Nicolas Baverez – Albin Michel, 2016
Penser l’impensable
« Les problèmes du monde ne peuvent être résolus par des sceptiques ou des cyniques…
Nous avons besoin d’hommes capables d’imaginer ce qui n’a jamais existé. »
John F. Kennedy
L’histoire n’est pas linéaire. Elle piétine ; puis elle accélère. Elle a pour moteur les crises, les guerres et les révolutions qui enterrent des civilisations pour en faire naître de nouvelles. Le génie des hommes d’Etat, des stratèges, des capitaines d’industrie ou des grandes figures de la pensée consiste à percevoir ces moments décisifs où l’histoire bascule. Mais aussi à les comprendre et à s’en saisir.
Nul ne peut douter que nous vivons l’une de ces périodes fascinantes et tragiques où le volcan de l’histoire entre en éruption. Le monde s’en trouve bouleversé, pour le meilleur et pour le pire. Le XXIe siècle voit l’humanité entrer dans l’âge de l’histoire universelle. Elle n’est nullement placée, comme on l’a cru un temps, sous le signe de la paix, de la liberté et de la prospérité perpétuelles.
De formidables progrès ont été accomplis en un quart de siècle. […] Mais les signes de craquement et de rupture sont aussi nombreux et inquiétants. Les séquelles du séisme de 2008 perdurent avec une reprise qui peine à s’installer, un chômage de masse qui touche 210 millions de personnes, une montée incontrôlée de l’endettement public et privé qui dépasse 200 000 milliards de dollars et porte la menace de nouveaux krachs. La réduction d’un tiers des écarts de développement entre le Nord et le Sud depuis 1990 est allée de pair avec l’explosion des inégalités au sein de la plupart des nations. La montée en puissance des nouvelles classes moyennes au sein des pays émergents déstabilise celles du monde développé. Bousculées à la fois par la déflation et par la révolution numérique qui remettent simultanément en question leurs emplois, leurs revenus et leurs patrimoines, elles basculent dans le populisme. La restructuration du capitalisme mondialisé complique de surcroît la gestion de la crise écologique, en limitant les sources de financement disponibles.
Surtout, la géopolitique effectue un retour en force, avec son cortège sanglant de conflits et de violences. La fin des idéologies du XXe siècle – communisme, nazisme et fascisme – a libéré, du fait de l’inconséquence des démocraties, un vaste espace dans lequel se sont engouffrés nationalismes et fanatismes religieux. Les empires idéologiques ont disparu mais non les ambitions impériales portées par la Chine de Xi Jinping, la Nouvelle Russie de Vladimir Poutine, le rêve néo-ottoman de Recep Erdogan ou la constitution d’un Chiistan iranien sur les ruines du Moyen-Orient. Les Etats-Unis, de leur côté, cherchent à contrebalancer leur repli stratégique par la domination absolue de l’économie de l’Internet ainsi que de l’infrastructure et juridique de la mondialisation. Le naufrage des religions séculières a libéré les religions régulières et la dérive extrémiste de l’islam. La guerre froide s’est conclue pacifiquement par la victoire des démocraties mais la guerre chaude resurgit sous de multiples formes : guerre asymétrique du terrorisme, guerre civile mondiale du djihad, guerre des empires contre les nations, guerre cybernétique.
Les avancées comme les drames qui jalonnent l’avènement de cette histoire universelle partagent un point commun : ils déjouent notre imagination, nos schémas explicatifs, les institutions et les règles héritées du XXe siècle. Ils placent les dirigeants politiques en porte-à-faux, soulignant leur impuissance face à des événements qui défient les Etats. Ces Etats qui constituaient la pierre angulaire du gouvernement des nations comme du système international. D’immenses mutations bouleversent le capitalisme comme l’organisation des entreprises. La vitesse des changements déstabilise les sociétés comme les individus. Dans un monde incertain et volatil, sans institutions ni règles, privé de la réassurance d’une superpuissance comme le furent l’Angleterre victorienne pour le XIXe siècle ou l’Amérique impériale pour le XXe siècle, les surprises se multiplient.
[…] (évocations de l’effondrement grec, de la réévaluation du franc suisse, du choc numérique sur l’économie classique, du contre-choc pétrolier, de la montée des populismes, du Brexit, de l’agressivité russe, de l’expansion de l’Etat islamique, des renversements d’alliance, de la vague migratoire vers l’Europe, etc.) NDLR
Tous ces événements, classés impensables, sont advenus pourtant, provoquant stupeur, sidération et angoisse. Tous ont pris à contre-pied les opinions publiques et les dirigeants des démocraties, soulignant leur impéritie et leur impuissance. Aucun d’eux toutefois n’est surprenant en lui-même. Mais tous nous ont surpris parce que nous sommes aveugles et que nous continuons à regarder le XXIe siècle à travers le prisme du passé.
Tous ces événements ont un point commun : la disruption (du verbe latin disruptere, qui signifie faire éclater et détruire). En géologie, la disruption renvoie à la fracture entre des couches ou des roches. Dans le domaine de la physique nucléaire, elle désigne l’apparition brutale d’instabilités magnétiques. Les événements disruptifs se définissent ainsi par leur très faible probabilité de réalisation, leurs effets de propagation et de fragmentation, l’irréversibilité de leurs conséquences, toutes caractéristiques générant une incertitude radicale. Ils sont donc indissociables de bouleversements inattendus dans la hiérarchie des nations, dans la situation des entreprises ou le destin des individus. Tout montre que l’histoire du XXIe siècle sera placée sous le signe de la disruption, même si persiste l’illusion, aussi réconfortante que vaine, d’un retour au monde ancien.
Les signaux d’alerte ne manquèrent pourtant point. Nul n’avait prévu ni anticipé la chute pacifique du soviétisme à partir de 1989, les attentats du 11 septembre 2001, le réveil de la Chine – passée de la grande pauvreté à la position de première économie mondiale en 2014 en termes de parité de pouvoir d’achat -, ou encore le krach de 2008. Et pourtant, les démocraties continuent à vivre dans une triple illusion : illusion que ces événements étaient exceptionnels ; qu’ils relevaient d’une anomalie ; qu’ils se concluraient par un retour à la norme, c’est-à-dire au monde d’avant, celui où l’Occident pilotait l’histoire, même s’il n’en était pas l’acteur exclusif. La priorité fut donnée à la sanctuarisation du passé et aux dividendes du présent, non à la construction de l’avenir. Par là même, libre champ fut laissé non seulement aux oubliés et aux victimes des derniers siècles qui entendent prendre leur revanche, mais aux fanatiques et aux autocrates qui récusent la liberté et communient dans un même culte de la violence.
Bien des générations, notamment celles des guerres mondiales, ont eu le sentiment de vivre des épreuves et des temps sans précédent. Pourtant, les hommes furent rarement confrontés à autant de révolutions simultanées, engendrant une donne aussi radicalement nouvelle.
Pour les individus, les entreprises, les nations, les continents, deux options se dessinent face à ces chocs. La première est celle d’une adaptation vers le bas, qui se traduirait par une baisse de la valeur ajoutée, une montée de l’anomie, voire le chaos et un retour à l’état de nature après l’effondrement des Etats. La seconde consiste en une adaptation vers le haut tirée par l’innovation et la recherche, une meilleure répartition des richesses, le renforcement du lien social et de la citoyenneté, le progrès de la liberté et de l’Etat de droit.
Au sein de cette grande centrifugeuse qu’est l’histoire quand elle se met en mouvement, chacun doit faire son choix : de spectaculaires rattrapages sont possibles, des effondrements brutaux le sont aussi. Le dilemme est clair : s’adapter ou être marginalisé. Une certitude : ce dilemme ne peut plus être dénoué par l’Occident seul ; il a perdu le monopole qu’il exerçait depuis la fin du XVe siècle sur l’histoire des hommes. Qui le remplacera est ce que nous ignorons. Les démocraties sauront-elles se réinventer pour continuer à faire vivre et défendre la liberté ? Auront-elles la sagesse de rester unies pour peser sur la stabilité d’un monde multipolaire ? Seront-elles supplantées par les nouveaux géants du Sud ou happées par le basculement d’un monde qui donne l’impression de danser sur un volcan ?
Leur capacité à se réformer pour affronter l’ère des chocs et des surprises en décidera.