Journal de la pandémie février-mars 2021
Vendredi 12 février – l’année du « buffle de métal »
Aujourd’hui, à califourchon sur les 12 et 13 février, les Chinois (et bien d’autres Asiatiques partout dans le monde) fêtent le Nouvel An, symbolisé par le buffle (ou bœuf) de métal, un des cinq éléments de la cosmogonie ancestrale (avec le feu, le bois, la terre et l’eau). Nous quittons donc le rat, connu pour être messager d’épidémies, qui inaugurait fin janvier 2020 un nouveau cycle de douze ans en même temps, en l’ignorant encore, qu’une pandémie proprement dévastatrice. Le buffle, puissant et travailleur, tenace et sobre, nous permettra-t-il de sortir d’un cycle aussi mal engagé ou, au contraire, sous le joug de son mentor, creusera-t-il son sillon dans la même direction incertaine, en attendant en 2022 un tigre de bois plus prometteur car plus audacieux ? Si les symboles ont un sens (et une utilité), celui-ci ne semble guère porteur de la refondation que les effets de la pandémie rendent aussi nécessaire qu’urgente.
Voilà une bonne occasion de faire le point sur la Chine, après cette année calamiteuse pour le monde mais pendant laquelle, malgré beaucoup d’inconnues et quelques mensonges, il semble bien que celle-ci s’en soit tirée au moindre mal, à moins que ce soit un trompe-l’œil. Quelques statistiques parlantes d’abord, même si j’en connais les limites comme les dissimulations. Le PIB a connu une croissance finale de 2,2 %, recul considérable par rapport aux standards habituels mais réussite relative comparée aux scores négatifs de tous ses concurrents. D’après le Président Xi, la pauvreté aurait été éradiquée alors que le Premier ministre Li révélait fin mai que le stock d’aspirants à la classe moyenne (moins de 1200 € par an) était encore de 600 millions d’individus. Où se situe la frontière entre la misère et la pauvreté ? On joue sur les mots et sur les chiffres, le seuil de pauvreté étant fixé à 4000 yuans par an (soit 500 €), ce qui n’est vraiment pas beaucoup. Côté riches, tout va bien : la Chine comptait en avril 2020 389 milliardaires qui se partageaient 1200 milliards d’euros, soit 3,1 milliard par tête en moyenne, de quoi voir venir. Le revenu médian annuel se situait à 26500 yuans (3350 €), mais dans un rapport de un à trois entre la ville (39200 yuans) et la campagne (14390 yuans), ce qui n’est qu’une indication tendancielle, les écarts étant manifestement plus importants, au moins du double si on compare ces chiffres aux revenus mentionnés ci-dessus par Li Keqiang. Enfin et très significatif dans le contexte mondial, l’excédent commercial en 2020 a atteint 535 milliards de dollars, en hausse de 27 %, dont 316,9 milliards avec les Etats-Unis, en hausse de 7 % en dépit de leur déclaration de guerre commerciale et des surtaxations dont ils ont « pénalisé » les produits made in China. Comme quoi, le premier entré dans une crise en est toujours le bénéficiaire ; et de l’intérêt bien connu, en période d’incertitude, d’être le provocateur de crises. Jusqu’à présent les Américains étaient orfèvres en la matière, mais les Chinois confirment leur qualité de « copieurs ».
Comme je l’ai souligné dans de précédents articles, il faut suivre de près les réalignements qu’entreprend le PCC à l’égard de l’économie privée, notamment à travers la régulation des monopoles inaugurée avec la mise au pas de l’empire de Jack Ma, le fondateur d’Alibaba et surtout mentor d’Alipay, la filiale financière du groupe. La Chine de Xi a entrepris en 2013 la seconde phase de sa renaissance ; après avoir été pendant plus de trente ans la « compagne de route » du capitalisme, il s’agit maintenant, pour en éviter les errements, d’emprunter un chemin qui s’en distingue et qui par étapes préfigure la voie ultime, celle du « socialisme aux couleurs chinoises ». Ce chemin distinct doit ménager l’ouverture du marché chinois aux entreprises étrangères indispensables à la poursuite du développement avec la mainmise du Parti sur l’économie et, avant tout, sur le nerf de la guerre, la finance ; c’est une voie étroite.
Sur le front démographique, le nombre de naissances est au plus bas : un peu plus de 10 millions de bébés (dont 52,7 % de garçons) et 726 000 du seul patronyme Li, le Dupont/Martin des Célestes. Une chute de 15 % en un an, mais à comparer aux 17 millions de naissances en 2017. Un déclin difficilement explicable par le seul confinement du printemps 2020 et ce malgré l’autorisation puis l’encouragement du deuxième enfant. La démographie étant la mère de la stratégie et proche parente de la politique, ce recul considérable des naissances, au-delà de ses conséquences sur l’accélération du vieillissement et sur le fléchissement de la population générale, a sans doute des causes politiques, sociales voire philosophiques aussi profondes que multiples. Cette « grève des ventres » est le signe sinon d’une protestation du moins d’un scepticisme dont le Parti devrait s’inquiéter. Sans doute s’en inquiète-t-il d’ailleurs ! Toujours dans la même veine, il faut rapprocher les chiffres de la natalité (10 millions) du taux de mortalité estimé à 8,2 ‰ en 2020, soit environ 11,5 millions de décès. Le plateau démographique envisagé pour la décennie 2020 n’aura été qu’une chimère, la Chine s’étant engagée sur le chemin du déclin dès 2019 où elle avait atteint son pic démographique à 1,441 milliard d’habitants. Sauf mesures correctrices comme une politique nataliste très forte qui pourrait modifier la mentalité des ménages, le vieillissement de la population chinoise va s’accentuer là encore plus vite que prévu, avec les conséquences induites en termes de main-d’œuvre, de retraites, de santé publique et de décès ; quelle que soit la politique adoptée, cela coûtera très cher au budget chinois. Si la population a plus que doublé en trente ans pendant l’ère maoïste (de 400 millions à un milliard), elle pourrait perdre 400 millions d’individus dans les trente prochaines années et revenir au milliard qu’elle comptait en 1978 lorsque Deng est arrivé aux commandes et a inventé « l’enfant unique ».
Si la relation filiale entre la démographie et la stratégie est historiquement établie, c’est en raison du lien de cause à effet entre la croissance d’une population et son « esprit de conquête ». Je voudrais insister sur ce mécanisme naturel pour les populations excédentaires de devoir soit accroître leurs ressources et donc agrandir leur pré carré, soit aller chercher ailleurs leurs moyens de subsistance : l’émigration ou la conquête, ou les deux ensemble, sont donc les conséquences, entre autres, de la démographie. Le retournement démographique chinois dont atteste la chute de la natalité n’aura d’effets stratégiques que dans une vingtaine d’années lorsque le déclin de la population produira ses effets économiques et politiques. C’est dire que l’esprit de conquête dont on affuble aujourd’hui l’Empire du Milieu ne résistera pas longtemps à ce mouvement de repli. Peut-être le prévoyant, les dirigeants du Parti précipitent-ils les choses pour conquérir des podiums mondiaux tant qu’ils en ont les moyens et l’énergie. Les peuples sans enfants limitent en effet leurs ambitions à régler leurs problèmes de vieillissement.
Outre la froide sonorité métallique des chiffres statistiques, la Chine peut se féliciter de plusieurs victoires sur le front international. Deux en particulier retiennent l’attention par leur dimension mondiale : le RCEP (pour partenariat régional économique global) avec ses quinze voisins asiatiques de l’ASEAN et de la région Pacifique qui concerne 2 milliards d’habitants et englobe 30 % du PIB mondial ; l’accord sino-européen (CAI) sur les investissements ; il faut ajouter l’accord avec l’île Maurice qui intéresse le continent africain. La Chine a profité des faux pas ou des incohérences américaines pour fédérer la zone ouest-pacifique bien au-delà de son camp asiatique et pour placer un coin dans le monde occidental en traitant avec l’Union européenne. Sur le plan diplomatique en revanche, la « danse des masques » ou l’agressivité des « loups guerriers » ont plutôt suscité la méfiance voire l’hostilité que l’adhésion au Consensus de Pékin, ce mélange de soft power brutal et d’usage du carnet de chèques qui serait l’esquisse d’un modèle chinois. En Europe, le succès du CAI ne doit pas escamoter les ratés des réunions 17+1 (les pays d’Europe centrale, orientale et balkanique) qui traduisent autant de déceptions que d’hésitations, même si la Hongrie – qui se voit en futur terminal d’une route terrestre de la soie – et la Serbie – qui s’affiche clairement en militante prochinoise – n’hésitent pas à jouer la carte de Pékin. Quoi qu’il en soit, la Chine s’affirme comme un acteur majeur d’une mondialisation qui était encore exclusivement occidentale il y a une vingtaine d’années ; elle ne fait pas reculer l’Amérique mais elle avance partout où les Etats-Unis se sont retirés. Ce n’est pas un pays qui va à la conquête du monde, c’est un géant auquel on offre la puissance sur un plateau.
Pour finir de célébrer ce buffle de métal, je voudrais rappeler à quel point il est important et urgent de faire un effort de compréhension sur ce qui anime la Chine, qu’elle soit l’émanation du PCC ou l’héritière de l’empire du Milieu. Rien de mieux que de citer ce qu’écrit Zhao Chenggen, ce Français d’origine chinoise, fondateur de la lettre Sinocle dont les analyses sont toujours pertinentes et les sources sérieuses :
« Plusieurs biais ont voilé le regard occidental dans sa juste mesure de la fulgurante ascension de la Chine. Premier biais, une défaillance conceptuelle structurelle : la raison occidentale a toujours cherché à modéliser l’avenir, elle a besoin de projections et de plans pour le dessiner. La raison chinoise, indifférente à l’emprise sur l’avenir par modélisation d’un idéal, se concentre sur la transformation graduelle et progressive de l’état des choses par inversion ou conversion des rapports de force qui en sont la dynamique. Ne cherchant pas à forcer le réel par la projection d’un idéal, sa plasticité lui donne un avantage certain dans l’invention d’un ordre propre en recomposition permanente. La raison occidentale aime les modèles mais pas l’ordre, elle est à la fois anarchique et idéaliste ; à l’inverse la chinoise aime l’ordre mais pas les modèles.
Deuxième biais, l’universalisme occidental et son tropisme messianique. Messianique parce que la finalité du progrès dans sa version occidentale doit dépasser ses performances scientifiques et technologiques pour porter un idéal transcendant, la vérité, la liberté, la justice ou le bonheur. Là où la Chine avance, progressant du seul fait de sa marche en avant.
Troisième biais, la focalisation sur un modèle unique de modernité. Notre modernité est l’optimum qui conjugue marché et démocratie, raison critique et émancipation individuelle, société ouverte et État de droit. Et tout ce qui ne parvient pas à ce point d’équilibre est en général sous considéré, négligé ou condamné, cette hémiplégie intellectuelle nous privant de l’analyse fine d’un réel construit autrement que le nôtre.
Quatrième biais, la confusion entre leadership et centralité qui sont deux idées différentes. Formés par notre histoire au leadership des grandes puissances européennes avant qu’elles ne soient supplantées par l’hyperpuissance américaine, nous réduisons la deuxième à la première. Le leadership est une volonté de puissance qui passe par le contrôle des pièces maîtresses du jeu et l’extension sans fin de son domaine d’influence exclusif. Alors que la centralité est une position incontournable qui force sans contrainte tous les acteurs à composer avec vous ou à s’aligner sur votre jeu. L’Amérique a longtemps voulu le leadership, la Chine a toujours voulu la centralité. En cela le maillage du monde par les routes de la soie n’est que la version technologique et capitalistique de la centralité. A priori le leadership assume la guerre, la centralité croit à une mondialité pacifiée parce que harmonieuse dans sa diversité. C’est ce qu’essaie de penser, sous l’impulsion du philosophe Zhao Tingyang et de l’économiste Shen Hong, le tianxianisme qui se propose d’être un nouveau « cadre identitaire harmonieux pour une humanité réconciliée ».
Cinquième biais, l’inversion entre la puissance et son déploiement. En Occident la puissance est la condition de son déploiement. Avec les routes de la soie la Chine prouve que l’inverse est possible : elle déploie partout sa puissance pour la construire.
Ainsi, profitant des biais occidentaux au moins autant que du calendrier géostratégique de notre temps où le leadership américain est en crise, où la Russie ne dispose pas du trésor de guerre chinois en réserves de change, où l’Afrique est un nouvel eldorado affranchi du joug des anciennes puissances coloniales, où l’Europe porte de moins en moins l’élan de son projet fondateur, la Chine avance, tissant méthodiquement sa toile, réticulant le monde à sa manière dans ce projet qui fait penser comme le rappelle judicieusement Claude Albagli au surnom de Louis XI, l’universelle aragne.
En observant la toile grandir sans fin, nous affinons notre dentelle conceptuelle : c’est la controverse sans fin entre Arvind Subramanian, économiste indien, chercheur au Peterson Institute et David Shambaugh, politologue américain, professeur à l’université de Washington, chercheur à la Brookings Institution. La première école établit que l’émergence de la puissance chinoise entraînera immanquablement le déclin de la puissance américaine. La seconde école présume que le blocage politique chinois finira nécessairement par provoquer le blocage social et économique du pays. Une chose est certaine : « quand l’araignée tisse sa toile ce n’est pas pour rendre hommage à la beauté des insectes qu’elle veut séduire, c’est pour en faire un petit festin »1.
Une analyse que je partage depuis une vingtaine d’années et qui a le mérite de parfaitement décrire la situation de la Chine dans le monde, de ne pas sous-estimer son orgueil et sa soif de revanche, enfin d’envisager le « champ des possibles » plus efficacement que le stérile et stupide China bashing.
Mardi 16 février – Comptes-rendus de lecture et sujets d’actualité.
Deux livres lus récemment et que j’ai déjà mentionnés méritent qu’on s’y attarde, non qu’ils soient littérairement impérissables mais parce qu’ils indiquent quelque chose de notre époque et décrivent assez bien nos élites civiles et militaires : L’Ange et la bête, de Bruno Le Maire, ministre actuel de l’Economie et des Finances ; Les Ors de la République, du Général d’armée Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major particulier du Président de la République. Cedant arma togae selon la formule latine qui dit la préséance du civil sur le militaire, et honneur au Normalien : le livre de Bruno Le Maire est fort intéressant, plus par la description du contexte dans lequel se déroule l’action ministérielle que par le brio littéraire que l’auteur aimerait voir reconnu. S’il emprunte beaucoup au moraliste Pascal, à commencer par le titre du livre, il s’essouffle à courir derrière le mémorialiste Chateaubriand. Entre la prose stricte et pédagogique du ministre technocrate et la poétique surfaite du littérateur cultivé se noue un entrelacs un peu mièvre, et qui laisse au lecteur un arrière-goût douceâtre pour ne pas dire un certain malaise. D’où vient une telle sensation ? Sans doute du mélange des genres mais aussi du manque d’épaisseur de ce gros ouvrage. Le récit de la cuisine politico-économique, même accompagnée de la sauce anecdotique qui fera frémir Gala ou Point de vue, – la tambouille aurait dit le Général -, présente un intérêt limité que les rajouts littéraires, maladroits et parfois désopilants, ne parvient pas à hisser au niveau littéraire. Ce serait pourtant sa seule chance de laisser une trace dans la postérité car, sur le fond, rien n’attire vers les sommets : on patauge dans les banalités. Bruno Le Maire dénonce le manque de courage comme syndrome dominant des dirigeants politiques contemporains alors qu’à travers les crises qui s’enchaînent depuis le début de ce siècle c’est bien l’absence d’idées qui saute aux yeux des observateurs un tant soit peu critiques. L’univers technocratique dans lequel baigne Monsieur le Ministre est un désert intellectuel autant qu’un gouffre d’erreurs accumulées. C’est cela la vérité et non le constat navrant d’un déclassement ou la nécessité de réformes du système. L’analyse de situation à laquelle se prête l’auteur peut paraître parfois puérile tant elle reste superficielle et, justement, anecdotique. A un tel poste d’observation, on aurait pu s’attendre à une réflexion générale, en profondeur, prenant en compte l’ensemble des facteurs de la globalisation, alors qu’on doit se contenter d’un exercice purement descriptif et, aussi, d’autosatisfaction des politiques suivies (à tâtons) depuis trois ans. Mais cette relative incohérence trouve peut-être sa source dans le cloisonnement en silo auquel doit se soumettre tout ministre, dans un découpage administratif qui date d’une logique politique et sociale des siècles passés et que le temps de crise actuel rend obsolète. Comment en effet penser le futur dans un cadre aussi vermoulu ? Cela n’excuse rien mais peut expliquer le défaut capital de cet excellent travail de Normalien qui coche toutes les cases de la bienséance et lui ouvrira sans doute un jour les portes de l’Académie.
L’ouvrage du Général Bentégeat trahit les mêmes défauts mais en mode mineur : moins de prétention littéraire, encore que… ; autant d’anecdotes, d’écume de mer, et cette absence de profondeur stratégique un peu gênante pour un chef si étoilé. J’attendais du « lourd » et, à quelques passages près, ces 217 pages sont relativement légères. Pour l’avoir connu lorsqu’il était stagiaire à l’Ecole de Guerre en 1983 alors que j’y étais professeur, j’ai beaucoup d’estime pour les qualités militaires et intellectuelles (dans l’ordre) du Général Bentégeat auquel, dès cette époque, une très brillante carrière était promise. Qu’il ait servi à deux reprises à l’EMP et au total pendant sept ans ne me surprend nullement. Il a été affecté à l’Elysée en 1993 comme adjoint du Général Christian Quesnot alors que j’assurais au SGDN les fonctions de secrétaire des Conseils de Défense, conseils que nous préparions en étroite collaboration avec l’EMP. J’ai donc dû établir avec lui le dossier du Conseil de Défense de mai 1994 sans toutefois y assister, ayant quitté mes fonctions au SGDN pour prendre la direction de la FED (Fondation pour les Etudes de Défense) à compter du 1er mai. Ce que le Général Bentégeat raconte de l’Elysée, version Mitterrand, ne m’étonne pas ; cela correspond à ce que j’avais subodoré dans ce Palais chaque fois que j’ai eu à y mettre les pieds, soit une demi-douzaine de fois dans le cadre du secrétariat des Conseils de Défense et à de multiples reprises en me rendant à l’EMP, rue de l’Elysée : une ambiance de fin de règne et de froissements d’egos qui m’incommodait. Le portrait qu’il trace du Président, par touches justes et précises, me le feraient condamner en tant que tel alors qu’il l’exorcise en quelque sorte de la mansuétude du serviteur. Ce qu’il donne à voir du Président Chirac est bien différent, d’abord parce qu’il est devenu chef d’état-major en titre choisi par le président lui-même, ensuite en raison de la complicité et sans doute de l’affection qui lient les deux hommes. C’est donc beaucoup plus un récit de passage que le travail de réflexion stratégique qu’à ce niveau de responsabilité j’aurais été en droit d’attendre du Général Bentégeat.
Cet ouvrage me renforce dans l’idée que quelque chose cloche dans la relation organique entre le pouvoir politique et la hiérarchie militaire au sommet de l’Etat. Du temps du Général de Gaulle, son état-major particulier était un cabinet militaire chargé de l’informer de l’actualité de Défense et non de traiter de ces questions et encore moins de peser sur l’orientation des décisions. Les cohabitations successives ont donné au chef d’état-major du Président un rôle de conseiller au détriment du CEMA, parfois du ministre de la Défense. On l’a vu le 29 janvier 1991 lorsque l’Amiral Lanxade parut à la télévision pour annoncer le déclenchement de l’offensive alliée au Koweit contre l’Irak de Saddam Hussein, en lieu et place de Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense hostile à cette première guerre du Golfe et, du coup, démissionnaire dès le lendemain de cet affront. En réalité, la pratique de la Ve République a montré que le chef de l’Etat-chef des Armées, peu ou pas formé aux questions stratégiques, avait besoin dans son proche entourage d’un conseil politico-stratégique que le seul état-major particulier était bien en peine de lui fournir. Tel qu’il est et quelle que soit la qualité de ses membres, il n’a ni l’étoffe ni l’ensemble des expertises requises pour apporter au Président la largeur de vue et la profondeur d’analyse qu’exige aujourd’hui la complexité des affaires stratégiques. Il faudrait donc franchir une nouvelle étape, soit en transformant le SGDSN en Conseil national de sécurité et en le plaçant directement dans l’orbite du Président, soit en élargissant l’EMP en Conseil national de sécurité civilo-militaire (une quinzaine de membres) disposant du SGDSN pour ses travaux d’analyse et d’évaluation. L’entre-deux actuel ne parait satisfaisant pour personne et surtout pas pour le Président qui ne dispose pas du « couteau suisse » stratégique qu’exige sa fonction. Le livre du Général Bentégeat a au moins cet intérêt, à mes yeux, de révéler l’ambiguïté du rôle du chef de l’EMP et par voie de conséquence l’influence personnelle qui pourrait être la sienne – ou celle de son armée d’appartenance – sur les orientations de notre système de Défense et sur les décisions opérationnelles que le Président peut être amené à prendre. Si c’est d’abord une affaire de bonne conduite stratégique, c’est aussi une question de démocratie. Elle nous conduit au cœur du débat actuel sur les dysfonctionnements de notre démocratie, due en partie à la montée d’une oligarchie qui en malmène les institutions.
Dimanche 21 février – le double virus
Si le développement de l’épidémie continue de nous obséder, nous devrions nous préoccuper en même temps de l’explosion des virus numériques que révèlent des cyberattaques chaque jour plus nombreuses, plus intrusives, plus paralysantes, plus coûteuses. C’est le talon d’Achille de notre époque qui s’est laissée entraîner dans le tout-digital sans en avoir vérifié la sécurité à chaque étape. Il y a effectivement un « âge d’or » du digital avec un marché de 550 milliards de dollars annuels pour les semi-conducteurs, mais il pourrait se transformer en âge de plomb pour nos sociétés gonflées au numérique. Trop de confiance, voire d’insouciance, nous mettent collectivement en état de grande vulnérabilité. Pour le moment, les hackers fourbissent leurs armes, testent leurs itinéraires, s’attaquent aux cibles les plus faciles, observent les réactions et évaluent les défenses, bref ! on n’a encore rien vu ! Le champ nouveau du tout numérique offre effectivement des proies innombrables aux apprentis prédateurs ; ils sont capables, si on ne constitue pas rapidement un mur épais de contre-feux, de se doter de vraies compétences d’intrusion et d’élaborer sur cette base des stratégies de paralysie des systèmes moteurs des administrations et des entreprises. La paralysie de l’adversaire, dépendant de ses réseaux techniques et donc incapable de revenir à des modes dégradés (ie sans informatique), c’est le triomphe de la stratégie de non-action, le « wuwei » cher aux taoïstes, l’exact contrepied des théories occidentales fondées sur l’évaluation des rapports de forces et sur leur résolution par l’action, la théorie du « talon d’Achille ». Comme l’épidémie de coronavirus a pris en défaut la quasi-totalité des systèmes de santé du monde, une vague de cyberattaques pourrait atteindre le cœur de nos systèmes de communication ou nos réseaux de distribution. Nos capacités actuelles de protection, sans doute hormis plusieurs points ultra-sensibles de l’Etat et des armées, sont largement insuffisantes pour résister à des intrusions massives. Il faut donc rapidement et « quoi qu’il en coûte » élever un rempart aussi infranchissable que nos capacités technologiques le permettent et, au-delà, nous doter d’instruments de riposte dissuasifs.
Car le domaine de la cybersécurité participe de la dissuasion, dont le cœur nucléaire perd sa crédibilité s’il peut être contourné. Avec le temps – 60 ans – notre concept de dissuasion a perdu de sa suprématie sur les arguments stratégiques classiques. D’autres sont nés des idéologies et des technologies – terrorisme, cyberguerre – pour tenter de le ruiner qui seraient en passe de réussir si nous décidions de maintenir ce concept dans sa pureté originelle. La dissuasion est un concept vieux comme l’humanité mais que jamais les hommes n’ont réussi à faire respecter, l’épée parvenant toujours à l’emporter sur le bouclier. Le feu nucléaire a rompu cette malédiction de la course à la puissance dite classique en donnant à la défense une arme de rétorsion dite de frappe en second aussi radicale qu’invulnérable. Mais les circonstances ont changé depuis la mise en œuvre de ce concept et, si l’on veut sauver le principe de dissuasion en maintenant les armes nucléaires dans la case « non-emploi », il faut à tout prix réévaluer nos systèmes de sécurité – tout l’entourage du nucléaire – pour qu’ils redeviennent à la fois étanches et crédibles.
Lundi 1er mars – l’ingérable « cas russe »
Il y eut un moment d’espérance européen lorsque, face au désordre mondial et à cause du lâchage américain, la nouvelle Commission de Bruxelles sembla se réveiller de sa léthargie et vouloir « exister » en s’intéressant aux affaires du monde. Si sur le front transatlantique, les relations avec l’administration Biden reprennent un cours plus aimable, en revanche le bras de fer avec Moscou se tend et traduit une exécration réciproque. Le séjour de Josep Borrell, Haut-Représentant de l’Union européenne (UE) pour les affaires étrangères à Moscou le 5 février, où il a été ridiculisé par son compère russe, le rude Monsieur Lavrov, a montré le mépris dans lequel Poutine tient les Européens. L’affaire Navalny, après tant d’autres, cristallise nos motifs de désaccord. Nous nous ridiculisons d’abord parce que nous affichons des positions hétérogènes à l’égard des écarts russes, ensuite et par voie de conséquence parce que les sanctions prises par les Européens sont insignifiantes et donc peu propices à faire changer d’attitude le tsar ; en tout cas, elles laissent Vladimir Poutine de marbre, à moins qu’elles ne renforcent encore le peu de cas qu’il fait des mesures européennes.
Tant que les membres de l’UE entretiendront des tropismes géopolitiques aussi différents voire divergents que ceux qu’affichent par exemple l’Allemagne et la Pologne ou les pays Baltes, la diplomatie européenne sera une chimère. Celle-ci a cru pouvoir exister contre l’activisme négatif de Trump ; mais ce ne fut qu’un moment diplomatique car l’arrivée de l’administration Biden, en apparence plus conciliante, va dissoudre cette esquisse de front commun et semer à nouveau la zizanie. On savait que la « puissance » européenne ne pouvait naître que d’une forte hostilité à l’égard de l’UE, la réconciliation américaine ne peut qu’en éloigner la perspective. En fait, le sort de la puissance européenne ne se joue ni à Paris ni à Berlin mais bien à Washington qui agite les deux épouvantails russe et chinois et va bientôt sonner le ralliement à sa propre cause dite occidentale. S’agissant de Pékin, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire qu’il fallait éviter de déséquilibrer le match sino-américain en nous déclarant trop manifestement dans le camp américain ; ce ne serait ni stratégiquement pertinent, ni politiquement habile, car il faut ménager l’avenir. Quant à l’attitude envers Moscou, elle est plus discutable car la Russie est une puissance européenne et notre proche voisine. Que Poutine se comporte en satrape est une évidence, mais personne ne peut nier que, selon la tradition russe et son expérience d’homme des « services », il a une bonne connaissance des principes de la stratégie. Puissance nucléaire et militaire de premier rang, la Russie use légitimement d’un rapport de forces favorable pour exploiter les fautes et les échecs de ses concurrents (américains au Moyen-Orient, européens en Méditerranée) ; puissance politique incertaine, elle joue de ses liens provisoirement amicaux avec la Chine asiatique et communiste ; puissance économique fragile, elle dépend du marché des hydrocarbures et le gazoduc Nord-Stream à travers la Baltique est une pièce importante de son réseau d’exportation. C’est ainsi que l’Allemagne tient à ménager Poutine pour sauver ce gazoduc (et l’électorat vert), que la Hongrie joue le vaccin russe Spoutnik pour défier Bruxelles et la carte chinoise pour bénéficier du terminal ferroviaire des routes de la soie. Alors que, d’un autre point de vue, la Pologne et les pays Baltes demeurent terrorisés par la proximité de l’ogre russe et de son armée, par les ingérences en Ukraine et en Biélorussie, par les attaques cyber des hackers russes, etc. Entre ces deux positions extrêmes, comment prendre des sanctions unanimes et qui soient efficaces ? Ce pas de deux est pour la Russie une aubaine. Une preuve d’incohérence et de faiblesse qu’elle s’empresse d’exploiter en fustigeant les démocraties européennes et en ignorant leur pseudo-Union. Alors qu’elle y regarderait sans doute à deux fois si les sanctions étaient unanimes, fortes et mieux ciblées. L’imprudent Navalny passera sans doute les deux prochaines années dans son centre pénitentiaire et, si l’on en croit les survivants, en sortira (peut-être) brisé sinon vaincu. Nous aurons certainement honte : la belle affaire !
Jeudi 4 mars – la fake news du « déclin de l’Occident »
Il est de bon ton de s’en goberger depuis plus d’un siècle : le Déclin de l’Occident est devenu le mantra de notre époque. On peut comprendre le succès qu’eut l’œuvre d’Oswald Spengler car elle parut après le désastre de la première guerre mondiale, sanctionnant ainsi le suicide des empires européens. On retrouve d’ailleurs le même fatalisme et les jugements historiques à grands coups de hache avec les publications de Samuel Huntington et son Choc des civilisations à la fin du XXe siècle. Comme si l’histoire se répétait, obéissant à de grands principes et se déroulant par cycles, alors qu’à l’évidence elle se construit, se renouvelle et nous surprend chaque jour. Déjà controversé dans les années 1920, le Déclin de l’Occident a été démenti par les faits : un siècle plus tard, le monde est largement occidentalisé dans son fonctionnement, ses mœurs, ses lois, ses institutions, ses inventions. Malgré deux guerres mondiales dévastatrices nées des turpitudes européennes, malgré des crises financières, économiques, politiques, sociales, sanitaires d’une extrême brutalité, à moins que ce ne soit grâce à elles, l’Occident européen puis américain a dominé le monde tout au long du XXe siècle. Il lui a imprimé son sceau et transmis ses valeurs. Qui ne rêve aujourd’hui – hors pandémie – d’avoir le niveau de vie d’un Américain et le mode de vie d’un Européen !
Il est vrai que l’Europe, qui représentait l’Occident à elle seule, a pu, pendant quatre siècles où elle fut sans rivaux, se déchirer en toute impunité. Ses puissances se faisaient même la courte échelle pour savoir laquelle allait, pendant cinquante ou cent ans, prendre l’ascendant sur les autres avant de céder la place. Ce jeu stupide cessa en 1917 avec l’intervention américaine en Argonne et la mondialisation de la guerre. Depuis cette tragédie, la globalisation n’a cessé de s’étendre et de faire monter les enchères de la concurrence. L’Occident, fût-il américanisé, n’est plus seul. Ses rivaux, longuement soumis ou ensommeillés, sortent progressivement de leur subordination, le plus souvent acquise par la force due à la supériorité technique. Mais cette rivalité pour émerger ne s’est-elle pas appuyée sur les deux piliers fondateurs du système occidental que sont l’humanisme et le capitalisme, en clair sur le droit et le marché ?
La réalité est que l’Occident a avancé sur ces deux fronts et que sa vision de l’homme et de la société, loin de se rétracter ou de se perdre dans les ténèbres du déclin, se maintiendra sans doute dans les siècles à venir. Il y aura probablement des accidents et des reflux, comme l’histoire en garde le secret, mais la ligne directrice que la raison et la passion ont communément tracée restera le repère de l’humanité de demain.
Il y a deux arguments pour étayer cette thèse. Primo, c’est le système occidental, qu’on l’admette ou qu’on le rejette, qui a permis et favorisé l’émergence de partenaires, ceux-ci étant indispensables à sa diffusion et donc à la poursuite de son projet. Non sans violence et sans excès, ce système, qu’il ait été inspiré et conduit par des puissances européennes ou par la super-puissance américaine, a proposé (et souvent imposé) au monde son idéologie et son mode de fonctionnement fondé sur le progrès, la croissance et le développement. Dans les cas de l’éducation et de la santé, par exemple, son modèle a prévalu qui a permis à des centaines de millions, voire à des milliards d’individus de survivre et, mieux encore, de franchir le seuil de la modernité. En fait l’Occident a inventé la modernité politique, économique et sociale qu’ont adoptée la plupart des pays du monde actuel. Sur le plan politique, les Etats se sont construits avec ou contre la démocratie, toujours en relation plus ou moins hostile avec les Lumières ; sur le plan économique où le capitalisme avec ses variantes règne en maître, aucun d’entre eux ne peut sans risque échapper au réseau financier, technologique et commercial tissé par l’Occident ; sur un plan plus philosophique, à quelques notoires exceptions près, ce sont les valeurs humanistes héritées de la tradition gréco-romaine et du christianisme qui ont fait tache d’huile sur l’humanité.
Secundo, comme tout système et à chaque échéance majeure, l’Occident est en crise. Une crise géopolitique d’abord, née de la transformation de ses relations avec le reste du monde pour lesquelles ni l’Europe ni l’Amérique n’ont encore trouvé de point d’équilibre. Les cartes mondiales sont donc en cours de redistribution et ce rééquilibrage tendu mais non (encore) conflictuel se produit plus par la montée des pays émergents que par l’abaissement des pays occidentaux, notamment si on compare la qualité des appareils militaires. Une crise de régime politique ensuite, celui de la démocratie libérale soumise autant aux effets délétères de la mondialisation qu’aux attaques internes dues certes à la démagogie et à la coagulation des minorités mais aussi à l’usure et au besoin naturel de renouvellement. Que l’Occident soit en crise, c’est une évidence mais cette remise en question était devenue d’autant plus nécessaire que le système né de l’après-guerre mondiale était contesté autant de l’extérieur que de l’intérieur. La crise est le stade normal de régulation des systèmes libéraux et, comme le rappelle Fareed Zakaria, leur plus puissant moteur de changement. La crise globale que nous vivons depuis un an confirme cette assertion, même si les transformations qu’elle provoque ne sont pas limitées aux seuls pays occidentaux. Mais dans les systèmes libéraux, les pistes du changement sont ouvertes à tous et l’on sait depuis longtemps que c’est de cette liberté d’entreprendre que naissent les grandes découvertes et les transformations les plus notables. On peut donc s’attendre, a contrario du discours convenu sur les mérites des Etats asiatiques, à ce que certaines sociétés dans le spectre occidental se réinventent et s’engagent dans des voies nouvelles. Toutes choses égales par ailleurs, ce sont les conditions critiques de la fin du moyen âge qui ont provoqué le sursaut de la Renaissance et l’audace de la révolution scientifique et philosophique des Temps modernes. Lorsqu’on sait déchiffrer l’histoire et en tirer des enseignements utiles, on voit bien que les temps difficiles sont ceux qui suscitent le courage et l’imagination ; on sait aussi qu’ils révèlent les « caractères » des hommes et des femmes trempés pour l’audace. De ce point de vue, le supposé « Déclin de l’Occident » est une ânerie véhiculée par des incultes et des peureux : lorsqu’il n’y a aucun danger, n’importe quel hâbleur peut se parer des vertus du courage !
En revanche, on ne peut négliger un point crucial, c’est la « déception » de l’Occident que ressentent beaucoup de ceux qui étaient prêts à admirer ses institutions et son fonctionnement, probablement comme celle que durent ressentir les Barbares en affrontant l’Empire romain. Las, la vulnérabilité aux coups de chien et l’inefficacité dans la tourmente, sans compter la routine administrative et la mesquinerie comptable, en ont fait réfléchir plus d’un. Je connais nombre de Chinois, idéalement admiratifs de la France, qui après une ou plusieurs années de séjour dans l’hexagone sont rentrés dans leur Extrême-Orient profondément déçus et convaincus que notre « système » ne marchait pas et qu’après tout, malgré tous ses défauts, le leur le valait bien ; c’est une culture où la liberté naît de l’efficacité et pas l’inverse. Lorsque l’Occident était seul en lice, il ne souffrait aucune comparaison ; maintenant qu’il a des émules, il lui faut faire la preuve non pas de sa supériorité mais de sa pertinence, c’est-à-dire de son aptitude à avancer des solutions communes viables pour l’humanité tout entière. Que les Etats-Unis reculent, amoindris par leurs divisions politiques internes, est une évidence. Que les nations européennes, héritières de ce qui fut l’Occident, soient en mesure de reprendre le flambeau en inventant une nouvelle modernité, voilà qui ne relève pas d’un fantasme mais d’une hypothèse crédible ! Cet acmé de la crise est une chance de renaissance.
Mardi 9 mars – les causes perdues du gauchisme
Jacques Julliard dans son éditorial du 1er mars dans le Figaro met, en historien, le doigt sur un phénomène capital : la gauche a épuisé son mandat avec l’avènement de la social-démocratie. Depuis une trentaine d’années, son projet s’est vidé. Non qu’il ait perdu de sa pertinence initiale, mais parce qu’il est devenu sans objet. En effet, il a été en grande partie réalisé et ne mérite donc plus qu’on remue les foules de travailleurs en leur promettant un « grand soir » désormais déshabillé de ses illusions mais au contraire revêtu d’avancées sociales notoires, de droits acquis et, in fine, de l’extinction de la lutte des classes, faute de combattants. Que Marx ait été trahi dans un monde où le capitalisme triomphe partout, même et surtout à travers le communisme chinois, et trahi en outre par une grande partie de la gauche dite libérale – les sociaux-démocrates – en dit long sur la supercherie intellectuelle qu’était cette théorie économico-politique qui a coupé le monde en deux (ou trois) pendant près d’un siècle. Il faut dire que les intellectuels (de gauche, notamment français et italiens) nous ont bien bernés pour avoir fait croire à de telles élucubrations. En réalité, le projet socialiste a été réalisé « malgré » l’obédience socialiste. Mais du moins celle-ci existait-elle et se satisfaisait de la fiction d’avoir un paravent comme programme et de le confier, chemin faisant, aux forces socio-libérales. Il faut ajouter pour être honnête que la même avanie est survenue à droite dont le programme libéral est désormais aussi vide que le programme social de la gauche. On comprend dès lors que les clientèles traditionnelles des deux bords politiques les aient également quittées, provoquant le no man’s land politique actuel. Si la droite demeure préoccupée, à juste titre, par la sécurité – pas de mouvement sans ordre –, en revanche la gauche, certes attirée par l’écologie, reste obsédée par les « damnés de la terre » et continue à courir après la « cause du peuple ».
Un Jean-Paul Sartre en son temps sentait bien que sa « cause du peuple » était passablement écornée qui, avec quelques disciples (Michel Foucault entre autres) se cherchait déjà un prolétariat de remplacement. C’est ce que Luc Ferry nous rappelle dans le Figaro du 4 mars : aller chercher ailleurs une cause plus vaste, une sorte de péché originel qui permettrait de dénoncer « ontologiquement » son propre camp pour se dédouaner et rallier les bonnes grâces des Autres : ainsi l’anti-occidentalisme est-il un pur produit de l’intellectualisme français à partir duquel peuvent se décliner tous les actes d’accusation. L’autre cause, c’était le monde arabe. Ses dirigeants les plus notables, l’Egyptien Nasser en premier rang, stipendiés par l’Union soviétique, se targuaient d’être à la fois anticolonialistes, nationalistes et socialistes : lourd fardeau. Le Maghreb des années 50, le Maroc de Mohamed V puis la Tunisie de Bourguiba avant l’Algérie du FLN, allait offrir sur un plateau à nos révolutionnaires du Café de Flore les occasions de forger ce nouveau concept. Après les avatars des décolonisations, la cause palestinienne d’Arafat prit le relais avec un retentissement certain dans la population maghrébine immigrée en France ; Mitterrand en joua habilement. Entretemps, sous l’influence des Frères musulmans et du wahhabisme exercé par l’Arabie saoudite et ses féaux, la cause musulmane montait en gamme pour s’opposer certes au rigorisme chiite iranien mais surtout pour dénoncer le laxisme de sociétés arabes soumises aux attraits de l’occidentalisation. On sait le rôle que joua la question afghane dans ce processus où les Américains armèrent les talibans islamistes pour déloger l’armée soviétique. Les trois phénomènes coagulèrent pendant l’hubris américaine des années 90 et provoquèrent l’apogée terroriste du 11 septembre 2001. La stupidité de la réaction revancharde des néoconservateurs américains installa durablement ce que nous connaissons aujourd’hui : l’islamisme politique exprimé par le terrorisme, le chaos moyen-oriental traduit par les conflits yéménite et syrien, l’anti-américanisme relayé par un anti-occidentalisme à l’affût. On part de Nasser et on parvient, soixante ans après, à la nébuleuse de Daesh. La gauche extrême intellectuelle a suivi le même parcours et se retrouve, par la pente naturelle des choses, compagne de route des islamistes, sinon complice du moins en mesure « d’expliquer » le terrorisme islamiste. Ce courant franco-arabe a pris une résonance particulière dans la France du XXIe siècle qui compte une dizaine de millions (voire plus) d’habitants d’origine arabe dont la plupart se seraient volontiers intégrés dans une société plutôt accueillante s’ils n’avaient été en permanence excités par des campagnes de dénigrement dirigées par les gauchistes contre la France, son histoire, son régime politique et son mode de vie. Si la cause du peuple première manière est morte, la cause arabe sous sa forme palestinienne est close : l’Arabie et les émirats du Golfe sont désormais alliés d’Israël face à la menace irano-chiite et aux ambitions néo-ottomanes.
Le troisième courant, héritier des scories des luttes précédentes, dérivé de la mondialisation et directement importé du chaudron américain, se nourrit des revendications de toutes les minorités que la démocratie, bonne fille, a laissé grandir et s’épanouir en son sein, quitte à la mettre à mal. Les travailleurs délaissés, les islamistes infréquentables sont aujourd’hui relayés par le mouvement woke américain qui s’acharne à « réveiller » une fois pour toutes et à coaguler toutes les causes, quelles qu’elles soient, qui pourraient remettre en question l’histoire, l’ordre existant, et surtout la « suprématie » réelle ou supposée de « l’homme blanc ». Ainsi s’amalgament aussi bien les mouvements gays que féministes, écologistes, anti-racistes, décoloniaux, spécistes, complotistes, sectaires, etc. Cette litanie est le nouveau cheval de bataille d’une gauche qui, pour survivre, est prête à toutes les interprétations historiques et aux excommunications de tous ceux qui ne se plieraient pas à son nouveau terrorisme intellectuel ; ainsi, en faisant du « politiquement correct » l’arme des « brigades de la vertu et de la vengeance ou en polices de la parole »2 et l’argument moteur des réseaux sociaux, ces enragés traquent la liberté de pensée et pèsent sur la démocratie. En vertu des grands principes et, justement, de la démocratie et au nom de l’égalité, ils mènent une véritable « guérilla des minorités »3 contre le régime républicain, dont on a subi les effets désastreux avec le mouvement des gilets jaunes, puis avec celui conduit contre la réforme des retraites, et dont je redoute une nouvelle flambée en sortant de la pandémie.
Je crois l’islamo-gauchisme déjà dépassé tant le sujet de l’islam est verrouillé et donc inexploitable. En revanche la pieuvre multidirectionnelle et attrape-tout du mouvement de « déconstruction globale » qui couronne un siècle d’acharnement à faire table rase de l’histoire des sociétés – surtout des sociétés occidentales – et que manipulent quelques apprentis-sorciers mus par leurs fantasmes et par la haine, cette pieuvre doit être combattue. La droite extrême a bien vu tout le parti qu’elle pourrait tirer de cette dérive gauchiste en se faisant pateline pour accéder enfin à un pouvoir dont elle ne voulait pas tant qu’il ne tombait pas dans ses bras comme un fruit mur. Le gauchisme, en jouant avec le feu, aura-t-il raison de la République ?
Jeudi 11 mars – la fatalité du trio européen
La nature européenne n’aime pas le vide, du moins celui que représenterait un duo-duel franco-allemand. Ce ci-devant couple n’en finit pas de voir son intimité violée par un tiers perturbateur, la sournoise Grande-Bretagne jusqu’au referendum malheureux du Brexit, la finaude Italie depuis peu avec l’arrivée aux manettes romaines du Sieur Mario Draghi. C’est surprenant non seulement de voir l’ancien banquier central surgir de nulle part à la présidence du Conseil italien mais surtout de lui voir prendre d’emblée une place majeure en Europe. Il faut dire qu’il avait fait son trou à Francfort où siège la BCE, d’où il avait « sauvé » la Grèce puis l’euro en forçant la main à la rigoureuse Allemagne de la Chancelière Merkel sur la solidarité financière communautaire, ce qu’aucun Président français jusque-là n’était parvenu à obtenir. Et ce faisant, il avait fait basculer l’Europe dans autre chose qu’un marché unique, qu’on ne peut pas encore appeler une union politique mais qui a mis le premier pied dans la marmite. La pandémie est passée par là en mettant à nouveau en difficulté les pays européens qui ont, sur l’insistance de la France, élargi la brèche en réclamant le plan de secours faramineux de 750 milliards d’euros qui oblige à un endettement massif de l’UE et renvoie aux calendes grecques tout retour aux velléités d’austérité que Berlin partage avec les pays dits frugaux. Lestée de plus de deux cents milliards d’aides – prêts et subventions –, l’Italie de Draghi avec une large majorité politique peut profiter du tournant et du rebond de l’économie mondiale et sortir enfin, comme la France, de la spirale descendante dans laquelle elle était attirée.
Cette irruption dans le tête-à-tête franco-allemand est probablement une bonne chose pour l’Europe. En effet, le couple majeur de l’UE ne vit plus une de ses crises de ménage périodiques, il est en profond désamour et ne s’accorde plus sur grand-chose. La grande affaire du Président Macron, à savoir l’autonomie stratégique et les jalons d’une défense européenne, qui avait eu au temps de Trump son heure d’attention sinon d’intérêt, se heurte à nouveau au refus allemand de la vision française d’une puissance stratégique. Les désaccords sur le futur SCAF – système d’armes de l’avion du futur – dont la maîtrise d’œuvre avait été confiée à la France (Dassault Aviation) illustre les conceptions divergentes de l’Allemagne. Forte de sa puissance économique et de son leadership de fait, celle-ci veut tout récupérer des programmes d’armement du futur, mettant ainsi en coupe réglée les velléités de défense commune. Sinon, elle préfère se satisfaire du cocon otanien dans lequel elle paiera sans tarder une part accrue. Elle signifie ainsi à la France qu’il est hors de question que celle-ci, puissance nucléaire et dotée d’une armée opérationnelle (ce qui n’est pas le cas de la Bundeswehr), ait la main sur un outil aussi décisif que l’avion de combat. Ce désaccord n’est pas le seul ; en réalité, à force de traiter nos problèmes séparément et de confier nos solutions communes à Bruxelles, nous nous sommes beaucoup éloignés ou, moins pire, nous sommes restés sur nos positions.
Ces positions sont bien connues depuis l’empire carolingien et sa séparation avec le royaume franc. Elles ont peu varié depuis car elles sont liées à la géographie. L’Empire germanique se voulant héritier de Rome n’a eu de cesse de rallier l’Italie ; c’était vrai des Hohenstaufen et a perduré avec le couple Hitler-Mussolini. Et c’est pourquoi les rois de France traversèrent les Alpes dès la fin du XVe siècle (1498 – Charles VIII) pour y contrecarrer l’influence impériale et en détourner la Renaissance (1515 – François Ier) ; la double épopée bonapartiste dans le Milanais trouve sa raison dans la même logique géopolitique. Demain, fort des différends franco-allemands, la tentation d’un axe Berlin-Rome pourrait ressurgir qui renverrait la France à ses méditations sur les aléas de l’histoire. Sauf à faire alliance avec une Italie très compliquée et souvent méprisée comme l’homme malade de l’Europe, la France est certainement entrée dans une mauvaise passe européenne, que la démagogie des souverainismes extrémistes internes rendra sans doute encore plus sombre. Quant à l’Allemagne, se sentant moins seule au prix sans doute élevé d’une alliance de revers italienne, elle persévérera dans son être germanique et dans sa nature commerciale qui l’a si bien sauvée de ses démons.
Samedi 13 mars – la pandémie et après ?
Il y a un an, les plus pessimistes pensaient en avoir pour quelques semaines : un bon confinement, aussi absurde fût-il, et la vie d’avant pourrait reprendre son cours, pourtant si décriée pour son inconfort et ses injustices il y a encore peu de temps et auréolée aujourd’hui de tant de petits et grands bonheurs enfuis. Comme quoi la mémoire, parmi bien d’autres, est notre plus infidèle compagne ! Un an a passé très exactement et on envisage avec insistance de reconfiner la région parisienne, foyer incessant d’infection dont les hôpitaux, laissés en l’état depuis le début de l’épidémie, sont débordés de malades plus « jeunes » et plus sérieusement atteints. La vaccination des seniors a cet effet de protéger les octogénaires – merci Pfizer – et de placer la génération suivante en première ligne. Telle était ma thèse initiale de vacciner en priorité et en urgence les « actifs » afin qu’ils puissent faire tourner la boutique économique tandis qu’on confinerait les retraités. Si on avait suivi cette voie, la saturation hospitalière ne serait pas bien pire, mais la vie active aurait repris ses droits et avec elle une économie plus dynamique. On nous dit que le rebond estival sera très violent et que la croissance de 2021 atteindra le chiffre stratosphérique de 6 à 7 %. J’en accepte l’augure mais n’aurait-il pas été plus raisonnable de lisser la courbe, évitant une trop grande casse et ses effets dévastateurs aussi bien qu’une flambée dont beaucoup, trop affaiblis, ne pourront bénéficier ?
Ce que je retiens de cette longue année parcourue avec tant d’angoisse à peine rentrée c’est l’invraisemblable inefficacité de nos sociétés. Le Président avait déclaré la guerre, on se demande bien à qui, mais surtout avec quoi ! Heureusement, cet excès de langage est en outre largement inapproprié car si on mesurait les forces du pays à l’aune de cette pseudo-guerre, alors nous devrions être très inquiets pour l’avenir. Je ne parle pas ici de la société des Français, égale à elle-même c’est-à-dire souvent mesquine dans les affaires sérieuses et capable de sursaut pour des banalités, mais bien de son appareil d’Etat. Si on faisait le concours du plus médiocre des pays, nous serions au minimum champion d’Europe et peut-être sur le podium mondial, ce qui ne serait pas un titre de gloire. La question qui se pose alors : est-ce la démocratie qui nous empêche d’être performant en comparaison de la redoutable efficacité de quelques pays autoritaires ? Ou bien est-ce la France, atteinte d’une maladie héréditaire dégénérative, qui serait incurable de son centralisme effréné et de son administration multicouches pléthorique ? Si on fait abstraction de la référence asiatique, pour des raisons plus culturelles que politiques, on se rend compte que la plupart des pays européens, démocratiques et libéraux dans leur quasi-totalité, ont subi l’épidémie avec le plus de ratés, de dégâts et de morts. A l’exception bien sûr du Brésil de Bolsonaro, des Etats-Unis de Trump et de la Grande-Bretagne de Johnson, où des dirigeants populistes inconscients ont traité le virus avec désinvolture. Parmi les démocraties européennes, aucune ne peut revendiquer de s’en être bien sorti, sans casse sanitaire et économique. Tous les pays ont failli sur un ou plusieurs points de ce chemin de croix ; seule la France a fait un parcours totalement exécrable, « tout faux » comme diraient nos petits-enfants. Cette accumulation d’erreurs politiques, stratégiques et administratives a dû être compensée par une inondation financière qu’il sera long et malaisé de résorber dans la prochaine décennie. Lorsque le monde post-pandémie prendra son essor, il y a fort à parier que le coffre-fort de Bercy se trouvera fort démuni et sans grande audience auprès de ses créanciers habituels. A moins que la France ose le chantage de son appartenance à l’Europe, mais ceci est une autre histoire !
Mardi 16 mars – la « double assemblée » chinoise (4 au 11 mars)
La réunion annuelle de l’Assemblée nationale et de la Conférence consultative du peuple chinois (quelques 3 000 délégués) s’est tenue au Palais du Peuple, place Tian’An Men à Pékin, du 4 au 11 mars. Pour ce que j’en ai lu, on peut retenir deux points, l’un politique, l’autre économique.
Primo, il semble que le Président Xi continue d’asseoir son pouvoir mais que cette entreprise n’en finisse pas ; si la plupart des provinces sont dirigées par un couple gouverneur-secrétaire du Parti dans la mouvance du dictateur, il y aurait encore des poches sinon de résistance du moins en lien avec d’autres factions, dont toujours la pieuvre constituée en son temps par Zhou Yongkang, l’ex-patron de la Sécurité publique. On parle de déchoir les présidents de la Cour Suprême et de la Cour de Justice, c’est dire qu’on ratisse large et profond. Dans le même ordre, la lutte contre la corruption au sein du Parti s’éternise ; cela n’étonne pas, tant l’entre-soi du haut du Parti (les 400 familles) génère naturellement le copinage et le « coquinage » ; trois vice-gouverneurs de province ont été arrêtés ou déchus, accusés de malversation idéologique ou financière. De toutes façons, à l’approche d’octobre 2022 et du XXe Congrès décisif pour la « dictature à vie » de Xi, ce dernier aura besoin d’une unanimité qui ne soit pas uniquement de « façade » ; s’il n’a pas l’adhésion totale des 3 000 qui comptent au PCC, son aventure se terminera aussi mal que celle des Empereurs chinois qui ont outrepassé le fameux « mandat du peuple ».
Secundo, sur le plan économique, j’ai trouvé le discours d’ouverture du Premier ministre Li Keqiang particulièrement modeste et terne ; il est vrai que le chef de file des (rares) réformistes est largement marginalisé par le système et que son espace d’autonomie politique s’est réduit à presque rien ; pourvu qu’il tienne jusqu’en 2022. Il a annoncé une croissance pour 2021 de 6 à 6,5 %, j’allais dire comme d’habitude ; c’est en effet un taux identique à celui des années 2018 et 2019 (proche de la « croissance potentielle » estimée entre 5 et 6 %) et qui ne tient donc pas compte du rebond post-épidémique dû à l’addiction mondiale pour les biens de consommation chinois ; les chiffres du commerce extérieur sont là pour le montrer. Alors pourquoi une telle prudence alors que l’économie chinoise (d’après le FMI) peut sans problème gagner deux ou trois points de rattrapage et aller tutoyer les 8 à 9 % de croissance. Modestie chinoise ? En ce temps d’hubris et de rivalités tous azimuts, ce serait bien surprenant. Problèmes internes ou volonté de purger un système trop disparate ? La convocation ces derniers jours de tous les dirigeants des grands groupes du web – et surtout de la finance numérique – pour leur expliquer-ordonner la nouvelle marche à suivre dans « l’économie socialiste aux couleurs chinoises » et les remettre dans l’axe de la Banque de Chine est un signe fort de l’étatisation du capitalisme chinois. Un oxymore certes, mais ce dernier mot n’a pas de sens en chinois !
Jeudi 18 mars – le cas Danone
La manière expéditive avec laquelle Emmanuel Faber a été expulsé de son siège de PDG du groupe Danone en dit long sur la cruauté du système capitaliste mais aussi sur la fragilité du concept d’entreprise responsable. Cela dit, il est tout à fait possible que le Conseil d’administration ait eu de bonnes raisons professionnelles de mettre son patron sur la touche. Mais Faber et Danone étaient tellement engagés dans cette voie d’entreprise responsable que leur divorce attire nécessairement le commentaire voire l’inquiétude sur la marge de manœuvre qui serait celle de patrons novateurs, soucieux de leur rôle social comme du respect de l’environnement. A ce sujet, je me souviens d’être allé au siège de Wendel rue Taitbout pour rencontrer le patron du MEDEF de l’époque – on était au début du siècle – qui se nommait Ernest-Antoine Seillère de Laborde. Alors rédacteur en chef de la Revue Défense, émanation de l’IHEDN, je lui avais posé naïvement la question du « rôle social de l’entreprise ». Et sa réponse avait été à la hauteur du personnage – et du capitalisme français – puisqu’avec un regard lourd de reproches il m’avait alors traité de « Général marxiste ». On m’avait déjà affublé, selon les bords, des titres de gauchiste et de fasciste, voire de gaulliste, mais pas encore de marxiste. Ma panoplie s’enrichit !
Mais pour revenir au cas Faber, je crois que le capitalisme français a fait du chemin depuis le temps d’Ernest Seillère. Et on ne peut négliger le « modèle Danone » inspiré par son fondateur Antoine Riboud, patron social et citoyen s’il en fût. Ce modèle ne peut faire tache d’huile que s’il réussit, et d’abord à faire des profits. Danone en faisait mais son cours en Bourse avait sous-performé les indices alors que Nestlé et Unilever les avait doublés deux et trois fois. J’avais raison contre Seillère : le rôle social (et environnemental) de l’entreprise est désormais inéluctable et les théories de Milton Friedman sur le capitalisme pur et dur ne résisteront pas à la forte pression barométrique. C’est Emmanuel Faber qui avait tort et c’est pourquoi il a été évincé. Pour plusieurs raisons qui ont été très clairement recensées dans Investir – le Journal des Finances. Sur le fond, la vocation sociale et écologiste du groupe n’est pas remise en cause, et les 3 % du capital que possèdent les fonds d’investissement anglo-saxons n’auraient pas été suffisants pour convaincre le Conseil d’administration. La première raison est liée à la carte jouée par le PDG : lorsqu’on veut sortir du cadre, on prend le risque de s’exposer, et dans ce cas il est risqué d’être isolé. Or, Faber était lâché par tout le monde, son mentor Franck Riboud fils d’Antoine, son état-major dont deux membres éminents avaient quitté le navire, bien sûr le fonds vautour, enfin les salariés dont 2 000 étaient menacés de licenciements (le rôle social ?) et par contrecoup le gouvernement et Bercy. Cela fait trop ! La deuxième raison tient à la cohérence stratégique : lorsqu’on veut être original, il faut être victorieux et, pour ce faire, convaincre et entraîner ses troupes vers le succès. Les gens intelligents et idéalistes sont légion mais les gagnants sont rares : il ne suffit pas d’avoir raison même contre le monde entier, il faut aussi cultiver sa chance et s’intéresser au jeu du « trou de souris ». Mais plus finement que vient de le faire notre Président Macron qui, avec la grande affaire de son quinquennat – la COVID – joue de malchance et va de Charybde en Scylla…A moins que…A moins qu’il leur manque, à Isabelle Kocher qui fut débarquée de la DG d’Engie, à Emmanuel Faber expulsé de Danone et au Président Macron sur un siège éjectable à l’Elysée, qu’il leur manque donc une dimension, la troisième en l’espèce après le diplôme et l’entregent, qui est celle de la méthode stratégique. Celle-ci analyse tous les facteurs, n’en privilégie aucun, explore le réel des circonstances et des connaissances et, en conséquence, aide à fixer l’objectif et à le faire partager ; le chemin qui y conduit se dessine alors de lui-même. Pour contredire Kant, il faut que le monde dans lequel on pense soit celui dans lequel on vit. Manifestement, cette méthode (ou cet art de penser la réalité) n’est enseignée ni à l’ENA (Macron), ni aux Mines (Kocher), ni à l’ESSEC (Faber). C’est regrettable pour de « grandes » Ecoles !
Le Figaro de ce jour contient un long entretien avec l’historien et éditeur Pierre Nora dont j’ai extrait ces quelques lignes : « Deux mouvements se combinent pour expliquer les dérives actuelles. Un mouvement d’origine anglo-saxonne lié à la « cancel culture » – la culture de l’effacement –, mais il y en a un autre, proprement français, qui vient du poids de la colonisation, du poids du monde musulman en France et des manipulations venant de l’extérieur, soit d’Etats comme la Turquie, soit de groupuscules comme les Frères musulmans. Tout cela conflue dans le formation de ce qu’il faut bien appeler une sorte d’idéologie de substitution à ce qu’avait été le communisme. Ce mouvement qui envahit les milieux intellectuels et les universités est l’expression compensatrice de la faiblesse politique de la gauche. Plus la gauche politique est impuissante, plus la gauche intellectuelle se fait radicale ». C’est, en d’autres termes, plus académiques (off course), ce que j’écrivais ici le Mardi 9 mars pour essayer d’y voir plus clair au sujet de l’islamo-gauchisme.
Samedi 20 mars – Global Britain
Au Brexit succède Global Britain, le nouveau concept de la puissance britannique. En deux mots : réellement surprenant et apparemment décalé. D’un côté, on pourrait se croire revenu au début du XVIIe siècle où la première reine Elizabeth et sa Compagnie des Indes partirent à la conquête du monde asiatique. Mais sur quelle planète vit donc Boris Johnson, quelle analyse fait-il de la situation géopolitique, comment mesure-t-il les rapports de forces ? Beaucoup de questions auxquelles son Rapport sur la politique extérieure et la sécurité ne semblent pas donner de réponses cohérentes et convaincantes. A moins que cela ne soit qu’artifice et simple suivisme pour s’attirer les bonnes grâces du grand allié américain. D’un autre côté et suivant le compte-rendu qu’en fait Arnaud de La Grange, correspondant du Figaro à Londres et averti des questions géopolitiques, ce plan de renouveau stratégique post-Brexit présente trois priorités « originales » : primo, muscler l’appareil nucléaire, plus sans doute pour réaffirmer le statut de la puissance britannique (Rule Britannia) que pour prévenir une menace précise qui serait russe ou chinoise, en passant à 260 ogives nucléaires (+ 40 %) pour armer les sous-marins Trident ; secundo, privilégier la lutte anti-terroriste en affichant un concept de « sécurité globale » ; tertio, investir massivement (16,5 milliards de livres) dans la R&D de Défense (laser, espace, missiles, cyber) en même temps qu’on réduit sensiblement les effectifs de l’armée de Terre à 75 000 personnels (du jamais vu depuis 1714 !).
Une sorte de révolution militaire qui devrait permettre d’aller vers un modèle d’armée high tech différent du schéma des « forces de combat » au sens classique du terme – plus de technique, moins d’hommes –, et ainsi se trouver revalorisée dans l’OTAN. On sent ici le partage des rôles, les Etats-Unis stigmatisant à juste titre la Chine comme menace systémique principale, la Grande-Bretagne pour sa part jetant l’opprobre sur la Russie, en parfaite continuité avec sa rivalité du XIXe siècle lorsque celle-ci, voulant se frayer un chemin vers les mers chaudes, se heurtait en Asie centrale au faisceau britannique des routes des Indes. On peut aussi considérer ce projet stratégique comme une « fuite en avant » (dixit Le Monde) sur le plan géopolitique pour tourner le dos à l’Europe, prêter son renfort à l’Alliance atlantique, faisant ainsi le double pari gagnant de l’Amérique et de la high tech. Une sorte de RMA (Révolution dans les Affaires militaires), remake des années 1990. Si les points deux et trois du projet (sécurité globale et high tech) sont pertinents dans le contexte actuel, la revalorisation des forces nucléaires laisse d’autant plus sceptique, d’une part qu’en la matière les Britanniques sont très dépendants des Américains, d’autre part qu’une soixantaine d’ogives, fussent-elles dernier cri, ne changera guère la balance des forces en présence.
Cette révision de la stratégie britannique a toutefois le mérite de montrer la voie de la réforme à la France. Si on voulait bien réfléchir à ce que pourrait être une orientation stratégique pour la France dans le monde prévisible des années 2030, je pense qu’il faudrait s’inspirer du Global Britain notamment sur le point essentiel de la « sécurité globale » sur lequel, lorsque nous serons plus amplement informés, nous pourrions rechercher un accord en lieu et place de celui de Lancaster House signé en 2013 dans le monde d’avant. Sauf sur deux points essentiels sur lesquels nous devons avoir une position particulière et originale : la dissuasion nucléaire et la défense-sécurité européenne. Pour ce qui concerne nos forces de dissuasion nucléaire, qu’on les maintienne « en l’état » dans une posture de vigilance et d’attente me semblerait une attitude à la fois suffisante, responsable et prudente. S’agissant de la défense européenne à laquelle les Britanniques, en toute logique du Brexit, tournent le dos pour renforcer l’OTAN, nous sommes désormais au pied du mur. Je pense que, tant qu’on n’y verra pas plus clair, notamment sur l’attitude turque, il serait habile (et audacieux) que la France se mette en retrait pour une durée déterminée, c’est-à-dire en déclarant par exemple un moratoire unilatéral de deux ans qui seraient mis à profit pour valider une des trois hypothèses : 1/refondation de l’OTAN (zones d’intérêt, composition des membres, hiérarchie interne, concept stratégique) ; 2/ réarticulation de l’OTAN en deux branches dont une européenne ; 3/ autonomie stratégique dans une organisation de sécurité européenne. L’incertitude actuelle dans laquelle se trouve l’Alliance atlantique entretient, voire nourrit, le désordre mondial et favorise les manifestations agressives des grands prédateurs.
Ce dernier point est fondamental : si la Grande-Bretagne, réfutant toute son histoire, se permet de tourner le dos à l’Europe, il ne peut en être question pour la France, même si l’attrait du « grand large » stimule encore quelques esprits. L’espace stratégique français a toujours (relire Richelieu) été contenu sur le continent européen et, dans l’incertitude géopolitique actuelle, il serait déraisonnable et contre-nature de s’aventurer ailleurs, même et si les « confettis » de l’Empire continuent, tels des réverbères, à nous attirer au milieu du monde, même et si nous avons promis aide et assistance à de nombreux pays, notamment africains ; mais l’exemple libanais donne la mesure de nos capacités sinon de nos ambitions. Si nous persistons à croire à la dissuasion et à nous appuyer sur les forces nucléaires qui en assurent la crédibilité, alors nous devons rester centrés sur le continent, voire y rapatrier celles de nos forces qui en seraient trop éloignées. La stratégie a au moins une exigence, celle de la cohérence, traduite dans le principe de la concentration des forces (ou de l’économie des moyens, ce qui revient au même).
Dans l’articulation qui se dessine d’un conflit majeur et post-militaire entre les deux « systèmes » culturels et économiques sino-oriental et américano-occidental, tous nos intérêts militent pour une posture « en coin », pour une stratégie « du faible au fort » et plus exactement de « l’attentif à l’actif », ce que serait un néo-gaullisme mâtiné de taoïsme. Alliée des Etats-Unis et partenaire de la Chine, la France ne peut se réfugier derrière une lâche neutralité, mais jouer les « bons offices » d’un modérateur audible car d’un poids certain affiché. Ne pas prendre parti, mais être sur le terrain, observateur, analyste, conseiller et… peut-être arbitre des élégances !
Mardi 23 mars – Un an plus tard, un vrai-faux troisième confinement…
Serait-ce à désespérer de ce qu’on appelle improprement la gouvernance ? Incapable de maîtriser une épidémie ce qui, mis à part quelques pays asiatiques, est le lot commun mondial, le gouvernement français s’entête à prendre des mesures restrictives liberticides et inefficaces plutôt que de mettre le pied sur le seul accélérateur qui vaille : la vaccination Et la vaccination des « actifs », les autres beaucoup plus âgés devant se protéger par eux-mêmes des miasmes ambiants ! Hélas, on a fait tout le contraire : on vaccine « les plus fragiles » au train de l’escargot, pendant que les actifs, exaspérés de se trouver dans un tunnel sans issue, se refilent les charges virales avec célérité. Le mois d’avril sera très difficile et la situation obligera, sauf prise de risque insupportable, à arrêter le pays en plein printemps et…en pleine reprise. Ce serait alarmant mais pas dramatique si cette erreur de stratégie n’avait pas potentiellement, aux prochaines échéances politiques, des conséquences gravissimes. Les apprentis sorciers du ministère de la Santé, outre leur impéritie, auront de lourdes responsabilités devant la nation. Mais ils se revêtiront de lin blanc en protestant de leur innocence au nom du désormais célèbre « responsables mais pas coupables » qui fut brandi lors du drame du sang contaminé il y a une trentaine d’années. Cela dit, pour faire taire la cohorte médiatique des professeurs de médecine, on a pris des mesures dites restrictives qui consistent tout simplement à décréter l’exact contraire de ce qui avait été prescrit jusqu’à présent : surtout ne vous enfermez pas, sortez et loin si possible, faites vos courses à trente kilomètres de votre domicile, vous verrez du pays et vous brûlerez du carburant, c’est bon pour la planète…Ubu roi a trouvé son royaume !
Dimanche 28 mars – l’aiguillon diplomatique américain et l’errance européenne.
Mais quelle mouche a donc piqué celui qu’on surnommait « Joe l’endormi » il y a à peine quelques mois ? Manifestement la Maison Blanche l’a réveillé et sa nouvelle présidence lui donne des ailes. Traiter Vladimir Poutine de tueur au détour d’une phrase, envoyer son Secrétaire d’Etat Anthony Blinken au rude contact des Chinois Yang Jiechi et Wang Yi pour les traiter de génocidaires, voilà qui augure d’une année diplomatique musclée. Qu’il y ait des raisons, comme toujours, de politique intérieure dans cette démonstration de force fait partie des classiques, mais peut-être n’était-il pas nécessaire d’aller aussi loin dans le bras de fer. A moins que l’appréciation que se font les Américains de la situation – contexte stratégique général et situation particulière de la Chine aussi bien dans ses relations extérieures que sur le plan intérieur – les ait en quelque sorte obligé de montrer les dents. Je m’explique.
Première hypothèse : les Chinois ont bénéficié de l’inespérée ère Trump pour avancer leurs pions partout où se manifestaient soit des abandons américains soit des opportunités de tous ordres, en particulier autour de la question de Taïwan qui, après le quasi règlement du sort de Hong Kong, demeure le sujet de revendication majeur de la Chine. Et Pékin serait en passe d’aller trop loin (en commençant à encercler Taïwan pour l’isoler) et se serait placée dans une dynamique terrestre et maritime qui pourrait lui permettre d’échapper à tout endiguement ; on le voit notamment au Moyen-Orient où un partenariat contre-nature vient d’être paraphé avec le régime détestable des mollahs, l’Iran étant le débouché naturel des routes de la soie sur le golfe Persique. Si tout cela s’amplifiait, il faudrait donc donner un fort coup d’arrêt d’urgence en signifiant que la récréation Trump est terminée et qu’il faut rentrer dans une logique acceptable du système et tout cela « avant qu’il ne soit trop tard ». Au risque pour la Chine d’une double contre-attaque, sur le plan économique avec la menace d’un désaccouplement douloureux, sur le plan géopolitique avec la perspective d’un containment désagréable. Isoler la Chine en constituant un cercle de pays inquiets ou réfractaires (en gros l’ASEAN et les pays de l’Indo-Pacifique) aurait pour intérêt de rendre problématique le projet RBI (Road and Belt Initiative) des néo-routes de la soie, qui est au cœur même du « rêve chinois » proclamé par l’Oncle Xi. Freiner la Chine en perturbant son réseau d’approvisionnement en matières premières, dont la sensible hausse des prix semble être un premier avertissement, aurait un impact immédiat sur une économie dépendante et toujours adossée à son industrie primaire, celle du bâtiment en particulier.
Deuxième hypothèse : le régime politique chinois, dénoncé comme dictatorial et très performant, aurait en réalité de nombreuses failles que les brillants sinologues américains (souvent d’origine chinoise) ont mises à jour au profit du gouvernement américain. Xi est certes un potentat détenant tous les leviers du pouvoir mais il ne serait pas encore parvenu à éradiquer l’autre clan, celui de l’ancien président Jiang Zemin et de son âme damnée Zhou Yongkang qui, en une vingtaine d’années, ont eu tout le loisir de tisser leurs réseaux. Or, s’il veut parvenir au trône impérial lors du XXe Congrès du Parti en octobre 2022, il lui faut d’ici là anéantir tous ses opposants ; à commencer par le représentant des réformistes, le Premier ministre Li Keqiang, troisième personnage de l’Etat. Les limogeages et arrestations au sein de l’appareil du Parti continuent d’aller bon train à un niveau hiérarchique très sensible, celui des « vice-ministres, vice-gouverneurs ». Compte tenu de ses positions radicales et de ses affirmations péremptoires, Xi ne peut que persévérer dans sa logique du pouvoir absolu. Il est vrai que l’opinion publique chinoise, si on peut l’invoquer en l’absence de sondages et d’élections, semble valider ses ambitions de puissance, mais il est aussi probable que l’effet de la propagande influence fortement cette appréciation. Un débat me paraît essentiel, celui sur l’éradication de la pauvreté, un des étendards de Xi. Or, le Premier ministre réitère son discours sur la situation économico-sociale du pays, à savoir que 600 millions de Chinois vivent aujourd’hui avec moins de 1000 yuans par mois, ce qui en parité de pouvoir d’achat représente environ 200 euros. Même en Chine et à la campagne, ce niveau de revenus relève de la grande pauvreté et prive ses détenteurs de toute espérance d’en sortir. Cette double faille, politique et sociale, peut provoquer, d’ici à dix-huit mois, des brèches que l’adversaire américain pourrait exploiter pour affaiblir le dictateur chinois.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, ou les deux à la fois, les pays européens devraient faire preuve de lucidité et de retenue. S’ils apportaient leurs suffrages aux Etats-Unis et s’alignaient derrière eux pour combattre la Chine, on ne voit pas quelle plus-value ils apporteraient ainsi aux Américains. Dans la gigantesque bataille navale qui s’annonce pour la suprématie dans les mers de Chine, les apports militaires européens (y compris la Grande-Bretagne) seraient symboliques et donc insignifiants. En effet, après la conquête de la mer de Chine méridionale, on peut supposer que la Chine va poursuivre l’isolement de l’île rebelle en mer de Chine du nord avec les îles Diaoyu (Senkoku) puis sans doute en recherchant une neutralité bienveillante des Philippines ; nul doute que ce pays aura dans les prochaines années un rôle majeur dans la « solution » de la question taïwanaise. Par ailleurs, les sujets de négociation parallèle ne manquent pas entre Chinois et Européens, du climat à l’Afrique en passant par les investissements, l’ONU et ses filiales, qui faciliteraient une politique de détente et si possible d’entente. Le monde a trop besoin de la Chine pour se contraindre à des relations strictement conflictuelles. Pendant la guerre, la vie continue !
La tension entre les deux grands du XXIe siècle conduit à interroger leur aptitude à apprécier justement la situation. On sait dans ce domaine à quel point les visières idéologiques orientent des analyses souvent écourtées et partielles quand elles ne sont pas erronées. Côté chinois, je connais leur tendance à considérer « la décadence de l’Occident et l’inefficacité des démocraties libérales » comme étant le péché originel des Américains et des Européens. Ce qu’ils analysent n’est pas faux lorsqu’ils constatent les défauts de nos systèmes. Mais ils confondent crise et décadence, la crise étant effectivement une des faces du déclin mais étant par la même vertu celle d’une possible renaissance. Qui n’aurait parié sur la décadence définitive de la France le 17 juin 1940 qu’on aurait ensuite pu comparer aux fameuses « trente glorieuses » ? Ce qu’ignorent les Chinois enfermés dans leurs visions taoïstes d’une circularité de l’histoire, c’est que celle-ci est aussi linéaire et qu’il lui arrive de ne pas bégayer. Une lecture exclusivement chinoise du monde actuel (notamment à travers les prismes des traités inégaux du XIXe siècle et d’une lecture marxiste des événements) ne peut conduire qu’à des erreurs d’interprétation. Je crains qu’on se trouve dans ce cas de figure.
Côté américain dont nous savons l’appétence pour les stratégies de moyens et la fascination pour les études clausewitziennes, il ne faudrait pas qu’ils tombent dans le piège, aujourd’hui mortel, du rapport des forces. Le monde n’en est plus là et les Américains l’ont expérimenté à leurs dépens au Moyen-Orient depuis une trentaine d’années, la Chine elle-même ne pratique qu’en apparence ce mode d’affrontement, cachant ainsi ses autres cartes que révèle la lecture attentive des travaux de stratégie qu’elle produit depuis 2500 ans. Si les Chinois se trompent lourdement sur ce qu’est réellement la nature politique occidentale, les Américains ne sont pas en reste qui ignorent les ressorts profonds des défis que la Chine s’est lancée à elle-même et au monde. Une double méprise que des Européens (ou d’autres), s’ils en avaient l’occasion, pourrait mettre à jour non pour la dénoncer mais pour la dépasser.
1 Sinocle du 3 février 2021.
2 Hubert Védrine, Dictionnaire amoureux de la géopolitique, Plon fayard, 2021, pp. 104-105.
3 idem.