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ACTUEL 67 – Chine, une course au sommet problématique

Avec la Chine, il arrive souvent qu’on marche à contresens ; son image est souvent trompeuse, soit qu’elle apparaisse masquée, soit qu’on en altère la vision. Alors qu’il y a à peine vingt ans la fulgurante ascension chinoise était regardée avec condescendance sinon avec indifférence, tant paraissaient infranchissables les obstacles de tous ordres qui s’opposeraient à elle tôt ou tard et plutôt tôt que tard, aujourd’hui la puissance de la Chine est jugée aussi hyperbolique qu’infatigable tant par les médias que par les experts. On a eu grand tort au début des années 2000 – et les Chinois au premier rang – de ne pas mesurer la portée mondiale de l’exceptionnelle émergence de ce pays colossal ; on se trompe sans doute en 2023, sinon sur les ambitions du moins sur les perspectives à moyen et long terme que l’empire du Milieu peut raisonnablement envisager tant pour son emprise mondiale que pour son développement futur.

Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et, dans leur ascension, ils rencontrent les obstacles que constitue leur environnement et affrontent les difficultés que suscite leur propre croissance. Ainsi la Chine va-t-elle se heurter au « plafond de verre » qui procède naturellement d’un monde unique et fini. La concentration des obstacles étrangers et des difficultés intérieures en un temps donné peut conduire assez mécaniquement à des conflits externes et internes dont l’issue, dans l’état actuel du monde et de la société chinoise, serait sans doute catastrophique. Mais cette situation peut aussi conduire à une prise de conscience que l’unité du monde comme la diversité des sociétés sont des réalités qu’il conviendrait d’accepter une fois pour toutes et d’en faire des bases de négociation plutôt que des motifs d’affrontements. En ce printemps 2023, il semblerait que l’hubris l’emporte chez les protagonistes, les focalisant sur une actualité explosive et leur faisant perdre de vue ce que, à une époque de crise mondiale, l’intérêt général a de primordial sur les questions nationales, aussi fortes et légitimes soient-elles.

Le plafond de verre

Les chiffres ne le disent pas encore officiellement, mais certains indices le laissent à penser : la Chine aurait – dans certains domaines essentiels – atteint son apogée et amorcé sinon son déclin du moins la traversée d’un haut et long plateau. Cette proposition va heurter non seulement les Célestes mais aussi tous ceux qui exaltent la puissance chinoise, soit pour se faire peur, soit pour la dénoncer. Avant toute chose, prenons cette précaution élémentaire de rappeler que les statistiques chinoises sont tout sauf fiables ; leurs bases sont changeantes et leur établissement dépend étroitement des rapports politiques au sommet du Parti comme au niveau des provinces où chacun joue son propre jeu sans souci d’une objectivité dont le nom même est absent de la nomenclature chinoise. Les indicateurs des difficultés que rencontre la Chine se situent certes sur les plan majeurs que sont la démographie et l’économie mais affectent d’autres secteurs comme la technologie ou les projets de niveau mondial, qu’il s’agisse des routes de la soie, de la politique d’expansion en Afrique et, surtout, d’une confrontation avec les Etats-Unis qui semble aussi inéluctable qu’elle est impraticable.

Avant de développer ces divers thèmes, on peut résumer d’une phrase cette analyse de la situation chinoise : la Chine aurait atteint un premier palier avec les Jeux olympiques de 2008 puis son apogée en 2018 et serait, pour l’essentiel, sur une sorte de haut-plateau dont il est difficile de préjuger la longévité tant les interférences entre les divers domaines peuvent paraître aléatoires. On est loin du discours triomphaliste et des projets faramineux qui voudraient voir la Chine de 2049 détrôner les Etats-Unis en devenant la seule véritable grande puissance mondiale, discours entretenu en Chine même par les propagandistes exaltés du PCC, à l’extérieur par tous ceux qui agitent à dessein l’épouvantail chinois. Dans les années 1960, le Japon avait eu aussi ce genre de velléité et on sait comment en trente ans d’immobilisme il est rentré dans le rang des puissances dites moyennes. La Chine n’échappera pas à la fable de la grenouille qui voulait devenir bœuf, même si ses atouts initiaux pouvaient laisser croire qu’elle avait les moyens de ses ambitions.

Plusieurs paramètres me permettent d’étayer cette thèse. Le premier et le plus important d’entre eux, que j’ai déjà abordé dans un ACTUEL précédent, est que la Chine, aussi performante soit-elle, dispose d’« outils intellectuels » tellement différents de ceux qui ont forgé le monde moderne actuel qu’il lui faudra beaucoup de temps – sauf impatience guerrière – pour soit les rendre familiers soit les adapter aux outils communs et dès lors pouvoir proposer au monde un modèle concurrent, original et pertinent. Or, tout ce qu’elle met aujourd’hui sur la table n’est qu’une déclinaison biaisée (par le marxisme, le maoïsme et le nationalisme) du modèle occidental. Quitte à changer de modèle, autant avoir du neuf et ne pas se laisser refiler une contestable « seconde main ». Si la Chine se rêve comme les Etats-Unis asiatiques du futur, ce qui est tout à fait concevable, qu’elle donne alors elle-même des preuves d’une possible avancée des progrès sociaux et des droits humains, cet humanisme glorifié par Confucius et qui est le fondement naturel de nos sociétés.

L’apogée chinois

La démographie est une science imparable, du moins lorsque les statistiques sont fiables. En l’occurrence, on a la forte impression d’un flou savamment entretenu par les autorités chinoises dans ce domaine particulièrement sensible qui faisait de la « population chinoise » le premier motif de fierté des Chinois : incontournables parce que les plus nombreux ! Officiellement, cette position vient d’être dépassée par l’Inde, désormais dotée de plus d’1,4 milliard d’habitants. Combien sont donc les Chinois ? Personne ne le sait car il faudrait pouvoir les compter, savoir qui est né pendant la longue période de l’enfant unique et qui est mort pendant les presque trois ans de COVID. En croisant les statistiques chinoises et les estimations des organisations internationales sérieuses telles la Banque mondiale, on devrait se situer dans une fourchette de 1,350 à 1,400 milliard d’individus, donc en-dessous des chiffres officiels et de toutes façons en déclin rapide depuis quatre ou cinq ans. Le nombre des naissances s’est effondré sous les 10 millions annuelles contre 17,23 millions en 2017, 15,2 en 2018, 14,6 en 2019 et 12 en 2020, soit -70% en cinq ans. En revanche – et hors COVID -, le nombre des décès a dépassé les dix millions en 2021 avec 10,41 millions, révélant un déficit qui s’est accentué en 2022. Ce déséquilibre va s’accélérer car la population vieillit, et dans des conditions de vie difficiles pour une grande partie encore rurale. Les projections quantitatives sont impressionnantes, évoquant une perte de plus de 200 millions d’habitants dans le prochain demi-siècle ; les projections qualitatives sont, quant à elles, catastrophiques prévoyant une réduction considérable de la population active de 220 millions d’ici à 2050 après une baisse de 8% ces dix dernières années, la ramenant ainsi de 980 à environ 850 millions d’actifs aujourd’hui. La part des jeunes et des actifs diminuant inéluctablement, celle des personnes âgées de plus de soixante ans croît à vive allure et atteindra un quart de la population d’ici à 2050. Qui paiera leurs retraites et leur fin de vie ? Jusqu’à présent, l’Etat comptait sur les familles pour assurer une fin de vie décente à leurs anciens ; la réduction à portion congrue de celles-ci va en renvoyer la responsabilité sur l’Etat chinois qui devra y consacrer des ressources considérables (20% du PIB) s’il consent à garantir des équilibres sociaux acceptables. C’en est donc fini d’une population chinoise débordante, inépuisable, dynamique et…gratuite. L’automne démographique n’est jamais annonciateur d’avancées spectaculaires ni de grandes conquêtes. Il est plus habituellement signe de replis voire de défaites. Encore faut-il qu’il soit perçu comme tel et n’alimente pas quelques fantasmes de paradis perdus et de revanches désespérées.

En matière économique, l’apogée peut paraître plus discutable tant le système industriel chinois détient de parts du marché mondial et domine dans de multiples domaines de production. Cette capacité monopolistique à certains égards (80% des panneaux solaires par exemple) est une réalité sans doute durable car les termes du marché ne vont pas se retourner en quelques années, les facteurs initiaux étant toujours actuels, notamment le coût de la main d’œuvre et la taille du marché intérieur. Néanmoins, si les chiffres du PIB 2022 culminent à environ 18 000 milliards de dollars (soit 121 000 milliards de yuans), le rythme de la croissance annuelle s’est sensiblement ralenti : il est revenu de 6% en 2019 à moins de 3% en 2022, descendant même à 2,2% en 2020 ; les prévisions pour 2023 sont inférieures aux 5% considérés comme un plancher pour le développement. On est loin du rythme effréné des années 2000 car, là encore, les arbres ne montent pas au ciel et, surtout, les moteurs de la croissance, particulièrement efficients dans une économie émergente, sont devenus poussifs dans une économie mature. Les trois moteurs qu’étaient les exportations, la consommation et les investissements sont tous en perte de vitesse. La longue crise du COVID, gérée de façon drastique par Pékin, les entraves commerciales imposées par les Etats-Unis, la quasi faillite d’une partie du secteur immobilier, ont affecté en profondeur l’économie chinoise et l’empêchent de retrouver une dynamique suffisante pour « ne pas tomber de la bicyclette ».

Les conséquences de ces crises diverses pèsent sur la consommation intérieure qui aurait normalement dû prendre le relais de la croissance. Méfiance ou empêchement pour la classe moyenne, insuffisance de moyens ou épargne de précaution (40% des revenus en moyenne) pour l’autre moitié de la population, la consommation demeure le parent pauvre du système chinois, soit un tiers du PIB là où les pays développés consacrent les deux tiers de leurs ressources. Elles perturbent aussi le commerce extérieur qui est le vrai poumon de l’économie chinoise : dépendante à 50% de ses importations énergétiques et alimentaires pour nourrir l’ogre industriel et démographique, la Chine ne peut se couper des marchés américain et européen. Quant aux investissements, les « IDE », ils sont en chute libre en raison de l’insécurité à laquelle sont soumis les capitaux ; or, ce sont bien ceux-ci, en provenance du Japon, de Corée du sud, de Singapour, de Hong Kong et de Taïwan, qui ont permis en son temps le décollage de la fusée Chine et sont à l’origine du « miracle chinois ».

Impasse sociale et politique

Sur tous ces sujets, on a l’impression que les dirigeants chinois, par sectarisme idéologique ou par méconnaissance des règles capitalistiques, se sont tirés une balle dans le pied. Non seulement ils n’ont pas pu sortir du rigide triptyque initial pour adopter un modèle plus souple d’économie développée, mais ils n’ont pas su ni voulu répartir les fruits de la croissance lorsque celle-ci était astronomique et ont laissé se creuser des inégalités sociales accablantes : les 600 millions de laissés pour compte des Trente Glorieuses ne sont pas près d’accéder au paradis des consommateurs. Au coût pour la planète que fut celui de l’enrichissement de quelques centaines de millions de Chinois, il en faudrait sans doute une seconde pour satisfaire le reste de la population. Même au rythme de 5% de croissance annuelle envisagé pour la prochaine décennie, ce que la conjoncture rend discutable, les objectifs affichés par le PCC d’une société riche ou de « moyenne aisance » pour le centenaire de la République populaire en 2049 paraissent utopiques. Des centaines de millions de Chinois pauvres continueront de subir leur sort dans un pays qui pourrait être d’ici à dix ans la première économie du monde. Cette impasse annoncée pour une partie aussi considérable de la population chinoise, majoritairement située dans les campagnes, serait un échec flagrant pour le PCC dont la légitimité, aux yeux des Chinois, repose avant tout sur sa capacité à perpétuer le mythique « mandat du Ciel ».

Mais la situation n’est pas beaucoup plus encourageante pour les quelques 600 millions de citoyens qu’on peut situer dans la classe moyenne. Certes, ceux-ci sont les vrais bénéficiaires du niveau économique mais il ne faut pas omettre qu’ils en sont aussi les principaux acteurs ; c’est en effet à eux, beaucoup plus qu’au PCC, qu’on doit imputer les mérites du miracle chinois. Or, depuis une dizaine d’années et l’arrivée au pouvoir du Président Xi, le PCC, sans doute inquiet que le magot lui échappe ou qu’une dérive capitaliste et libérale s’empare des élites chinoises, a singulièrement restreint le champ comme la liberté d’action des entrepreneurs. Ceux-ci, formés pour nombre d’entre eux dans les meilleures universités du monde, frottés aux grandes multinationales, adeptes d’un mode de vie universel, subissent comme une régression et, surtout, comme une privation, ce brutal retour à l’autoritarisme et à la surveillance d’un Etat policier.

La difficulté est donc double sur le plan social, à laquelle n’échappe aucune frange de la population : mécontents de demeurer pauvres dans un pays riche pour les uns, inquiets de perdre une liberté durement acquise pour les autres. Certes, le PCC fait encore illusion avec près de cent millions d’adhérents. Mais, parmi eux, combien d’opportunistes qui se réfugient dans le confort intellectuel et matériel qu’octroie le système ; combien de naïfs qui gobent tous les bobards de la propagande ; et bien peu de « vrais croyants », convaincus soit par le marxisme soit par le nationalisme. Selon l’expression de Mao qui ne pensait pas si bien dire dans son propre pays, la Chine politique et sociale apparaît comme « un tigre de papier ».

Un nouvel ordre mondial ?

Ces « défis chinois »1, quasiment insolubles, peuvent expliquer par contraste la soudaine sortie du bois de la Chine dans ses rapports au monde extérieur. Mais même sur le plan international, et malgré une posture d’hyper-puissance, l’Empire chinois, en contradiction avec lui-même et en opposition au système mondial, semble bien mal assuré. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le « profil bas » qu’avait recommandé avec sagesse et lucidité le Petit Timonier Deng, qui a tant bénéficié à la Chine pour s’immiscer dans toutes les instances internationales et y prendre des positions majeures, a été manifestement abandonné depuis dix ans par le Président Xi. Soit que celui-ci ait compris que l’orientation idéologique du système international ne permettrait jamais aux conceptions chinoises, hors du « sens commun » et dénuées de « soft power », de s’y répandre aisément ; soit que s’agitent à nouveau les vieilles notions impériales du « tianxia » qui rendent les dirigeants chinois aveugles au monde extérieur, celui des « yi » – les barbares. Nous pensions ne plus être sujets à ces archaïsmes qui font fi de deux siècles d’histoire politique, mais l’attitude équivoque de l’Ambassadeur de Chine à Paris Lu Shaye lors d’un entretien télévisé récent montre bien que l’ambiguïté reste un des principes centraux de la politique chinoise à l’égard du monde extérieur. Le fait même que certains diplomates chinois se parent du titre de « loups combattants » prouve s’il en était besoin la vacuité du terme de « diplomatie » dans le langage pékinois.

Par la dénonciation croissante des principes fondateurs de la vie internationale depuis les Traités de Westphalie, le Congrès de Vienne et le Traité de San Francisco – certes tous d’inspiration occidentale -, accompagnée de la plupart des ex-puissances impériales (Russie, Turquie, Iran, etc.) viscéralement anti-américaines, anti-occidentales, anti-démocratiques, plus rarement anticolonialistes pour avoir été souvent conquérantes, la Chine joue son va-tout, cette carte ultime que brandit le joueur de poker acculé pour voir le jeu de ses adversaires : la Chine « fait tapis » de son néo-impérialisme, d’une part pour révéler les faiblesses de démocraties critiques et donc vulnérables, d’autre part pour séduire ce qu’on appelle désormais le « sud global » avec sa version revisitée du « miroir aux alouettes ».

Il faut redire ici que, depuis des siècles, sans doute des millénaires, « Zhonghua » – car tel est le nom véritable de ce pays que nous appelons improprement « Chine »2, a méconnu la politique étrangère dont elle n’avait nul besoin, réglant ses problèmes de voisinage par la vassalité et les tributs. L’intrusion des Européens au XIXe siècle dans les affaires chinoises a rompu cette ignorance mais, comme nous le savons, elle demeure la source principale d’une humiliation dont la mémoire est la seconde légitimité du PCC (après le « mandat du Ciel »). Incapable, comme on l’a vu ci-dessus, d’assurer ce fameux mandat dans des conditions réalistes, le PCC n’a d’autre recours que de s’en prendre à l’ordre injuste du monde. Dès lors on comprend mieux la logique de ce retour aux sources et la volonté de nier deux siècles « non-chinois » de philosophie politique et de droit international : le monde tel qu’il est, construit par les Occidentaux, relève des mêmes humiliations que ceux-ci ont fait subir à Zhonghua et à tous les peuples colonisés. Il devient alors schizophrénique de proclamer son attachement à la Charte des Nations unies tout en dénonçant ses principes fondateurs, à commencer par les droits humains.

La contradiction qu’admet la culture chinoise entre son statut respectable de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies et sa vision impériale d’un monde selon laquelle les autres pays n’ont que des relations de vassalité est intenable à court terme dans un monde pour longtemps encore globalisé. La Chine « fait tapis » et abat ses cartes : un brelan impérial certes impressionnant mais dont on verra rapidement le décalage concurrentiel, face aux carrés ou à la quinte que ses partenaires / adversaires ont eu le temps de composer sous forme de capitaux, de technologie ou, plus simplement, de valeurs humaines, celles qui les obligent devant l’Histoire comme le courage et l’abnégation dont font preuve les Ukrainiens. Si la Chine était si sûre de la validité et de l’exemplarité de son modèle – le fameux Consensus de Pékin –, alors elle continuerait d’agir discrètement pour consolider voire renforcer ses positions. La Chine des années Jiang Zemin et aussi du temps de Hu Jintao, celles de « l’émergence pacifique », était sollicitée, parfois enviée, toujours respectée par ses interlocuteurs. La Chine de Xi Jinping fait peur.

Non seulement, elle pourrait être reconnaissante à ses mentors de leur apport décisif mais elle devrait aussi savoir que les liens tissés pendant trente ans de développement hyperbolique ne peuvent s’annuler d’un coup de canif. La Chine est, encore beaucoup plus qu’elle le pense, enserrée dans un vaste écheveau dont elle ne se défera pas par proclamation et dont la dénonciation pour le moins hasardeuse risque de ruiner les positions qu’elle a su acquérir ou qui lui ont été consenties.

Contester l’ordre existant est une chose, problématique nous l’avons dit, mais aussi hypothétique dans la mesure où l’on ne perçoit aucune solution de remplacement dans les formulations avancées. L’alliance avec la Russie paraît à la fois trop disparate et trop opportuniste pour être prise en considération. Certes, ces pays à eux deux constituent presque la moitié du continent eurasiatique (26 des 54 millions de km2) et en imposent donc par leur taille. Un certain nombre de similitudes politiques et idéologiques les rapprochent mais les rapports de forces sont très déséquilibrés à l’avantage de la Chine. Celle-ci, en outre, a une revanche à prendre sur le grand frère soviétique qui l’a tant maltraitée et méprisée, et une humiliation à effacer des Traités inégaux de 1885 qui l’ont privée de la Sibérie orientale et d’un accès à la mer du Japon. L’amitié sino-russe, aussi « illimitée » qu’elle soit proclamée, apparaît à la fois comme une opportunité pour la Chine et une illusion pour la Russie. Stratégiquement, l’Empire du Milieu doit garantir la sécurité de ses frontières septentrionale et occidentale s’il veut consacrer tous ses efforts à desserrer l’étau maritime américain. Et les « routes de la soie » un peu essoufflées depuis leur lancement triomphal en 2013 ont besoin pour progresser d’une Asie centrale favorable et d’un golfe Persique pacifié. L’accord improbable obtenu par Pékin entre l’Iran des mollahs et l’Arabie saoudite de MBS est le maillon qui manquait à la chaîne entre Pékin et Ryad via Téhéran ; et le combat feutré pour attirer Astana dans le camp chinois en dit long sur la rivalité avec la Russie en Asie centrale. Toutes ces avancées, certes notables mais tracées sur le sable des déserts, n’en constituent pas pour autant les fondations d’un nouvel ordre mondial.

Peut-être en va-t-il autrement du club des BRICS, qui ferait contrepoids au Conseil de Sécurité et qui se voudrait être l’épine dorsale d’une nouvelle organisation du monde, avec la participation majeure du « sud global » représenté par l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Mais si le poids des BRICS fait bonne figure face au G7 occidental en termes démographiques et économiques, il ne fait qu’additionner des pays dont l’émergence reste problématique et dont les intérêts sont divergents. On pourrait en dire autant de l’Organisation de Shanghai (OCS), vaste conglomérat sécuritaire sous tutelle chinoise mais dont l’intégration est balbutiante. Pour le moment, et on a pu l’observer à l’égard du conflit ukrainien, ces partenaires supposés alliés de la Chine profitent de la conjoncture pour éviter la crise économique mais ne s’engagent guère politiquement : quoi de commun entre le PCC d’une part, le Brésil incertain de Lula da Silva, l’Afrique du sud corrompue de Cyril Ramaphosa et l’Inde néo-hindoue de Narendra Modi ? Ils apparaissent plus comme des faire-valoir du grand frère chinois et savent que s’ils n’y gagnent rien, ils n’ont par ailleurs rien à perdre.

Tous ces opportunistes, illusionnés par des visions fantasmées du monde et/ou des idéologies fumeuses, se trouvent face à un système-monde imparfait, sans doute injuste, mais construit et fini. Dans un tel monde, le champ d’action est nécessairement à l’intérieur du cadre, là où, par le bon sens et la négociation, il y toujours du « grain à moudre » et des chances d’évolution. La Révolution, Camarades, – avec de grands « R »-, d’accord ! Mais pour quoi faire : mettre un calife à la place du calife ? Dérisoire !

Si les ressources humaines et physiques de la Chine lui permettront longtemps de faire illusion, d’impressionner les opinions publiques, de faire saliver les consommateurs et donc de se maintenir durablement sur le haut-plateau qu’elle a atteint et d’où elle se plait à dominer au moins le monde manufacturier, en revanche sa vision erronée d’un monde heureusement effacé de l’Histoire et dont les « hommes » ne toléreront pas le retour la privera rapidement de toute audience sérieuse. Le plus souhaitable serait que les Chinois s’en aperçoivent d’eux-mêmes.

La Chine est montée très vite, trop vite, vers le sommet du monde. Pour y accéder, il faut y être aidé, encouragé et accepté. Pour ce faire, ne pas suivre la seule voie de ses propres intérêts supposés, mais comme dans toute cordée se montrer solidaire de ses partenaires, surtout lorsqu’ils sont guides de haute montagne ! Dans les conditions actuelles et avec la détérioration du climat, je pense que, faute d’intelligence stratégique, cette cordée n’atteindra pas le sommet et sera contrainte de redescendre au camp de base.

La Chine est une puissance économique par nécessité et le PCC de Xi a donné la priorité à la « sécurité », comme l’a prouvé un confinement archaïque contre l’épidémie de COVID. La Chine est de fait une puissance mondiale et le PCC de Xi y joue la carte idéologique aux dépens de toute stratégie. Président Xi, nous sommes au XXIe siècle !

Eric de La Maisonneuve

1 Eric de La Maisonneuve, Les Défis chinois, Editions du Rocher, 2019.
2 Voir Bill Hayton, L’invention de la Chine, Editions Saint-Simon, 2023.