Journal 2021
Janvier 2021 – Rarement vœux ont été si retenus voire moroses après cette année noire. Et peu de raisons pour que la césure des « fêtes » y change quoi que ce soit. Nous avons donc démarré dans la grisaille générale, celle de la météo qui n’étonnera personne, celle de la population bousculée dans ses habitudes festives ou simplement sociales, celle enfin d’une vaccination anti-COVID qui, le moins qu’on puisse dire, ne semble pas partie sous les meilleurs auspices. Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas : masques, tests et, maintenant, vaccins ! C’est pourtant la seule chance de s’en sortir, d’abord avec moins de décès, ensuite avec moins de casse sociale et économique. Puisque guerre il y a, paraît-il, je reproche au général en chef de n’avoir pas engagé tous ses moyens, y compris ses ultimes réserves, dans cette bataille décisive. Pour avoir abandonné l’étude du grec ancien, on en finit par ignorer le kairos, cette opportunité dont les anciens nous disaient qu’il fallait la prendre aux cheveux.
Cette courte introduction pour dire qu’à défaut d’un troisième confinement, dont la survenue n’est pas exclue, et devant l’ampleur des sujets d’actualité, je ne vais pas résister très longtemps à la tentation de reprendre la plume, en l’occurrence le clavier, pour poursuivre ce bloc-notes qui m’a été très utile, l’an dernier, d’abord en m’intéressant de plus près aux préoccupations géopolitiques et stratégiques du moment, ensuite en y ajustant et comparant mes arguments à ceux des commentateurs attitrés. Mon angle de vue peut paraître décalé, est-ce pour autant la preuve d’un incorrigible esprit de contradiction ou l’effet rampant d’une sourde influence taoïste ? J’opterai, plus héroïquement, pour une « volonté de résistance », et aussi, plus rationnellement, pour une manie intellectuelle de retour à l’essentiel. Voir le monde autrement et du « dehors » autoriserait pourtant un regard plus froid mais pas nécessairement moins tendre, comme celui qu’on peut avoir à l’égard d’une connaissance familière.
La rivalité triangulaire sino-américano-européenne est, semble-t-il, la pierre d’achoppement du siècle géopolitique. Elle découle directement de la « théorie du tabouret » que je prône depuis longtemps, le trépied étant d’abord plus confortable et moins casse-gueule que de simples échasses haut-perchées, la théorie rejoignant enfin la réalité et l’éloignant autant que possible du venin idéologique qui a tant empoisonné ce début de siècle. Cette rivalité triangulaire inédite va commencer de déployer ses arguments et, Biden aidant, nous réserver – très probablement – de nombreuses surprises. Côté américain sans doute. Côté européen, pourquoi pas ? D’après le politologue américain Fareed Zakaria1, « Comme les Etats-Unis vont conserver leur rôle de premier plan dans un monde de plus en plus bipolaire avec la Chine, il serait bon que l’Europe joue un rôle de tiers, de modérateur, et peut-être de médiateur, afin d’éviter une guerre froide entre ces deux puissances…Pour maintenir l’équilibre entre compétition et coopération, nous avons besoin de l’Europe…Les dix à quinze années qui suivent seront difficiles et incertaines ». Il ne faudrait pas toutefois se laisser focaliser par ce grand jeu : les trublions impériaux russe et turc vont sans doute profiter des circonstances, sans oublier quelques autres qui ne vont pas se gêner pour tenter de jouer leur partition dans cette atmosphère de fin de récréation, si toutefois les vagues ultimes de la pandémie leur en laissent le loisir.
Ce qui paraît être inquiétant dans ce capharnaüm, ce sont les « dérives guerrières », ces formes alambiquées, sournoises, souterraines et en même temps hypermodernes que peut prendre l’expression des antagonismes. Nous ne sommes pas pour autant menacés, tant s’en faut, par le « retour de la guerre », ce combat dit de « haute intensité » que prédisent nos généraux retraités du G2S ; je leur ai répondu par un article qui sera publié dans la RDN en mars prochain. Non ! Ce qui pèse le plus sur le monde de 2021, c’est bien la dérive de la crise qui, par le dessous des cartes, modifient sensiblement la donne de la polémologie. Dans la théorie aronienne du « ni guerre ni paix », la solution sous-jacente que préconisait le philosophe était celle du règlement des rivalités par le compromis diplomatique et le développement économique, selon la doctrine libérale. Cet équilibre critique a été rompu sur le plan international par la politique de Gribouille américaine, il est mis à mal dans le domaine économique par les ravages épidémiques. Un retour affirmé des Etats-Unis sur la scène mondiale comme la réussite éventuelle de la campagne mondiale de vaccination seraient à même de freiner ces dérives. Entre celles-ci et la catastrophe finale annoncée par les Cassandre, se profile le spectre des « guerres invisibles »2 qui, en jouant le dessous des cartes, vont sensiblement modifier le cours de la polémologie. J’y reviendrai plus tard en reprenant la lecture de l’ouvrage prémonitoire (publié en 1999) des deux colonels chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui sur « la guerre hors limites »3.
La crise peut, en effet, être une chance (une opportunité diraient les Chinois – weiti) à condition de la « schumpetériser » (activer la destruction créatrice) pour sublimer la situation et ouvrir une nouvelle ère à l’humanité. Elle peut, tout autant, si elle continue de n’être ni analysée, ni comprise, ni maîtrisée, déboucher brutalement, à l’occasion d’une possible convergence de circonstances sociales, économiques et climatiques dégradées, vers des situations de catastrophes en série (l’autre sens du weiti chinois). Nos moyens de résistance, à peine capables de tenir les divers fronts de la crise, seraient alors emportés par la bourrasque des événements et, sans doute aussi, par la fureur des populations. D’où la nécessité de chercher – et de trouver – des issues de secours à la crise échappant aux forces centripètes qui nous y replongent et en aggravent les méfaits ; nous sommes fascinés par l’œil du cyclone. Nous ne pourrons pas faire l’impasse sur ce qu’on appelle un changement de paradigme et qui n’est autre qu’une plongée vers l’avenir.
Pour revenir au bouleversement géopolitique en cours, l’effondrement libanais peut servir de modèle de la déliquescence voulue et organisée aussi bien de l’intérieur du pays que par ses mandataires et obligés. Toutes les fonctions attribuées au pays du Cèdre – façade enjouée et opulente du Proche-Orient, laboratoire de cohabitation religieuse, point d’appui d’influence occidentale – ont été balayées ou sont tombées en déshérence. Les fautes sont certes partagées mais l’immoralité des clans dirigeants libanais et leur boulimie financière, aveugles à toute raison commune, ont précipité ce pays béni des dieux dans la spirale de la faillite. Le Liban est exemplaire de ce qui attend ceux des pays qui ont tendu la corde à se rompre, au mépris de l’histoire et de l’humanité. De façon plus générale, l’Occident n’en a pas fini avec le contentieux impérialiste. Et la redistribution des cartes va se poursuivre au gré des atouts que les joueurs sortiront de leurs manches. Première inconnue.
La crise sociale et économique que provoque la pandémie sera évidemment le sujet principal de nos inquiétudes, renforcé par l’inadéquation des réponses ou, tout simplement, l’impuissance des Etats dits modernes (les démocraties libérales en particulier) face à un fléau qu’on jugeait moyenâgeux. L’onde de choc a été d’une telle violence et se révélera d’une telle profondeur que nul ne peut, à l’aube des années 20, en mesurer les conséquences directes ni les effets à long terme. Peut-être, si l’on tient compte de ce qu’il se passe aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques des démocraties libérales, sont-ce les prémisses d’une nouvelle révolution, celle qui marquera la fin des Temps modernes, inaugurés au XVIe siècle et caractérisés par la quête prométhéenne du « progrès », cette volonté de puissance illimitée de l’homme sur ce qui l’environne et qui oserait lui faire obstacle. Au-delà de l’économique et du social, c’est bien la question politique qui est posée, celle de l’adaptation des régimes démocratiques aux pièges de la crise, leur résistance aux populismes, leur capacité d’endettement, leur lutte contre les inégalités sociales. L’administration américaine, dans ses premières indiscrétions, aurait le projet de réunir un D10 – sommet des dix grandes démocraties alliées. Intention louable, mais quid des rivalités du terrain, en souhaitant que la gestion erratique de la crise sanitaire ne débouche pas sur la catastrophe redoutée. Deuxième inconnue, à double entrée celle-ci, économique et politique, le système capitaliste et les régimes démocratiques étant à part égales sur la sellette.
Sur ce sujet, la contribution d’un sociologue de la qualité de Jean Viard mérite qu’on s’y arrête4. Dans cette chronique de la pandémie COVID 19, rédigée au printemps 2020, Jean Viard fait le constat provisoire de nos carences et de nos incertitudes : « la révolution du cadre espace-temps stable depuis plusieurs siècles et bouleversé par la globalisation et le numérique ; le désarroi des individus, chassés de leurs compartiments socio-économiques et reclassés artificiellement dans des catégories inexistantes, un mélange à la fois déconcertant et explosif qui fait craindre aussi bien des temps d’émeutes que l’irruption de pouvoirs populistes, ou les deux en même temps… » J’y relève quelques assertions : « Le choix entre deux révolutions, celle des casseurs et celle des gouvernants… Remettre au centre de la société le critère d’utilité à la place de la réussite ou du paraître…Le progrès n’était plus le fruit de batailles politiques pour plus de justice mais celui de l’offre sans cesse croissante d’objets de moins en moins chers… ». Mais les pistes proposées par le sociologue (retour du politique, vers un projet écolo-sociétal…) semblent déjà dépassées. En réalité, la page n’est pas si blanche : l’incapacité à faire bouger le système comme la force des habitudes en occultent déjà une grande partie rendue ainsi inexploitable ; de plus l’absence ou la faiblesse du projet ne permettent pas d’en tracer un dessin perceptible. Jean Viard a écrit son livre trop tôt, comme si l’épidémie du printemps 2020 était un phénomène en soi après lequel on pourrait recoudre le tissu déchiré et remettre de l’ordre dans un dispositif dérangé. La réalité de 2021 est toute différente : le phénomène du printemps 2020 n’était que la première séquence d’une histoire épidémique dont nous ne sommes pas capables d’envisager la fin ; la deuxième séquence s’est déroulée à l’automne 2020 qui a tout remis en question, à commencer par la nature du virus avec ses multiples variations anglaise, sud-africaine, brésilienne, qui font flamber l’épidémie dans le monde entier – et la Chine ne semble pas épargnée – et qui font douter de l’efficacité durable des premiers vaccins qui arrivent sur le marché sanitaire. Cela pour dire que les conséquences envisagées en juin 2020 sont tout à fait hors de propos aujourd’hui, qu’il va falloir effectivement disposer d’une « page blanche » et se mettre sérieusement au travail pour « imaginer » les ruptures que va nécessiter une indispensable reconfiguration des systèmes socio-politiques. D’ailleurs, si j’en crois les bons journaux, les « gens » commencent à prendre conscience que le « monde d’avant » est un paradis définitivement perdu et qu’il leur faut – au risque de ne plus se supporter – se reconstruire un univers de « moindre mal », quitte à le faire en marge de la règle commune ou au détriment de l’intérêt général. Où l’on se rend compte qu’un demi-siècle d’individualisme à tout-va a modifié en profondeur les mentalités : le « pour soi » de chacun l’emporte et la transgression devient la norme.
La troisième inconnue, celle qui devrait déjà nous préoccuper, s’appelle « le monde de demain ». Si nous nous laissons absorber par le double engrenage du désordre mondial et de la crise socio-économique sans garder un troisième œil sur l’avenir, nous sortirons rincés de cette double épreuve. Comme le souligne Alexandre de Rothschild, président de la célèbre banque éponyme, « la reprise dépendra de l’énergie que nous mettrons à repartir. Le danger est celui de l’usure, de l’épuisement. La société est irritable, fragilisée. Il y a un risque d’effet cocotte-minute après cette période prolongée pendant laquelle de très nombreux êtres humains ont été privés d’exutoire. Ce qui va sortir de là, c’est la plus grande inconnue » (in Le Figaro – 30 janvier 2021). L’énergie de repartir doit d’abord se traduire par une dynamique politique : à défaut d’une confiance largement entamée par les péripéties de la crise sanitaire, c’est d’audace dont nous avons besoin, sans calculs politiciens pour récupérer d’un côté des voix de droite par telle mesure sécuritaire, d’un autre des suffrages de gauche en socialisant le projet. Elle doit ensuite s’appuyer sur un projet de rupture aussi bien sociale que technique, un double pari sur le goût de l’aventure des Français et sur la réussite d’investissements techniques qui remettront la France en tête du peloton. On vante le courage politique, il en faut. Mais on sous-estime trop souvent l’audace intellectuelle et technique, celle qui crée la surprise et déclenche l’enthousiasme. Ne croyons surtout pas que cette crise est banale et que quelques mesures opportunes permettront un retour à la normale dans six ou huit mois, à ce « monde d’avant » sur lequel nous pouvons définitivement faire une croix. Une génération qui n’a connu ni les épreuves de la guerre ni « la difficulté de vivre », habituée à gérer les aléas des évènements, va être confrontée au destin : elle va devoir inventer l’avenir. Cette troisième inconnue ne supplante pas les deux autres, elle se confond avec elles et nous prévient que, si le court terme demeure prioritaire, le long terme n’attend pas pour autant !
Jeudi 28 janvier – Le troisième confinement, tant redouté et si mal envisagé, est paraît-il une question de jours. Le variant perfide venu d’outre-Manche, introduit par effraction sur le continent voilà trois mois, s’y est installé et commence d’y déployer ses méfaits à un rythme exponentiel ; au sens propre du terme, il double le nombre de ses victimes toutes les semaines. Il ne faut pas être médaillé Fields pour se rendre compte qu’au taux supposé actuel de 10%, il prendra l’ascendant sur l’épidémie d’ici à la fin de février. La situation serait donc sanitairement intenable, et d’autant plus que les doses de vaccins ne sont pas disponibles en nombre suffisant pour lutter contre l’explosion virale en immunisant les personnes à risque. Une fois encore, la faute à pas de chance ou à l’abyssale incompétence du système administratif français ? Je me garderai bien de pencher dans un sens ou dans l’autre, ce genre de prise de position étant parfaitement stérile ; seule compte la situation à laquelle nous sommes confrontés et les mesures prises pour y faire face. Pour ma modeste personne, je suis parvenu à avoir un rendez-vous de vaccination lundi prochain au Centre médical d’Anglet implanté à la Chambre d’Amour, tout un programme.
Lundi 1er février – Vacciné depuis ce matin avec plus de 46 000 de mes congénères (maigre bilan quotidien), j’entre dans le camp encore étriqué (2,95%) de ceux sur lesquels bientôt le risque ne pèsera plus d’encombrer les salles de réanimation. Soulagement en phase avec la décision (provisoire ?) du Président de ne pas faire subir un troisième confinement à une population maltraitée par un an de stop and go déroutants et, pour beaucoup, épuisants. J’ai retrouvé mes marques dans ma thébaïde d’Anglet depuis moins d’une semaine et, avec elles, un temps venteux, humide et doux qui n’exhorte pas à affronter des éléments effectivement hivernaux ; l’océan ce matin était colérique, blanc d’écume jusqu’aux lointains, la « neige de mer » recouvrant les plages et balayant les promenades. Février est pourtant réputé pour sa douceur, les mimosas en fleurs en portant témoignage. Encore un peu de patience et nous verrons poindre les premiers signes du renouveau.
Par nos temps délétères, je voudrais revenir sur le dernier opus de François Jullien, mon sinologue préféré. Il traite d’un concept hermétique qu’on aurait pu éclaircir, ce que je vais tenter de faire pour moi-même quitte à diverger de l’idée première de l’auteur. Il s’agit de la « décoïncidence » que François Jullien estime être la pierre d’achoppement de notre époque tourmentée et complexe car pluri-civilisationnelle. Pour la première fois, en effet, deux civilisations majeures et fortement dissemblables – la chinoise et l’occidentale – se voient obligées de coexister voire de collaborer en dépit de leur exclusivité revendiquée ; leur antagonisme supposé les immerge plus profondément encore dans leurs prétentions à la suprématie, au prix élevé de frictions et au risque réel d’inflammations contagieuses. Comment voir l’autre en effet autrement que comme adversaire si l’on reste intoxiqué par son propre camp dont la propagande a autant pour objet de mobiliser les uns que de soumettre les autres ? Le danger d’engluement dans des conceptions contradictoires est donc une menace non seulement pour une hypothétique harmonie mondiale mais aussi pour la recherche de solutions de compromis qui ne compromettraient ni le développement ni la paix sociale à l’intérieur de chaque système. Il faut donc tenter de sortir par le haut de cette situation intenable et éviter ainsi d’entrer dans un nouveau cycle guerrier dont, comme par le passé, nous n’avons aucune idée ni des bouleversements probables ni des issues possibles.
La décoïncidence, c’est la stratégie de sortie du cadre : cesser de penser ou de voir les choses et les événements dans leur contexte, dans leur « jus », mais les regarder de l’extérieur, hors du cadre conventionnel dans lequel on est habitué à exercer son jugement et où, justement, tout coïncide. C’est se désincruster, s’extirper du piège et se hisser hors du cercle de la pensée normative. C’est un concept évidemment chinois, profondément taoïste selon Lao Zi qui conseillait de se placer sur la rive pour contempler le cours du fleuve (et, à l’occasion, de voir passer le cadavre de son ennemi), et qui est un des fondements de l’art stratégique tel qu’un Sun Zi le décrit. Personne, dans les deux camps, chinois et occidental, ne semble prêt à le considérer, tant les revendications sont affichées et paraissent irréductibles, chacun s’enfermant dans sa logique et dans ses certitudes. C’est pourquoi il faudrait un support à la décoïncidence, une zone refuge où elle pourrait s’exercer et d’où elle pourrait essaimer.
C’est tout l’intérêt de l’entrée en lice d’un tiers « extérieur », rôle que pourraient jouer les Européens, à condition toutefois d’abord qu’ils soient en capacité de l’exercer, ensuite qu’ils en acceptent l’apparente neutralité. Décoïncider pour les Européens consisterait pratiquement, non pas à se renier, mais à se constituer comme « entité stratégique autonome », en fait à acquérir au minimum leur liberté de jugement sinon leur liberté d’action. Pour être clair, cela ne suppose pas de marcher sur les eaux mais soit de se mettre sur la plage en position d’attente, soit de naviguer de concert dans la flotte mondiale. Intellectuellement, c’est sans doute difficile pour une pensée européenne qui laboure son propre sillon depuis quatre siècles et qui n’envisage pas de sortir de son confort conceptuel. Ce serait pourtant dans la logique des mouvements de la pensée inaugurés au milieu du XIXe siècle : la décoïncidence viendrait achever le cycle contestataire de la déconstruction en ouvrant une nouvelle perspective de régénération.
Jeudi 4 février – J’ai reçu récemment d’un correspondant un message quasi désespéré sur la situation de notre pays. Empêtré dans sa bureaucratie, ralenti par la multiplicité de ses couches administratives, figé dans son conformisme, sa frilosité, son aversion au risque… Le principe constitutionnel de précaution nous a tétanisés. Et ils sont encore arrogants les dirigeants médiocres qui nous ont maternés sur ce chemin de couardise ! La seule question qui vaille, au lieu de se lamenter comme le rabâchent les déclinistes professionnels, serait d’entreprendre de sortir du cercle vicieux ou, autre métaphore, de la spirale qui nous aspire vers les bas-fonds. Car nous en sortirons, sans doute en piètre état compte tenu de l’addition des abandons, car il y a une fin à tout, même aux épidémies : par la mort anticipée pour beaucoup, par la récession pour un grand nombre et par l’effondrement pour certains plus exposés, plus malchanceux, plus fragiles ; par le désespoir pour la plupart, comme ce correspondant affligé de contempler son pays – la France, qui n’est pas négligeable – subir à nouveau « une étrange défaite » due aussi bien aux circonstances qu’à la négligence des Français. Certes, le territoire n’est pas « occupé », mais ce serait presque pire, toute révérence gardée, tant les esprits sont préoccupés. Et ce serait, comme jadis, à nous-mêmes qu’il faudrait nous en prendre car nous sommes les seuls auteurs de nos déroutes.
L’analyse que fait Bruno Le Maire, notre ministre de l’Economie et des Finances, dans son dernier ouvrage5 est pour une fois éclairante ; un constat certes de notre déclassement mais aussi un début d’analyse, encore frileuse tant il vit les affaires de l’intérieur, aussi bien de notre héritage historique que de nos errements contemporains. Il pense que nous avons perdu l’esprit de conquête qui nous a valu de dominer le monde des Temps modernes. Je crois pour ma part, au contraire, que c’est cet esprit de conquête qui nous a perdus car il possède dans sa logique l’inconscience de l’esprit aventurier, celui qui pousse au « pas de trop », au hors limites qui ont précipité les Européens dans deux guerres mondiales suicidaires. Et le ministre croit trouver une porte de sortie aux affres du moment en appliquant les réformes qui ont été imaginées de l’intérieur du système il y a déjà quatre ans, autant dire une éternité.
Mon analyse porte, quant à elle, sur trois points majeurs qui convoquent ensemble l’histoire, l’économie, la philosophie et la sociologie : la déconstruction en premier lieu qui a donné le branle au milieu du XIXe siècle en rompant avec les dogmes et les idées reçues ; la mondialisation bien sûr, cette accélération inouïe de notre cadre espace-temps, à l’œuvre depuis plusieurs siècles mais mise sur orbite à la fin du XXe siècle ; l’individualisation enfin, achèvement du rêve kantien, encore partielle sur la planète mais proprement révolutionnaire à terme. Nous ne reviendrons en arrière sur aucun de ces phénomènes : ce dont nous avons fait « table rase » ne repoussera pas ; la démondialisation est une aberration, notamment pour les « damnés de la terre » ; la collectivisation, malgré tant de souffrances et de violences, a montré aussi bien son inhumanité que son absurdité, et celle-ci en raison de celle-là.
C’est même sur cette triple base qu’un avenir pourrait se redessiner car elle paraît à la fois avérée et suffisante ; les trois piliers sont d’égale importance quant à leurs constituants (politiques, sociaux, économiques) ; ils sont tous trois également porteurs, comme les colonnes d’un temple, et pourraient accueillir les superstructures qu’osera produire notre post-modernité. C’est en réalité tout un programme ! Mais, auparavant et de toute urgence, il faut s’assurer de la solidité des piliers et, si besoin est, les consolider. On connaît les excès de la mondialisation, on les vit d’ailleurs quotidiennement à travers l’imperium des GAFAM ou par l’emprise de la financiarisation, également dénoncés par le ministre Le Maire. On mesure aujourd’hui les dérapages incontrôlés de l’individualisation avec, entre autres, les effets de la libération sexuelle post-mai 1968 dont les remugles empuantissent l’air du temps. On se désole enfin de l’engrenage, que dis-je ?, la course folle dans laquelle nous entraîne le processus infernal de déconstruction par lequel plus rien ne vaut rien et qui est la source même du complotisme et de la chasse aux sorcières. Un effort de régulation est donc indispensable pour corriger ces dérapages et remettre les pendules à l’heure des réalités et du sens commun, parce qu’ils remettent en cause, au-delà même des équilibres politiques et sociaux, les valeurs premières de l’humanisme.
Mais, simultanément, il faut soigner le « mal français », dénoncé par Alain Peyrefitte il y a déjà un demi-siècle et qui date d’encore plus longtemps, et qui n’est qu’un défaut d’intelligence – au sens littéral du terme : la faculté de comprendre et de s’adapter. Je n’en ferai pas une thèse mais le sujet mérite qu’on s’y arrête. Et pour être clair, je prendrai un exemple, celui de la Chine. Au fond du trou dans les années 1970 après les échecs successifs mortels du « grand bond en avant » puis de la « grande révolution culturelle prolétarienne », la Chine de Deng a décidé d’en sortir. Contre l’avis des caciques maoïstes et en rupture avec ses pratiques millénaires, elle est montée à bord de la mondialisation occidentale. Pour en tirer profit certes, mais aussi pour en apprendre les mécanismes et en être le meilleur élève, ambitionnant de prendre sa revanche sur l’histoire et rêvant sans doute d’en devenir un jour le maître ; pour s’assurer d’en connaître les méthodes, elle a envoyé pendant des décennies des centaines de milliers d’étudiants dans les universités occidentales. Cette démarche très chinoise du captage des énergies extérieures est une stratégie toujours gagnante où l’on s’appuie sur ses propres valeurs pour profiter des bienfaits du monde. Toutes choses égales par ailleurs, c’est la voie que je propose pour la France : faire levier de ses atouts pour se relancer, quitte à abandonner momentanément certaines exceptions françaises comme les Chinois ont su, pendant trente ans, « faire profil bas » et « traverser la rivière en tâtant les pierres ». Ce qu’il nous faut, pour les cinq années à venir, c’est mettre sous le boisseau nos prétentions excessives à la puissance, à l’influence et à l’universel pour nous reconstruire sur les bases d’une modernité réinventée aussi bien sur le front politique et social que sur celui économique et technique. Je n’en ferai pas un programme pour l’élection présidentielle de 2022, car cette perspective dépasse largement, dans le temps et dans l’ambition, cette seule échéance ; c’est un chemin qu’il faudrait emprunter sans s’imposer trop de contraintes mais en se fixant quelques étapes, un chemin qui s’ouvrirait comme une démarche ou un engagement…
(à suivre…)
1 Fareed Zakaria, Retour vers le futur, Editions Saint-Simon, 2021.
2 Thomas Gomart, Les guerres invisibles, 2021.
3 Qiao Liang et WangXiangsui, La guerre hors limites, Payot Rivages, 2003.
4 Jean Viard, La page blanche, Editions de l’aube, 2020.
5 Bruno Le Maire, L’Ange et la bête, Gallimard, 2021.