Par Thierry Garcin
Personne ne conteste la suprématie russe sur le bassin arctique : la Russie enroule l’océan glacial (la banquise n’est qu’une capsule de mer gelée) sur 160° de longitude, soit presque la moitié de la Terre à ces hautes latitudes. Ses explorateurs (tous moyens de transport confondus) ont défriché durant des siècles cet espace hostile à l’homme, pour des raisons commerciales (fourrures, pêche…), mais aussi scientifiques et techniques. Les Russes ont la géographie pour eux, mais aussi l’histoire (l’Alaska était russe jusqu’en 1867), les populations autochtones (maltraitées), les moyens (surtout militaires), le savoir-faire et une présence permanente.
Ce n’est pas le cas de la Chine qui, comme l’Inde et la France, a prioritairement investi dans l’Antarctique, vaste continent qui culmine à près de 5 000 mètres. Elle y entretient aujourd’hui, avec une grande compétence, trois bases permanentes et deux estivales. L’évolution des mondes glacés lui est d’une grande importance : l’Himalaya subit lui aussi le réchauffement de la planète. De plus, elle a acquis une réputation scientifique internationale, surtout depuis les années 1980 : ses centres de recherches sont nombreux, actifs, complémentaires et réputés. Le grand froid et le froid extrême lui sont choses connues.
La Chine a donc toutes les qualités pour se considérer également comme un pays « near Arctic », alors que le point le plus septentrional du pays se situe à la latitude de… Newcastle (Royaume-Uni). En 2018, elle a publié un texte fondateur audacieux, « China’s Arctic Policy » : elle mondialise les enjeux arctiques sans vergogne (routes maritimes, pêche…) – souvent au nom de la commode sauvegarde du climat -, célèbre les droits des peuples autochtones (on aimerait la voir aussi attachée aux populations du Tibet et du Xinjiang) et a même tracé une « route de la soie » boréale qui relierait l’océan Pacifique à l’océan Atlantique via le détroit de Béring et le passage du Nord russe (long de quelque 10 000 km). Elle avait ratifié en 1925 le traité de Paris sur le Spitzberg, y entretient une petite station scientifique, est depuis 2013 observateur permanent du Conseil arctique et y mène de régulières expéditions terrestres et maritimes. Elle affiche ses convoitises sur l’Islande et le Groenland danois (ports, minerais…), y multiplie les visites de haut rang, sait appâter (coopération, facilités bancaires, importation éventuelle de main-d’œuvre), diversifie les partenariats économiques, et bien sûr importe des matières premières de Sibérie par la voie terrestre (via le gazoduc Force de Sibérie) mais aussi maritime (méthaniers…), étant même associée à de grands sites d’extraction sibériens (Arctic LNG 2). Ambitieuse, elle veut être partout ; mais, prudente et pragmatique, elle sait reculer en bon ordre1. Surtout, elle sait planifier, forte de la continuité politique de son régime : le temps long lui est habituel.
Évidemment, Pékin pâtit comme les autres capitales impliquées en Arctique de la guerre d’Ukraine (dont elle se serait bien passée…), encore que les grands contrats avec Moscou lui soient antérieurs et que le président Poutine ait annoncé son « pivot vers l’Asie » dès 2013, ait célébré avec la Chine un Partenariat eurasiatique, ait proposé d’agencer dès 2017 le passage maritime du Nord russe avec la route de la soie arctique chinoise. Mais, circonspecte, la Chine s’est abstenue d’effectuer des transits est-ouest, de crainte de subir des sanctions occidentales. De toute façon, la Russie est devenue l’obligée de Pékin. Un chiffre l’illustre à l’envi : la Chine représente 32 % du commerce extérieur russe, la Russie représente… 4 % du commerce extérieur chinois (2023).
Toutefois, cette entente à front renversés peut durer et, au titre du « Sud global », la Chine y trouver un appui pour promouvoir des organisations régionales (économiques et bancaires) et l’établissement de normes dérogeant au système ONU (Fonds monétaire international, Banque mondiale, etc.)2. Enfin, sur le plan militaire, Pékin a toute raison d’être irritée par une « atlantisation » de l’Arctique, pour l’instant repoussée par Washington (et d’autant plus sous second mandat de Donald Trump). Bref, si les États-Unis cultivent une vision mondiale de leurs intérêts en Arctique (a fortiori quand la banquise estivale aura disparu quelques mois de l’année), la Chine s’emploie à agencer l’Arctique avec ses autres zones prioritaires. Sans y être une puissance, elle y exerce déjà une influence certaine. Mais elle-même ne sait pas si sa patience sera pleinement récompensée. En un mot, elle prend des gages sur l’avenir et le fait avec talent et détermination.
(Résumé par l’auteur d’un texte publié en septembre 2024 sur le site geopoweb)
1 Lire du même auteur La Chine et l’Arctique, Géopoweb, 7 septembre 2024.
2 Lire du même auteur « Sud global, BRICS+ : des notions vraiment géopolitiques ? », Les Analyses de Population & Avenir, 2024, n° 52.