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ACTUEL 70 – La dissuasion nucléaire en question ?

Si l’on considère l’activité guerrière de la plupart des puissances « dotées », c’est-à-dire détentrices, légitimes ou non, d’armes nucléaires, on pourrait en conclure que la dissuasion nucléaire est désormais datée, qu’elle a fait son temps et qu’elle doit aujourd’hui céder devant la pression, voire la submersion, qu’exercent soit des armements novateurs soit des modes d’action alternatifs.

Soyons lucides et objectifs : oui, la dissuasion a probablement fonctionné entre les deux super-grands durant la guerre restée par conséquent « froide » ; et sans doute aussi dans leurs camps respectifs comme dans leur environnement géopolitique où le seuil des conflits est le plus souvent demeuré infra-guerrier ; non, la dissuasion sous sa forme initiale n’empêche plus les conflits d’entrer dans une phase guerrière ouverte, qu’il s’agisse ou non de puissances dotées. D’une certaine façon, le monde a assimilé et digéré la dissuasion nucléaire et pratique depuis au moins deux décennies des modes de contournement qui pourraient se révéler désastreux. Est-ce à dire qu’une fois de plus dans l’histoire moderne la dissuasion a fait son temps et se trouve dépassée par l’innovation stratégique ?

Il est inutile de revenir en détail sur ce que furent – et demeurent souvent – les théories stratégiques élaborées durant l’ère nucléaire ; mais il parait nécessaire d’en rappeler deux termes essentiels : primo que le nucléaire ne dissuade que du nucléaire et qu’il s’agit bien d’un jeu à somme nulle ; secundo que le nucléaire sanctuarise les intérêts vitaux de la puissance dotée et que celle-ci se trouve alors avoir les « mains libres » hors de ce champ. Or, il semble bien que de nombreux pays, puissances dotées ou pas, soient désinhibés à l’égard de ces principes et se soient libérés des contraintes qu’ils entraînaient.

Le contournement de la dissuasion nucléaire

Et c’est, comme on pouvait le craindre et l’anticiper, par le bas que s’est opéré le contournement de la dissuasion ; par le bas et de façon insidieuse. Le premier et le plus spectaculaire évitement de la dissuasion a été réalisé par les actions terroristes : sans protagoniste étatique affiché contre lequel pourrait opérer une rétorsion radicale, le pays doté soumis au terrorisme se trouve démuni et réduit au lot commun. Les Américains après l’humiliation du « 11 septembre » à New York n’ont eu d’autre choix que de déclarer « la guerre au terrorisme », ce qui à l’évidence n’avait aucune portée stratégique même s’ils orientèrent leur vengeance sur Bagdad et Kaboul. Les Français après les massacres du Bataclan en novembre 2015 eurent un réflexe identique mais appliqué à l’objectif bien réel que représentait Daech, organisation armée installée à cheval entre la Syrie et l’Irak. Les Israéliens après la tuerie du 7 octobre 2023 qui mettait en cause non seulement leur sécurité mais aussi leur existence en tant que nation s’en prirent directement à leurs agresseurs du Hamas et au territoire qui les abritait dans la bande de Gaza. Voilà trois Etats nucléaires dont les doctrines de dissuasion ont été mises à mal par une atteinte directe à leurs intérêts vitaux et dont les capacités de riposte se sont trouvées soit impotentes soit démesurées par rapport aux profils des agresseurs : un marteau pour écraser des mouches ! La dissuasion sensée sanctuariser le territoire et rendre inviolables les intérêts vitaux recèle donc des failles auxquelles les acteurs contemporains ne semblent pas porter une attention suffisante ; à moins que la dimension elle-même terrorisante du nucléaire autorise, par le caractère égalisateur de l’atome, toutes les formes de terrorisme.

Mais il existe pour beaucoup d’acteurs de rang mondial, bien d’autres possibilités, moins contraignantes en apparence, de s’en prendre aux systèmes de défense, qu’ils relèvent de pays dotés ou pas : c’est de circonvenir la dissuasion en s’attaquant aux centres vitaux des Etats, ceux qui sont au cœur des sociétés modernes et dont la sécurité échappe aux modes de protection physique qui relèvent pour l’essentiel des armées. Ainsi des cyberattaques, c’est-à-dire les tentatives de neutralisation par intrusion dans les systèmes informatiques des infrastructures et autres œuvres vives des Etats, qu’ils soient nucléaires ou non. La « dotation » en l’occurrence ne change rien à la vulnérabilité des intéressés ; au contraire, elle souligne en creux leur empêchement et les failles inéluctables de tout système virtuel. Si des cyberattaques non revendiquées s’en prennent à des réseaux informatiques pour les neutraliser ou les infecter, mettant ainsi en péril le fonctionnement de centres vitaux, elles s’exercent hors du champ de la dissuasion et échappent alors à toute mesure de rétorsion. Cette menace sans cesse plus performante nécessiterait, pour être maîtrisée, des mesures de sécurité autrement plus contraignantes que celles qui sont affichées aujourd’hui.

Un autre mode de contournement, inspiré de la méthode de la bande de billard, consiste à agir « en amont » en s’introduisant directement dans le débat politique et social du (ou des) pays concerné(s) pour les déstabiliser. Plusieurs élections majeures, notamment aux Etats-Unis, ont pu être faussées par l’usage intempestif de la désinformation et aussi par le soutien affiché à des candidats extrémistes ou dont le programme politique conviendrait à l’agresseur. Comment donner crédit à un régime politique plus ou moins inféodé à une puissance extérieure ? Sa dissuasion tourne alors à vide, déconnectée des réalités stratégiques du moment et prisonnière de ses allégeances.

Le découplage des systèmes de défense

Mais, outre ces menaces extérieures sur l’effectivité de la dissuasion nucléaire, la politique étrangère et la gestion des conflits d’Etats dotés peuvent elles-mêmes affaiblir sinon la dissuasion elle-même du moins sa crédibilité. On peut en effet considérer que les puissances nucléaires, en s’engageant à tort (souvent) et à travers dans des conflits lointains, voire post-impérialistes, ont déconnecté leur propre dissuasion de leur appareil militaire. Les Américains, puissance globale, échappent sans doute à ce genre de critique, mais pas la France, encore moins la Russie ni Israël, et peut-être pas la Chine si elle suivait la même voie. Les fréquentes déroutes subies par l’armée américaine depuis le Vietnam ont écorné sa réputation et, surtout, donné de l’Amérique une impression de « tigre de papier ». Toutes proportions gardées, on peut faire le même constat pour la France dont la situation militaire en Afrique sahélienne s’est brutalement dégradée au détriment de sa réputation et de sa crédibilité. Les deux pays nucléaires qui sont aujourd’hui en conflit ouvert avec leurs plus proches voisins, à savoir la Russie et Israël, jouent tous les deux une partie serrée et incertaine dont leur dissuasion pourrait sortir très affaiblie. La crédibilité de la dissuasion repose autant sur l’incertitude entretenue sur le seuil d’emploi du nucléaire ou la maîtrise de la gesticulation oratoire que sur la sanctuarisation effective des intérêts vitaux. En tout cas, la sagesse politique et la retenue stratégique des puissances concernées ne sont pas interdites. A trop s’exposer ou à sembler découpler les composantes du système de défense, les puissances dotées ne peuvent qu’affaiblir leur dissuasion. Comme la noblesse, la dissuasion oblige !

A cet égard, il faut rappeler le cas de la France dont la posture de dissuasion a été conçue dans les années 1960 en lien étroit avec les circonstances du moment, à savoir la guerre froide, la rivalité entre les Super-Grands et leurs prétentions impérialistes. Son argument majeur, la dissuasion du faible au fort, c’est-à-dire celui d’enfoncer un coin entre les deux Grands et d’en tirer profit pour sa propre indépendance, cet argument ne vaut plus face au multipolarisme et à la résurgence de conflits majeurs en Europe et dans son environnement proche.

Dans l’euphorie qui a prévalu après la chute du Mur et la réunification allemande, le pouvoir français a cru bon et habile de réduire ses forces nucléaires à deux composantes (maritime et aérienne). En supprimant les deux autres, terrestres, il a tout simplement déconnecté la protection du territoire et la dissuasion. En dissolvant la brigade dotée de nouveaux missiles Hadès en 1992, il a plus précisément coupé l’armée de Terre de la chaîne de défense. Celle-là, libérée de ses liens nucléaires, en a profité pour s’investir dans l’intervention extérieure, seule mission rendue possible par des effectifs anémiques et par la professionnalisation. Comme on pouvait s’y attendre, ces engagements extérieurs, parce qu’ils étaient décorrélés de la mission principale et aussi parce qu’ils intervenaient dans un milieu politique et stratégique en mutation et improprement analysé, ont eu des résultats négatifs et des issues défavorables. Celles-ci pèsent sur la crédibilité de la France, sur son influence en Afrique comme au Proche-Orient.

Rétablir la continuité sécurité-défense-dissuasion

Que Donald Trump soit réélu à la présidence américaine ou pas, le mouvement de fond du désengagement américain en Europe – temporairement bloqué par la guerre en Ukraine – reprendra son cours ; il aura des effets immédiats sur l’OTAN, ses structures et ses moyens. Il s’agit là d’une opportunité pour les Européens de penser enfin la défense de leur continent dans des termes nouveaux. Dans ce domaine, tout ou presque a été proposé et essayé depuis les années 1950 avec les blocages que nous connaissons. Deux Etats empêchaient de fait l’Europe de prendre en main sa défense : les Etats-Unis par leur suprématie militaire, la France par sa volonté d’indépendance.

S’agissant des Etats-Unis, leur probable retrait à moyen terme du front européen signifie sans doute une sérieuse encoche à la crédibilité de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord. Or, c’est sur cette garantie de réassurance américaine que repose la sécurité de l’Alliance et la dissuasion qu’elle exerce effectivement à l’égard de tout agresseur potentiel ; c’est du moins ce que croient la plupart des pays européens. On voit pourtant mal une Amérique éloignée sinon désengagée des préoccupations de défense européenne prendre le risque d’afficher une telle garantie.

Quant à la France, puissance européenne et dotée, elle devrait d’abord restaurer sa dissuasion puis, dans des circonstances nouvelles, en présenter la logique à ses partenaires européens dans la perspective proclamée d’une « autonomie stratégique européenne ». Elle ne peut le faire qu’à une condition, celle de réarticuler son appareil de défense autour de ses forces de dissuasion pour en rétablir la continuité dans un système de sécurité global. Primo, autour du nucléaire et, pour en assurer aussi bien la protection que la crédibilité, une organisation civilo-militaire capable d’interdire les intrusions quelles qu’elles soient et de déjouer les pièges dénoncés plus haut. Secundo, en périphérie ou, si besoin est, dans le rayon des intérêts vitaux européens, avec des capacités de projection chargées en cas de menace, d’abord d’afficher la solidarité française et le lien effectif des soldats français engagés à l’extérieur du territoire national avec la doctrine de dissuasion ; ce serait une façon, non automatique mais négociée au cas par cas, de reprendre en partie les engagements de l’article 5 ; ensuite, comme ce fut le cas pendant la guerre froide vis-à-vis des forces soviétiques, de participer à un combat retardateur au cours duquel pourrait être délivré un « ultime avertissement » par nos forces nucléaires aériennes.

Sommairement exposé, un tel système cohérent rendrait d’une part toute sa crédibilité à la dissuasion française et d’autre part possible une articulation nouvelle pour la sécurité du continent. La France n’y prendrait pas la place des Etats-Unis car elle n’en a ni les moyens ni la volonté, mais elle y aurait la responsabilité d’un « acteur central » tant sur le plan géographique que sur celui de l’assurance-vie. Que ses forces actuelles ne soient capables de « tenir » qu’un front de 80 kilomètres dans un conflit classique est, au contraire du discours ambiant, une information rassurante ; elle signifie que la France ne sera pas tentée de « livrer bataille » au détriment de sa doctrine et n’ira pas se faire piéger dans une guerre conventionnelle qui serait aussi désastreuse que celles de 1870, 1914 et 1940. Alors qu’elle dispose, pour une fois dans son histoire, des moyens de faire respecter son intégrité politique, physique et morale et, par là-même, de protéger ceux de ses partenaires et alliés européens qui accepteraient d’entrer dans sa logique dissuasive.

Eric de La Maisonneuve