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ACTUEL 62 – Le sort de l’Europe

Après la décision brutale en cette date symbolique du 22/02/2022 où le président russe a pris de court tous ses interlocuteurs en reconnaissant l’indépendance des deux oblasts séparatistes du Donbass, on pouvait encore croire à un coup de bluff ou, mieux, à la poursuite de la stratégie de grignotage de son étranger proche par le maître du Kremlin. Cette hypothèse semblait corroborée par les propos de l’ancien président Dimitri Medvedev le 21 février et rapportés par Le Monde : « Si on sait se montrer patients, ils se lasseront et ils reviendront vers nous pour parler sécurité stratégique et stabilité ». Les événements du 24 février sont venus démentir cette hypothèse relativement optimiste du pourrissement de la situation qui a prévalu après les coups de force précédents en Ossétie géorgienne, en Transnistrie moldave et en Crimée. Nous sommes tous confrontés désormais à la seule réalité qui est celle de la guerre.

La guerre, nous en avons perdu l’habitude et même le souvenir. Elle est, justement, ce contre quoi s’est construite puis élargie l’Union européenne avec un succès qui, sauf la malheureuse affaire yougoslave, ne s’est pas démenti pour l’essentiel. Fondée sur la paix, la liberté des peuples, le respect du droit, l’Europe est aujourd’hui menacée dans ses fondements. Son avenir dépend entièrement des réponses qu’elle saura apporter d’une part pour riposter à l’agresseur russe, d’autre part pour aider le peuple ukrainien à résister à cette invasion avec des moyens et des méthodes ad hoc.

La guerre froide, toute dérangeante qu’elle fut, n’en contribua pas moins à la construction européenne par un traité de réassurance auprès des Etats-Unis qui alliait à une posture militaire physiquement imposante un discours de dissuasion intellectuellement rassurant par sa rationalité. Mais, ces dernières décennies, après l’effacement de la menace soviétique, l’Europe avait abandonné sa posture militaire, mis en veilleuse le discours de la dissuasion, pour se consacrer exclusivement à ses intérêts économiques et donc à son niveau de vie, à l’instar du leader allemand. A cet ensemble mercantile, les yeux rivés sur l’évolution des marchés, Monsieur Poutine rappelle le sens de l’histoire et sa dimension tragique. A nos dirigeants d’en prendre conscience, de dépasser leurs querelles politiciennes et de nous permettre collectivement d’écrire une page d’histoire qui ne soit pas honteuse.

En quatre points rapides, je vais tenter d’éclairer le paysage stratégique, d’abord en mesurant les conséquences militaires d’une défaite assurée de l’Ukraine, en poursuivant par les conséquences économiques et surtout démographiques d’un tel désastre, ensuite en évoquant ce que pourrait être l’attitude de soutien à la résistance du peuple ukrainien des Européens et en particulier de la France principalement en charge de ce dossier, enfin en suggérant que, si nous agissons habilement, l’Ukraine pourrait être le tombeau de Poutine et signifier l’aube d’un nouvel ordre international réellement fondé sur le droit et sur la liberté des peuples.

1/ Une défaite militaire annoncée

La manœuvre en tenaille fort classique par laquelle les groupements tactiques blindés russes se sont engagés en Ukraine par la Crimée au sud, par le Donbass à l’est, la Belarus au nord et même la Transnistrie à l’ouest, vise à encercler et à détruire les quelques divisions blindées ukrainiennes dont les réseaux de transmission ont sans doute été parasités, en outre privées des appuis aériens et logistiques sans lesquels elles ne peuvent combattre. Cette promenade militaire qui ne devrait durer que quelques jours prélude à la neutralisation des points vitaux et à la prise de Kiev, donc à la chute (ou la fuite ou la décapitation) du gouvernement légal. Il n’est pas douteux que l’armée russe a emporté dans ses bagages les apparatchiks nécessaires à constituer un ersatz de pouvoir politique pour prendre la relève du Président Zelensky. Tel est le but politique de l’invasion russe : faire valser ce pouvoir jugé illégitime qui, dans ses velléités européennes et otaniennes, aurait eu l’audace de menacer directement la sécurité de la Russie.
Pour dramatiser encore la situation, tout cela se déroule en « ambiance nucléaire ». Le point principal qui aggrave cette ambiance de guerre consiste en effet dans le stationnement de missiles nucléaires russes de portée intermédiaire (SCI-8 successeurs des SS20) non plus seulement dans l’enceinte de Kaliningrad mais également sur le territoire belarus. Il faut se rappeler que dans la doctrine stratégique russe les armes nucléaires dites tactiques sont (par définition) des armes d’emploi et qu’en l’occurrence leur présence menaçante si proche des frontières pèse singulièrement dans les préoccupations des Européens. Dans les jours à venir, la proximité probable entre l’armée russe et les forces de l’OTAN stationnées dans les pays d’Europe centrale constituera un risque non négligeable d’incidents frontaliers qui pourraient dégénérer. Lorsque les combats prendront fin, les rapports de forces militaires régionaux seront sensiblement modifiés et il est probable que Poutine, au contraire de ses intentions, récoltera les fruits amers d’un renforcement sur zone de l’OTAN et peut-être même l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’organisation militaire atlantique. Et cela ne facilitera pas les relations futures entre l’Europe et la Russie.

2/ Un exode probable

La guerre d’Ukraine aura dès demain des conséquences lourdes et durables dans le champ économique, sur les échanges financiers, industriels et commerciaux, et ce d’autant que les Américains notamment disposent en ces domaines de cartouches en réserve. Il est certain que le dérèglement de ces flux pèsera d’abord sur la Russie et les pays qui se rangeraient dans son camp. Jusqu’à quel point, l’expérience en la matière n’est guère probante, mais le camp occidental n’a pas d’autre choix que de frapper au portefeuille. Mais il ne faut pas négliger non plus les inconvénients économiques qu’auront pour les pays européens les effets des sanctions brandies contre la Russie. La hausse considérable des prix de l’énergie et de nombreuses matières premières provoquera sans aucun doute une accélération de l’inflation, donc un rebond des taux d’intérêt et une baisse du pouvoir d’achat de nos concitoyens. Mais ce sera le prix à payer pour le camp du droit et il nous faudra supporter cette amputation et se serrer la ceinture pendant quelques années.

La conséquence la plus lourde pour les Ukrainiens comme pour les pays européens consistera dans un exode de population d’autant plus massif et improvisé que la situation sera chaotique et pour beaucoup devenue invivable ; elle sera sans doute encouragée par les autorités russes, trop heureuses de mettre les Européens dans l’embarras. On peut évaluer à au moins cinq millions le nombre des Ukrainiens qui fuiront leur pays à la recherche d’un asile européen, soit dans les pays limitrophes (Pologne, Hongrie, Roumanie), soit vers l’Allemagne et la France. Il ne sera pas question de fermer les frontières et de refuser à ces migrants un accueil digne des traditions européennes. Ce phénomène migratoire considérable sera très difficile à organiser et les pays d’accueil potentiel n’y sont pas prêts, mais il pourrait aussi réenclencher les migrations venues d’Afrique et du Moyen-Orient, mettant ainsi les pays européens dans une situation très difficile. La question migratoire, par son ampleur et sa soudaineté, sera probablement le facteur le plus dérangeant et qui pourrait empêcher les pays européens d’agir dans le dossier ukrainien en toute liberté d’action.

3/ La résistance ukrainienne

Cela dit, les forces russes d’invasion seront conduites à se retirer d’Ukraine, une fois atteints leurs objectifs politiques ; les coûts humain, financier, logistique ne seront pas supportables longtemps (plus de trois mois) et obligeront le stratège du Kremlin à rentrer dans ses frontières. C’est alors que les Ukrainiens choisiront leur destin : soit se soumettre aux oukases du Kremlin relayés par les marionnettes mises en place à Kiev, soit se soulever et résister à la fois contre les troupes russes résiduelles et contre la police politique du nouveau pouvoir. La première hypothèse paraît peu probable aussitôt qu’auront fui leur pays tous ceux qui veulent refaire leur vie ailleurs en Europe ; elle entérinerait le fait accompli et devrait inquiéter aussi bien les Moldaves que les habitants des pays baltes. Le peuple ukrainien a fait la révolution de Maïdan et se sent majoritairement européen. Il est donc probable que la deuxième hypothèse, celle de la résistance, sera vérifiée mais à une condition que nous connaissons bien d’expérience, c’est que les Ukrainiens trouvent au moins un pays européen qui leur assure non seulement un soutien politique mais aussi l’aide militaire dont ils ont un besoin pressant.

C’est là que se joue le sort de l’Europe, non comme puissance qu’elle n’a jamais voulu être mais comme phare de la démocratie et des valeurs humanistes. Si nous laissons collectivement tomber l’Ukraine indépendante de Zelensky, l’Union européenne signera son acte de décès. L’OTAN qui est le bras armé et aux ordres des Etats-Unis ne peut évidemment rien faire pour un pays tiers et ne peut qu’envoyer quelques renforts dans les pays membres frontaliers. L’OTAN étant exclue, reste l’Union européenne. Or, celle-ci ne dispose que d’un Corps de réaction rapide multinational sans expérience opérationnelle et dont l’emploi en Ukraine est également exclue, d’une part en l’absence d’un « commandant en chef » européen légitime et de la participation de la France, puissance nucléaire. De toutes façons, face à l’armée russe et sous menace nucléaire, l’escalade militaire doit être exclue, d’une part car elle serait inefficace, d’autre part car c’est exactement le piège que nous tend Vladimir Poutine. Seule arme jouable et déjà évoquée ci-dessus, le Conseil européen peut tout à fait, en même temps que les Etats-Unis, décréter une salve de sanctions économiques et financières pour isoler la Russie du système mondial. Sauf que nous savons d’expérience que ce type d’actions punitives a peu d’effets de court terme et qu’il conduit le pays ciblé à se débrouiller autrement et à se tourner ailleurs, en l’occurrence vers la Chine. L’Union européenne est donc relativement impuissante à se sortir des griffes de l’ours russe.

Vive l’Ukraine libre ! Voilà ce qu’on pourrait dire aujourd’hui en pastichant ce qu’on disait jadis de la Pologne mais en faisant suivre d’actes une telle proclamation d’intention. Pour ne pas perdre son âme, ne pas trahir son histoire, ne pas laisser enterrer vivante la construction européenne, celle des Pères fondateurs, la France doit s’engager pour sauver la démocratie ukrainienne. C’est la seule puissance européenne qui soit membre permanent du Conseil de sécurité, qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée crédible, c’est surtout le seul pays qui ait un rang politique et culturel à tenir, une histoire et une réputation mondiale qui l’obligent. Si résistance ukrainienne il doit y avoir, son gouvernement en exil pourrait avoir son siège à Paris, quel qu’en soit le risque pour la capitale française ; et par son truchement, nous pourrions organiser la formation des résistants et leur équipement. La France, en tant que patrie des droits de l’homme et des peuples à disposer d’eux-mêmes, protectrice des démocraties, se doit d’être exemplaire et de porter à bout de bras le sort de l’Ukraine.

Parallèlement, la France qui reste, de tous les pays européens, celui qui conserve encore un peu de liberté d’action stratégique, devrait tenter de relancer les négociations avec la Russie en proposant à tous les acteurs de réunir une grande Conférence sur la sécurité européenne pour tourner à la fois la page des accords de 1945 à San Francisco et celle de la dislocation de l’Union soviétique en décembre 1991, non pour revenir à un système passé mais pour entrer enfin dans une nouvelle ère géopolitique. Mais n’y allons pas les yeux baissés et la peur de la guerre au ventre. C’est l’esprit de Londres en 1940 qu’il faut retrouver : dire non exige du caractère, du temps et sans doute « des larmes » pour faire écho à Winston Churchill. Il y aura « du sang et des larmes », mais nous sauverons l’honneur.

4/ Le tombeau de Poutine

Les dictateurs font toujours le pas de trop, celui qui les mène au précipice. Sans faire de la psychologie de bazar, il apparaît évident que Vladimir Poutine s’est enfermé dans un cercle infernal, celui des rancœurs passées d’un ancien lieutenant-colonel du KGB, celui d’un autocrate blindé par vingt ans de pouvoir absolu, celui d’un stratège auto-proclamé qui manipule ses généraux comme le fit Hitler en son temps, celui d’un joueur aveuglé qui transforme son jeu d’échecs en celui de poker-menteur.

Autant depuis 2008 et la guerre en Géorgie puis l’Anschluss de la Crimée en 2014, Poutine a pu digérer ses conquêtes. Autant l’invasion de l’Ukraine pourrait être un trop gros morceau pour son estomac. Un exemple récent qui fut celui des Etats-Unis en 2003 lorsqu’ils voulurent soumettre l’Irak pourrait bien se renouveler pour la Russie en Ukraine.

Si les sanctions américaines parviennent à couper la Russie de la communauté internationale, si la France réussit à dynamiser la résistance ukrainienne, si le peuple russe se sent au ban des nations et ses citoyens enfermés dans leur prison, Poutine ne tiendra pas longtemps. Alors, à la « dénazification » de l’Ukraine voulue par Vladimir Poutine, pourra succéder la « démocratisation » de la Russie que le peuple russe, lassé de tant d’épreuves, a bien mérité.

Eric de La Maisonneuve – 24 février 2022