Ce serait une bonne nouvelle si c’était une certitude, si nous n’étions pas le jouet des foucades trumpiennes et si cela ne se passait pas sur le dos du peuple ukrainien aussi héroïque qu’exemplaire. Ce serait en effet une excellente nouvelle si l’on pouvait affirmer en cette fin d’hiver 2025 que l’Europe est enfin « libérée » de sa tutelle américaine. Les Européens, en se réunissant et, du moins en apparence, en se rassemblant, semblent donner foi à la rupture transatlantique. La donne, gravée depuis 80 ans dans le marbre occidental, a brutalement changé et les conséquences seront considérables pour la plupart des acteurs mondiaux, à commencer par les intéressés que sont les pays européens au rang desquels il faut compter l’Ukraine, et en suivant pour les deux protagonistes principaux : la Russie et les Etats-Unis d’Amérique.
S’agissant de l’Ukraine, dont le territoire semble être l’enjeu majeur du conflit, elle est l’objet du bras de fer diplomatique auquel se livrent les deux grandes puissances russe et américaine. Sans m’aventurer à pronostiquer le sort qui sera fait aux propositions en cours à la mi-mars, toutes objets de spéculations et de commentaires divers, il paraît prioritaire de replacer la situation dans son contexte géopolitique.
La volonté impériale russe
Certes, l’Ukraine est le point focal de l’affrontement avec la Russie avec tous les arguments que déploie le Kremlin pour disqualifier son adversaire et tenter de le récupérer dans sa zone de souveraineté. La Russie a des réflexes d’empire et ne supporte pas que son « étranger proche » échappe à son influence et donc à ses intérêts. Mais derrière cette adversité et la détermination, constamment affirmée, qui est celle de Vladimir Poutine d’anéantir l’Ukraine en tant que « nation » alors qu’il la considère comme une province historiquement et culturellement russe, ne se cache pas son hostilité au « monde occidental » et sa haine pour ce qu’il représente sur le plan politique et idéologique. C’est bien cet Occident qui a précipité la chute de l’Union soviétique, avatar de l’Empire russe, et qui a ensuite tout fait pour affaiblir la Fédération de Russie par un rapprochement et une extension de l’OTAN sur ses marches slaves. Or, dans l’Occident tel que le conçoit Vladimir Poutine, il y a d’abord et avant tout la super-puissance américaine abhorrée, puis ses vassaux européens pour lesquels le tsar n’a que mépris.
En 1959, le Général de Gaulle le disait pertinemment lors d’un Conseil consacré à la question algérienne : « la Russie n’est pas le problème de la France, c’est le problème de l’Amérique ». La sentence n’a pas vieilli, car les réalités de la géographie comme les lois de la géopolitique sont intangibles. La Russie de Poutine se considère comme l’empire continental eurasiatique, entourée de vassaux et de partenaires (la Chine ?), et n’a d’adversaire sérieux que celui qui lui fait face en Amérique et qui, en tant qu’empire maritime, peut la gêner voir l’empêcher dans l’exercice de son « imperium ».
Pour résumer l’interprétation que je fais de la vision géopolitique de Vladimir Poutine, s’attaquer à la première ligne ukrainienne ne peut que révéler la faiblesse voire l’inexistence de la deuxième ligne européenne et obliger la troisième ligne américaine à sortir du bois, soit pour prendre le risque et la responsabilité d’un affrontement militaire direct dont l’idée même terrorise les opinions publiques, soit pour prendre le chemin d’une entente entre « puissances impériales » et mettre le monde à leur main. Alternative dont le second terme convient parfaitement au nouveau Président américain et pour lequel il a donné de sérieux gages. En attaquant l’Ukraine, Poutine a voulu faire plier son adversaire américain et tout laisse à penser qu’il peut y parvenir.
C’est là qu’intervient la doctrine Guerassimov, du nom du chef d’état-major russe qui a repris l’essai des colonels chinois sur la Guerre hors limites (Payot, 1999) et qui définit ce que nous appelons « guerre hybride ». D’après ses déclarations (2013) – et il a dû en convaincre son président qui l’a alors nommé au poste de généralissime –, pour être gagnable la guerre doit être globale, c’est-à-dire qu’il faut y employer à égalité tous les moyens disponibles : militaires contre les forces armées, cyber contre les centres névralgiques, psychologiques contre les opinions publiques, etc. Si la Russie mène une guerre militaire – mais pas que – contre l’Ukraine en obligeant les Occidentaux à s’y engager au moins techniquement, elle n’a jamais pensé pouvoir les vaincre sur ce seul terrain : la marche est trop haute. En revanche, elle connaît les problématiques européennes et sait pouvoir accentuer les divisions des 27 membres de l’Union européenne, elle encourage les partis politiques qui lui sont favorables et dont l’accès au pouvoir ruinerait et l’unité européenne et le tropisme antirusse. Elle connaît aussi bien les fractures comme les vulnérabilités américaines et elle en joue constamment, y compris en ce début de 2025. Partout où elle le peut, la Russie fragilise, sabote, assassine, jetant le trouble et la confusion dans un monde qui se croyait aseptisé, vacciné contre les « méchants » par son culte des bonnes intentions et…sa grande naïveté.
Le désir américain d’Empire
Ce que l’on croit percevoir de la conception géopolitique du Président Trump, c’est une vision globale concentrée sur trois empires mondiaux : l’américain au-dessus des autres car il englobe tout un continent sans adversité (avec le Groenland et le Canada vassalisé), le chinois et le russe ensuite qui se partagent le continent eurasiatique, l’un face au concurrent indien, l’autre opposé à l’Union européenne. Le reste du monde, c’est-à-dire l’Afrique et le Moyen-Orient, peut être considéré comme un « terrain libre » pour ces trois dinosaures.
La rupture transatlantique initiée par le Président Trump vient confirmer cette conception simpliste qui, par ses implications directes, bouleverse radicalement la donne pour les Européens comme pour Vladimir Poutine mais pas nécessairement dans le sens espéré par le trublion américain. En lâchant ses alliés en rase campagne et en pleine guerre, Trump déstabilise le jeu russe et oblige les Européens à renforcer leur main ; il prend en outre le risque de décrédibiliser sa propre position dans le monde et de fragiliser son statut impérial hégémonique (America first).
Le premier point d’étude concerne l’apparente volonté de Trump de se rapprocher de la Russie, d’abord en condamnant l’Ukraine telle qu’elle est reconnue internationalement dans ses frontières et sa souveraineté, ensuite en abandonnant ses alliés traditionnels, enfin en proposant d’engager une négociation pour mettre fin au conflit armé en Ukraine. Du point de vue de Poutine et selon ses déclarations répétées, le tsar russe ne devrait pas approuver une telle approche pour au moins trois raisons : l’Ukraine ne doit pas seulement être vaincue mais démantelée et la paix ne peut résulter que de sa neutralisation ; l’Europe tant méprisée et divisée ne peut que réagir à la rupture transatlantique, faire front commun avec une OTAN relookée et se constituer en adversaire déterminé ; enfin, malgré la bonne volonté d’un Trump médiateur et faiseur de paix, l’Amérique demeure malgré tout et aux yeux de l’histoire l’adversaire principal de la Russie. Sur le plan personnel comme diplomatique, Poutine va manœuvrer de telle façon, alors que le Président américain agit de façon impulsive et désordonnée, que lui-même demeure le maître des horloges et des événements.
L’objectif de la politique mondiale du Président Trump, à savoir un « copinage » avec son homologue russe, peut toujours paraître à portée de main avec un dictateur aussi roué que Poutine. Celui-ci pourra tenter de prendre le dealer par les sentiments, c’est-à-dire les terres rares, le pétrole et les échanges commerciaux avantageux ou de l’entraîner dans de longues négociations ; mais dans la vie réelle, il ne se gênera pas pour continuer de faire incendier les pétroliers ravitailleurs de l’armée américaine, de saboter les câbles sous-marins de la Baltique et de cyber-attaquer des rouages administratifs et économiques cruciaux. Cela serait très étonnant que Poutine, sentant venir une victoire militaire et politique – capitulation de l’Ukraine, division et faiblesse de l’Europe –, se laisse séduire par la vision simpliste et court-termiste d’un Président américain sans stratégie.
Quant à l’Empire du Milieu, le bien nommé, qui serait le troisième de la galaxie trumpienne, il va sans dire qu’il a une considération relative pour le président américain, son activisme brouillon et ses foucades. Il est probable que Pékin ne voie pas d’un mauvais œil le chaos qu’a provoqué l’aventurisme de Trump : l’Amérique s’est éloignée de ses alliés, y compris dans la zone Pacifique, l’Europe pourrait se solidifier et devenir enfin un partenaire global, la Russie enfin, déjà très dépendante du commerce avec le Chine, serait durablement accrochée à son « amitié illimitée ». Même le deal probable sino-américain auquel les deux protagonistes ont tous deux intérêt à parvenir ne changera pas, d’ici à quatre ans, la profonde méfiance, pour ne pas dire l’hostilité, qui est montée en Chine à l’égard des Etats-Unis ces vingt dernières années. Une nouvelle et fausse « triple entente » impériale – Etats-Unis, Russie, Chine -, qui voudrait s’imposer au monde du XXIe siècle, aurait le sort qu’eurent dans le passé ces alliances contre nature, celui de mettre le feu à la planète. En jouant à ce jeu, l’Amérique ne se fera au mieux que des « partenaires » avec les deux autres empires, et elle se trouvera seule au monde, ayant perdu dans cette folle aventure ses Alliés, en Europe certes mais probablement dans le monde entier, qui constituaient le maillage à travers lequel s’exerçait la puissance américaine.
La possibilité d’une Europe
Le principal effet des emportements du Président Trump, en rompant avec ses alliés européens, celui de la sidération, est de les avoir mis au pied du mur et forcé à réagir ensemble. Lui qui rêvait sans doute d’une Europe divisée et affaiblie l’a sans doute sortie d’une trop longue torpeur. Après plus de trente ans d’une parenthèse enchantée, l’Europe se retrouve dans une posture qu’elle a affectionné durant la guerre froide, celle d’avoir un adversaire, celui qui en théorie comme en pratique est son exact contraire et la nie en tous points, celui qui fait mentir la formule géographique mais a-stratégique d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. Et voilà retrouvé cet « ennemi russe » contre lequel elle a passé un demi-siècle à se construire comme une entité économique et une originalité politique. Sauf qu’elle se retrouve seule contre la Russie et que la protection américaine, qui lui a permis par ailleurs de consacrer tous ses efforts, notamment financiers, à son modèle socio-économique, lui fait défaut. Comment donc maintenir ce modèle qui est son ADN tout en reconstituant un système de sécurité crédible et suffisant face aux dangers divers et majeurs qui menacent son existence ? L’Europe en a évidemment les moyens, mais le problème n’est pas là, contrairement à la doxa ambiante, il est dans la volonté politique et dans l’organisation à laquelle elle conduit.
Certes, l’Europe est libérée. Libérée d’une tutelle pesante et d’un partenaire envahissant. Libérée mais au pied du mur et face à ses responsabilités. Responsabilités d’abord à l’égard de l’Ukraine qui se bat avec résolution et bravoure depuis au moins trois ans contre un agresseur barbare et criminel. Responsabilités aussi à l’égard de plusieurs des membres de l’Union, géographiquement et directement exposés aux ambitions impériales de l’ogre russe, comme les Etats baltes et la Moldavie. Responsabilités enfin pour protéger et défendre – quoi qu’il en coûte – son projet politique porteur de liberté et respectueux du droit. Après des décennies de sujétion, voire de vassalisation, les Européens, du moins ceux qui n’ont pas renié leurs valeurs libérales et démocratiques, vont pouvoir enfin sortir de leur hémiplégie et adopter une démarche stratégique. Si l’Europe est affranchie du leadership américain sans préavis et dans des conditions d’une rare brutalité, elle se trouve aussi dans la position des baigneurs à marée basse dont on découvre qu’ils sont nus. La surprise est donc totale et le choc rude. En quelques jours, se pose toute une série de questions auxquelles il faut donner une réponse qui soit à la fois rapide, coordonnée et durable.
L’urgence absolue concerne l’Ukraine. Le lâchage brutal des Etats-Unis est dramatique et doit être compensé pour permettre à ce pays héroïque de tenir le temps nécessaire pour lui éviter une capitulation dont les conditions seraient inacceptables ; en l’occurrence, les circonstances commandent : la situation difficile de l’Ukraine oblige les Européens à faire flèche de tout bois et à soutenir militairement Kyiv avec tous les moyens dont ils disposent, y compris ceux de leurs propres forces ; bonne manière d’appliquer le « quoi qu’il en coûte ».
Pour le reste, s’agissant de la sécurité européenne, il conviendrait d’agir dans l’ordre dont la priorité n’est pas celle des moyens financiers mais bien de l’organisation et de l’architecture d’un système repensé. Les Européens disposent de deux structures, l’Union européenne qui a compétence en matière de sécurité et l’OTAN dont la finalité est la défense. C’est sur ces deux piliers qu’il faut agir en même temps.
S’agissant de l’OTAN, une négociation doit être entreprise dès que possible avec les Etats-Unis d’une part pour mesurer leur niveau de détermination à réduire leur contribution, d’autre part pour leur proposer de « racheter » une partie de leurs engagements. Sans épiloguer sur leur part exacte dans le « capital » actuel de l’OTAN, on pourrait envisager de leur en reprendre – par exemple – 20% pour environ 200 milliards de dollars, transfert qui serait financé par le Fonds Européen de Défense et qui pourrait être étalé sur une dizaine d’années, temps nécessaire à la montée en puissance d’un système dans les mains majoritaires des pays européens. Dans ce transfert, on pourrait envisager le poste de SACEUR, les bases logistiques et les réseaux de communication installés sur le territoire européen ; les forces américaines restantes ayant le statut qu’avaient les forces françaises en Allemagne pendant la guerre froide, en appui et en deuxième ligne. Dans cette hypothèse, la dénomination OTAN devrait être abandonnée pour celle, plus réaliste, d’Organisation de Défense des Européens et Alliés (ODEA). Cette structure à 32 Etats (avec les Etats-Unis) ne saurait être opérationnelle en l’absence du leadership américain qu’il faudrait remplacer par un « Comité stratégique » constitué de quatre pays (France, Allemagne, Pologne, Italie) ou cinq (si l’on inclut le Royaume-Uni) où les Etats-Unis conserveraient un poste d’observateur. Négocier la reprise de l’OTAN par les Européens et sa transformation en outil défensif aux mains de ceux-ci paraît la première application de la nouvelle liberté européenne.
S’agissant maintenant de l’Union européenne, dont les compétences sont étendues au périmètre de sécurité, c’est-à-dire à l’ensemble des dispositifs de protection y compris celui de la défense, il lui revient de faire l’inventaire de ses responsabilités, de les structurer et de les financer. Chacun des Etats membres demeurant maître chez lui et, donc, responsable de sa Défense nationale, il lui revient de financer ses forces armées sur son budget, étant entendu que les installations et investissements communs seront à charge du Fonds européen. Cette répartition devrait permettre d’éviter de faire peser une charge excessive sur les budgets nationaux. Pour sceller ce virage européen dans les textes, une révision des Traités devrait être envisagée, notamment pour créer au sein de l’Union européenne un « Conseil de Sécurité » doté d’un directoire compatible avec le « Comité stratégique » du système de défense. Cette double articulation devrait permettre, d’abord de réarmer selon les besoins exprimés par un éventuel Livre blanc et par l’état-major européen, ensuite de coordonner les actions de protection dans tout le spectre de la sécurité, de la défense militaire à la lutte contre le terrorisme, de la sauvegarde des données au respect des règles internationales. Quant à la position de la France dans un tel dispositif, elle sera l’objet du prochain ACTUEL.
Eric de La Maisonneuve