle » mais plutôt comme passager clandestin, ce qui explique d’une part son agressivité pour se hisser au niveau des autres, d’autre part ses maladresses successives dans ses relations multilatérales. Ses tentatives de se faire apprécier, qu’il s’agisse du softpower ou du Consensus de Pékin, enguirlandées d’une propagande brutale et épaisse, n’ont pas eu la résonance espérée, si on excepte les thuriféraires de service. Sur le plan géopolitique, elle cherche à affaiblir le camp occidental en tentant de découpler l’Union européenne des Etats-Unis, et au sein de l’UE de placer un coin entre les PECO (Europe centrale et orientale) et la Commission de Bruxelles, avec un effet, semble-t-il, plutôt contre-productif. Le choix se présente donc pour elle d’être au mieux le numéro deux d’un monde qui lui est inconfortable ou bien de brûler ses vaisseaux et de retrouver son impérial isolement.
La Chine et le Monde
Si on s’intéresse à la longue histoire de l’Empire du Milieu, ce qui frappe c’est effectivement l’isolement de la Chine ou, mieux, son indifférence au reste du monde ; elle n’en avait tout simplement pas besoin. Il est courant d’observer que la Chine a tout inventé, qu’elle a été longtemps auto-suffisante et à la pointe du progrès technique et artistique ; jusqu’à la Renaissance européenne et sa révolution scientifique qui correspond à peu près à la chute de la dynastie mongole des Yuan et au règne des Ming. Il y eut deux exceptions à cet isolement : la longue aventure des routes de la soie, ouvertures commerciales vers le monde méditerranéen et par lesquelles s’exerça l’influence culturelle et religieuse (bouddhisme et islam) venant de l’ouest, mais qui fut le fait exclusif d’intermédiaires centre-asiatiques et méditerranéens, jamais chinois ; et la tolérance des empereurs Yuan – surtout Kubilai – pendant le siècle mongol (1234-1368).
Hormis ces périodes, la Chine vécut repliée derrière sa Grande Muraille érigée par le Premier empereur au début du IIIe siècle avant notre ère. Dans la continuité des Yuan, l’empereur Yongle poursuivit une politique d’ouverture et l’on connaît l’épopée de son eunuque préféré, l’amiral Zheng He qui, à la tête d’une flotte de 200 gigantesques navires et de 30 000 marins, écuma pendant une quinzaine d’années (1403-1419) les espaces maritimes périphériques, les mers de Chine et au-delà l’océan Indien jusqu’aux côtes africaines. Puis, sans coup férir, les expéditions furent stoppées, la flotte détruite, les chantiers navals abandonnés. Pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui et qui sont évidemment liées à sa géographie et à sa démographie excessives, l’Empire du Milieu se recentra sur ses problèmes internes et s’isola à nouveau.
La Chine ne se rouvrit plus tard que sous la contrainte : une première fois avec les incursions anglaises de 1840 suivies par celles des autres Européens jusqu’en 1905 ; une deuxième fois avec la nécessité économique de la politique d’ouverture initiée par Deng Xiaoping en 1978. La question se pose aujourd’hui de savoir si cette deuxième parenthèse dans l’histoire chinoise récente n’est pas en train de se refermer. A quoi bon en effet se trouver en butte à l’incompréhension et à la concurrence d’autres pays dont certains comme l’Inde demain pourraient contester sa suprématie, ou comme les Etats-Unis aujourd’hui s’opposent à sa supposée volonté hégémonique ?
La Chine hors du Monde
Dès lors, que la Chine veuille renouer avec sa tradition d’isolement, qu’elle soit à nouveau tentée par le « tianxia » et sa souveraineté sur le monde chinois élargi aux périphéries stratégiques, paraît pour le moins plausible.
Est-ce réaliste ? Dans l’instant, pas vraiment pour des raisons économiques, notamment d’insuffisance alimentaire et énergétique, mais d’ici à une ou deux décennies très probablement. Il convient alors d’amorcer ce changement de cap dès maintenant. C’est à quoi s’emploie manifestement la politique de XI Jinping.
La crise sanitaire mondiale lui en donne l’opportunité et les moyens. Celle-ci a profondément désorganisé et mis en cause ce qu’on appelle la chaîne de valeurs, dont la Chine est le principal point d’origine pour nombre de produits d’usage courant et essentiels au fonctionnement des sociétés. Cette chaîne de fabrication-distribution, fortement contestée en raison de sa vulnérabilité, va être remise en question et sans doute en partie reconsidérée ; la Chine va donc être concurrencée là où elle était devenue monopolistique.
L’agression de la pandémie a révélé aussi la tendance naturelle de chaque pays à se replier sur lui-même et à traiter le problème à sa manière. La fermeture des frontières, la suppression du trafic aérien ont accentué ce nationalisme tendanciel. La Chine, historiquement autocentrée n’échappe pas à ce mouvement ; au contraire, elle l’amplifie.
Au-delà de la crise, c’est le régime politique qui est en cause. Unique système au monde (Cuba et Corée du nord mis à part) qui se dise « communiste » alors qu’il n’est « que » totalitaire, la Chine immergée dans le monde ne peut que voir son pseudo-modèle s’écorner. Face au monde dit libéral, le régime chinois ne tient que par son autoritarisme et son nationalisme sur une population prise en otage. A terme, même si celui-ci peut paraître lointain, les idées humanistes l’emporteront dans un peuple dont une partie des élites, formées en Occident, y sont discrètement acquises. Partout et toujours, si elles sont confrontées, la liberté l’emportera sur la contrainte !
L’idée est donc de découpler la Chine du Monde avant que celui-ci ne finisse par polluer l’Empire du Milieu. Dans ce domaine, il y a urgence et cela peut expliquer le revirement diplomatique chinois de ces derniers mois (on brûle ses vaisseaux comme ceux de Zheng He, on déguise en « loups combattants » les jeunes fonctionnaires de Waijiaobu qui n’en demandaient pas tant…) ; cela éclaire également la conduite à l’égard des Etats-Unis et de l’Union européenne, entre lesquels on espère placer un coin, ce à quoi l’administration américaine prête un concours admirable.
On regardera avec intérêt la conduite envers les étudiants, dont plusieurs millions ont été formés aux Etats-Unis, en Europe, en Australie…Cette dépendance à l’égard des universités américaines (relatée par une intéressante étude de LUO Huinan – le Coin des penseurs n°87 – juin 2020 – Institut Ricci) qui concerne la fine leur de la jeunesse chinoise (370 000 étudiants aux Etats-Unis) fait contrepoids à la médiocrité des universités chinoises mais ne peut qu’être préjudiciable à la pérennité de la doctrine du PCC.
La situation dans la périphérie géopolitique chinoise est également un bon indicateur de la volonté de Pékin de renforcer son espace stratégique de sécurité et donc d’isolement. On connaît son extrême sensibilité aux affaires du Xinjiang, cette immense fenêtre sur le monde centre-asiatique et musulman ; on découvre ces jours-ci les tensions qui règnent sur la frontière sino-indienne, notamment au Ladakh ; personne n’ignore la bunkerisation des îlots de mer de Chine méridionale, la décision de mater Hong-Kong et de normaliser son « système », enfin la prétention brandie comme un épouvantail de ramener Taïwan dans l’orbite de Zhongnanhai.
Il faut comprendre que la Chine souveraine et indépendante ne peut supporter trop longtemps d’être « sous contrainte » mondiale. La première nécessité est pour elle de rompre le front uni occidental et de diviser ses partenaires ; son multilatéralisme n’est jamais qu’un bilatéralisme multiple. Elle y parvient assez bien et pourrait même rendre un service signalé aux pays européens qui ont besoin de crise et d’opposition pour sortir de leur léthargie ; avec la Chine et les Etats-Unis, ils sont servis sur un plateau. La deuxième nécessité est de gagner son autonomie technologique, ce qui est pratiquement acquis avec le programme MadeinChina 2025 ; mais elle fait là un pari risqué tant sa capacité d’innovation, surtout d’invention du futur, paraît problématique. La troisième consiste à consolider ses voies commerciales pour ses approvisionnements et ses exportations, les uns comme les autres lui demeurant indispensables ; ce à quoi sont destinées les nouvelles « routes de la soie ». Après cette expérience de quarante années dans le monde, la Chine considère avoir rattrapé son phénoménal retard technique et économique. Sur le plan intellectuel et culturel, elle se croit outillée pour fonder enfin « le socialisme aux couleurs chinoises ».
Riche et puissante, la Chine des Song, des Tang et des Ming le fut incontestablement ; elle se considérait alors comme seule au monde. Mais les temps ont changé même si le temps chinois se croit immuable. Il faudrait que les dirigeants chinois sortent de leur narcissisme, ne se trompent pas d’époque une fois encore et considèrent le monde tel qu’il est.
Eric de La Maisonneuve